Et il tenait encore la bruyère, que ces gredins d’Anglais, faute de lui prendre la vie, s’attaquèrent à ses biens. On le dépouilla de ses droits, en le dépouillant de ses terres ; on arracha les armes à tous ceux du clan, qui avaient porté les armes depuis trente siècles ; oui, et jusqu’aux habits de leurs dos – tant que c’est devenu un crime de porter un plaid de tartan[20], et qu’on peut vous mettre en prison si vous avez un kilt[21] autour des jambes. Mais il y a une chose qu’ils n’ont pas pu tuer. C’est l’amour que ceux du clan portent à leur chef. Ces guinées en sont la preuve. Et alors voici qu’apparaît un homme, un Campbell, cette tête rouge de Colin de Glenure…
– Est-ce lui que vous appelez le Renard-Rouge ? demandai-je.
– Allez-vous me le reprocher, s’écria farouchement Alan. Oui, c’est lui. Il arrive, exhibe des papiers du roi George, qui le nomment soi-disant agent royal sur les terres d’Appin. Au début, il file doux, et s’efforce d’amadouer Sheamus – c’est-à-dire James des Glens, l’agent de mon chef. Mais entre temps il lui vient aux oreilles ce que je vous ai raconté ; comme quoi les pauvres manants d’Appin, fermiers, laboureurs, bouviers, se dépouillent jusqu’à leurs plaids pour trouver une seconde rente, qui est envoyée outre-mer, à Ardshiel et ses pauvres enfants. Comment avez-vous jugé cela, quand je vous l’ai dit ?
– Je l’ai jugé noble, Alan, répondis-je.
– Et vous ne valez guère mieux qu’un simple whig ! s’écria-t-il. Mais quand cela parvint à Colin Roy, le noir sang des Campbell lui bouillit dans les veines. Il grinça des dents, attablé devant son vin. Quoi ! un Stewart aurait une bouchée de pain, et lui ne pourrait l’empêcher ? Ah ! Renard-Rouge, si jamais je te tiens au bout de mon fusil, le Seigneur ait pitié de toi ! – (Alan s’arrêta pour ravaler sa colère) – Eh bien, David, que fait-il ? Il met toutes les fermes à louer. Et il se dit, dans son noir cœur : Je vais trouver d’autres tenanciers qui enchériront sur ces Stewarts, ces Maccols et ces Macrobs (car ce sont les noms de mon clan, David), et alors, pense-t-il, Ardshiel n’aura plus qu’à tendre son bonnet sur les routes de France.
– Et après, dis-je, qu’est-ce qui arriva ?
Alan déposa sa pipe, éteinte depuis longtemps, et mit ses deux mains à plat sur ses genoux.
– Ah ! dit-il, vous ne le devineriez jamais ! Car ces mêmes Stewarts, ces mêmes Maccols et ces Macrobs (qui avaient deux rentes à payer, l’une au roi George, par la force brutale, l’autre à Ardshiel, de bonne volonté) lui offrirent un meilleur prix que tous les Campbell de l’Écosse ; et il avait été les chercher au loin – jusqu’aux bords de la Clyde et à la Croix d’Édimbourg, – les priant et les suppliant de venir, car il y avait un Stewart à affamer et un chien de Campbell à tête rouge à favoriser !
– Ma foi, Alan, dis-je, l’histoire est singulière, et bien belle aussi. Tout whig que je suis, je suis enchanté que cet homme ait été battu.
– Lui battu ? répéta Alan. Vous ne connaissez pas les Campbells, et encore moins le Renard-Rouge ! Lui battu ? Non ; et il ne le sera pas, avant que son sang ne teigne la colline ! Mais s’il vient un jour, ami David, où je trouve le temps et le loisir de lui faire un peu la chasse, il n’y a pas assez de bruyère dans toute l’Écosse pour le mettre à l’abri de ma vengeance !
– Ami Alan, lui dis-je, ce n’est sage ni chrétien de proférer ces paroles de colère. Elles ne feront aucun mal à celui que vous appelez le Renard-Rouge, et aucun bien à vous. Racontez-moi simplement l’histoire. Que fit-il ensuite ?
– Votre remarque est juste, David, dit Alan. C’est bien vrai, que cela ne lui fait pas de mal ; et tant pis ! Mais sauf en ce qui concerne la religion (et là-dessus mon avis est tout différent, sinon je ne serais pas chrétien) je pense assez comme vous.
– Votre avis n’a rien à voir ici, on sait bien que la religion interdit la vengeance.
– Ah ! comme on sent que vous avez reçu votre éducation d’un Campbell ! Le monde serait trop beau pour eux et leurs pareils, s’il n’existait des choses comme un gars avec son fusil derrière un buisson de bruyère ! Mais revenons à l’histoire. Voici donc ce qu’il fit.
– Oui, dis-je, continuez.
– Eh bien, David, ne pouvant se débarrasser des loyaux paysans par les bons moyens, il jura d’en venir à bout par les mauvais. Ardshiel devait mourir de faim : tel était le résultat final à obtenir. Et puisque ceux qui le nourrissaient dans son exil refusaient de se laisser acheter – de gré ou de force il les chasserait. Il envoie donc chercher des gens de loi, des paperasses et des habits-rouges pour le seconder. Et les pauvres gens de ce pays durent tous faire leurs paquets et décamper, chaque fils hors de la maison paternelle, chacun loin de l’endroit où il avait été nourri et élevé, et où il avait joué dans son enfance. Et qui vint les remplacer ? Des gueux à jambes nues. Le roi George peut attendre ses rentes ; il lui faudra s’en passer et économiser le beurre sur son pain. Mais qu’importe à Colin le Rouge ? Faire du mal à Ardshiel, cela lui suffit ; s’il peut retirer le manger de la table de son chef, et les jouets des mains de ses enfants, il rentrera chez lui en chantant victoire.
– Permettez-moi une remarque, dis-je. Soyez sûr que s’ils recueillent moins de rentes, soyez sûr que le gouvernement a mis la main au plat. Ce n’est pas la faute à ce Campbell, ami, c’est par ordre qu’il le fait. Et si demain vous tuez ce Colin, vous en porterez-vous mieux ? Il sera aussitôt remplacé par un autre agent, juste le temps de faire la route.
– Vous êtes un brave garçon dans le combat, dit Alan, mais l’ami, vous avez du sang whig en vous !
Il parlait assez doucement, mais il y avait sous son mépris une telle colère que je crus bon de changer de conversation. J’exprimai mon étonnement de voir qu’avec les Highlands couverts de troupes, et gardés comme une ville assiégée, un homme dans sa situation pût aller et venir sans être pris.
– C’est plus facile que vous ne croyez, dit Alan. Un versant de colline découvert, voyez-vous, équivaut tout entier à une grand-route : s’il y a une sentinelle à un endroit, vous passez par un autre. Et puis la bruyère est d’un grand secours. Et partout il y a des maisons amies et des granges et du foin. Et encore, quand on parle d’un pays couvert de troupes, ce n’est là qu’une manière de parler. Un soldat ne couvre que juste l’espace de ses semelles de souliers. J’ai péché avec une sentinelle de l’autre côté du torrent et j’ai ramené une belle truite. Je suis resté dans un buisson de bruyère à six pieds d’une autre sentinelle, et j’ai appris de lui à siffler un air vraiment joli. Tenez, le voici.
Et il me le siffla.
– Et d’ailleurs, reprit-il, cela ne va plus aussi mal qu’en 46. Les Highlands sont ce qu’on appelle pacifiés. Rien d’étonnant, s’il ne reste pas un fusil ni un sabre, de Cantyre au cap Wrath, sauf ceux que les gens avisés ont cachés dans le chaume de leur toit. Mais je voudrais savoir, David, combien cela va durer ? Pas longtemps, dirait-on, avec des gens comme Ardshiel en exil, et au pays des gens comme le Renard-Rouge en train de siroter du vin et d’opprimer les pauvres. Mais il est difficile de savoir ce que le peuple supportera ou non… Ou comment Colin-le-Rouge pourrait cavalcader sur tout mon malheureux pays d’Appin, sans rencontrer jamais un brave garçon pour lui envoyer une balle.
Sur quoi Alan se mit à rêver, et resta longtemps sans rien dire.
J’ajoute ici, à propos de mon ami, qu’il était habile sur les instruments de musique, en particulier sur la cornemuse, et poète réputé dans sa langue ; il avait lu assez de livres français et anglais ; c’était un tireur immanquable, un bon pêcheur à la ligne, un excellent escrimeur aussi bien à l’épée qu’à son arme spéciale[22]. Quant à ses défauts, il les portait sur le visage, et je les connaissais déjà tous. Mais le pire, sa propension puérile à prendre la mouche et à chercher querelle, il s’en départit avec moi, en considération de la bataille de la dunette. Mais si ce fut parce que je m’étais bien comporté, ou parce que j’avais été le témoin de ses beaucoup plus grandes prouesses, je ne saurais le dire. Car il avait beau estimer hautement le courage chez les autres, il l’admirait surtout chez Alan Breck.
La perte du brick
Il était déjà tard dans la soirée, et il faisait aussi sombre qu’il était possible à cette époque de l’année (c’est-à-dire qu’il faisait encore très clair) lorsque Hoseason avança la tête par la porte de la dunette.
– Dites donc, fit-il, venez un peu voir si vous êtes capable de nous piloter.
– Allez-vous nous jouer un tour ? demanda Alan.
– Est-ce que j’ai l’air disposé à jouer un tour ? s’écria le capitaine. J’ai autre chose à penser… Mon brick est en danger.
À sa mine préoccupée, et surtout au ton inquiet sur lequel il parlait de son brick, nous vîmes bien que