la voile et restèrent sur place. En dépit de mes supplications, ils n’approchèrent pas davantage, et, ce qui m’effraya le plus, le nouvel homme poussait des hi-hi de rire tout en parlant et me regardant.
Puis il se leva dans la barque et m’adressa un long discours, débité avec volubilité et de grands gestes de la main. Je lui répondis que j’ignorais le gaélique. Cela parut l’irriter beaucoup, et je commençai à soupçonner qu’il s’était figuré parler anglais. En prêtant mieux attention, je saisis à plusieurs reprises le mot « quelconque » ; tout le reste était du gaélique, et je n’y entendais pas plus qu’à du grec ou de l’hébreu.
– Quelconque, dis-je, pour lui montrer que j’avais saisi un mot.
– Oui, oui… oui, oui, dit-il, en regardant les autres, comme pour leur dire : « Vous voyez bien que je parle anglais », et se remit dur comme fer à son gaélique.
Cette fois, je cueillis au passage un autre mot, « marée ». Alors, j’eus une lueur d’espérance. Je me rappelai qu’il désignait continuellement avec sa main la terre ferme du Ross.
– Voulez-vous dire qu’à marée basse… ? m’écriai-je, sans pouvoir achever.
– Oui, oui, dit-il. Marée.
Là-dessus, je tournai le dos à leur barque (où mon conseilleur avait recommencé à hennir de rire), refis par sauts et par bonds, d’une pierre à l’autre, le chemin par où j’étais venu, et traversai l’île en courant comme je n’avais jamais couru. En moins d’une demi-heure, j’arrivai sur les bords de la crique ; et en vérité, elle s’était réduite à un mince filet d’eau, où je m’élançai. Je n’en eus pas plus haut que les genoux, et pris pied sur l’île principale avec un cri de joie.
Un garçon élevé au bord de la mer ne serait pas demeuré un jour entier sur Earraid, car c’est ce qu’on appelle une île de marée, et sauf en période de morte-eau, on peut y accéder ou la quitter deux fois en vingt-quatre heures, soit à pied sec, soit, au pis-aller, en se déchaussant. Même moi, qui voyais la marée baisser et monter sous mes yeux dans la baie, et qui même attendais le reflux pour ramasser mes coquillages, – même moi, dis-je, si j’avais un peu réfléchi, au lieu de me révolter contre mon sort, j’aurais eu tôt fait de pénétrer le mystère et de m’évader. Rien d’étonnant à ce que les pêcheurs ne m’aient pas compris. L’étonnant, c’est plutôt qu’ils aient deviné ma déplorable illusion, et qu’ils se soient dérangés pour revenir. J’étais resté exposé au froid et à la faim sur cette île durant près de cent heures. N’eussent été les pêcheurs, j’aurais pu y laisser mes os, par sottise pure. Et même ainsi, je l’avais payé cher, non seulement par mes souffrances passées, mais par ma situation actuelle : j’étais fait comme un mendiant, je pouvais à peine marcher, et je souffrais beaucoup de la gorge.
J’ai vu des méchants et des sots, beaucoup des deux ; et je crois que les uns et les autres expient à la fin ; mais les sots d’abord.
Le garçon au bouton d’argent à travers l’île de Mull
Le Ross de Mull, sur lequel je venais d’arriver, était raboteux et sans chemin frayé, juste comme l’île que je venais de quitter : ce n’était que boue, bruyère et grosses pierres. Il y a peut-être des routes dans ce pays, pour ceux qui le connaissent bien ; mais, pour ma part, je n’avais d’autre flair, ni d’autre point de ralliement que Ben More.
Je me dirigeai tant bien que mal sur la fumée que j’avais vue si souvent de l’île ; ma fatigue extrême et les difficultés du chemin m’empêchèrent d’atteindre avant cinq ou six heures du soir la maison au fond du petit creux. Elle était basse et allongée, recouverte de gazon et bâtie en pierre sans mortier ; et devant, sur un tertre, un vieux gentleman était assis, fumant sa pipe au soleil.
Grâce au peu d’anglais qu’il savait, il me fit comprendre que mes compagnons de bord étaient arrivés à terre sains et saufs, et qu’ils avaient cassé la croûte dans cette maison même.
– Y en avait-il un, demandai-je, vêtu comme un gentilhomme ?
Il me répondit que tous portaient de grands surtouts grossiers ; toutefois, celui qui était venu seul portait culottes et bas, tandis que les autres avaient des pantalons de matelots.
– Ah ! dis-je, et il avait sans doute aussi un chapeau à plume ?
Il me répondit que non, et qu’il était nu-tête, comme moi.
Je crus d’abord qu’Alan avait perdu son chapeau ; mais ensuite je me souviens de la pluie, et jugeai plus vraisemblable qu’il l’avait mis à l’abri sous son surtout. L’idée me fit sourire, tant parce que mon ami était sauvé, qu’à cause de sa fatuité en matière de costume.
Mais le vieux gentleman, se frappant le front, s’écria que je devais être le garçon au bouton d’argent.
– Mais oui, répondis-je, un peu étonné.
– Eh bien, alors, dit le vieux gentleman, je suis chargé de vous dire que vous devez rejoindre votre ami dans son pays, près de Torosay.
Il me demanda ensuite comment je m’en étais tiré, et je lui contai mon histoire. Un homme du sud aurait certainement ri ; mais ce vieux gentleman (je l’appelle ainsi à cause de ses manières, car il n’avait que des loques sur le dos) m’écouta jusqu’au bout sans manifester autre chose qu’une compassion sérieuse. Quand j’eus fini, il me prit par la main, m’introduisit dans sa cahute (c’est le mot) et me présenta à sa femme comme si elle eût été la reine et moi un duc.
La bonne ménagère posa devant moi un pain d’avoine et un coq de bruyère froid, tout en me tapotant l’épaule et me souriant, car elle ne savait pas l’anglais ; et le vieux gentleman (pour ne pas être en reste) me fit un punch très fort de leur eau-de-vie locale. Tout le temps que je mangeai, et ensuite en buvant le punch, je pouvais à peine croire à mon bonheur ; et la maison, bien qu’elle fût obscurcie par la fumée de la tourbe et pleine de trous comme une écumoire, me faisait l’effet d’un palais.
Le punch me procura une forte transpiration et un sommeil sans rêves ; les bonnes gens me laissèrent dormir ; et il était près de midi, le lendemain, lorsque je repris la route, la gorge déjà en meilleur état, et mon courage tout à fait restauré par le bon gîte et les bonnes nouvelles. J’eus beau presser le vieux gentleman, il ne voulut pas accepter d’argent, et il me donna même un vieux bonnet pour me couvrir la tête ; mais je reconnais volontiers que je ne fus pas plus tôt hors de vue de sa maison, que je lavai soigneusement ce cadeau dans une fontaine au bord de la route.
Et je me disais : « Si ce sont là les sauvages Highlanders, je souhaiterais voir mes compatriotes aussi sauvages. »
Non seulement j’étais parti tard, mais je dus me fourvoyer la moitié du chemin. À la vérité, je rencontrai beaucoup de gens, grattant leurs misérables carrés de terre incapables de nourrir un chat, où paissaient des vaches minuscules, de la taille à peu près d’un baudet. Le costume du Highland étant interdit par la loi depuis la rébellion, et le peuple condamné au vêtement des basses-terres, qu’il détestait, la variété des accoutrements faisait un curieux spectacle.
Les uns allaient nus, à part un paletot flottant ou surtout, et portaient leur pantalon sur l’épaule comme un fardeau inutile ; d’autres s’étaient confectionné un simulacre de tartan avec d’étroites bandes d’étoffe bigarrée cousues ensemble comme un couvre-pied de vieille femme ; d’autres encore portaient toujours le philabeg[24] du Highland, mais, à l’aide de quelques points faufilés entre les jambes, l’avaient métamorphosé en une sorte de pantalon hollandais. Tous ces déguisements étaient prohibés et punis, car on appliquait la loi avec sévérité, dans l’espoir de briser l’esprit de clan ; mais dans cette île perdue au bout du monde, il y avait peu de gens pour y faire attention, et encore moins pour l’aller raconter.
Tous semblaient être dans une grande pauvreté ; chose sans doute naturelle, à présent que l’on avait mis fin à la rapine, et que les chefs ne tenaient plus table ouverte. Les routes (jusqu’à cette piste rustique et sinueuse que je suivais) étaient infestées de mendiants. Et là encore je notai une différence avec la partie du pays où j’étais né. Car nos mendiants du Lowland – même ceux en robe, patentés – avaient une manière à eux de basse flagornerie, et si vous leur donniez un patard, en réclamant la monnaie, ils vous rendaient poliment un liard. Mais ces mendiants du Highland se drapaient dans leur dignité, ne demandaient l’aumône que pour acheter de la prise (à leur dire) et ne rendaient pas la monnaie.
À coup sûr, je ne m’en souciais guère, à part l’intérêt que cela m’offrait chemin faisant. Mais ce qui m’ennuyait davantage, peu de gens savaient l’anglais, et ceux-là (à moins qu’ils ne fussent de la confrérie des mendiants) n’étaient guère désireux de mettre leur anglais à mon service. Je savais que j’allais à Torosay, et je leur redisais le mot avec un geste d’interrogation ; mais au lieu d’un geste de réponse, ils me répliquaient par une kyrielle de gaélique qui m’ahurissait ; il n’y a donc rien d’étonnant si je déviai de la bonne route aussi souvent que je la suivais.
Enfin, vers huit heures du soir, et déjà recru de fatigue, j’arrivai à une maison isolée où je demandai l’hospitalité. Je venais d’essuyer un refus, lorsque je m’avisai de la