qui s’est passé cette nuit ne doit jamais être connu à Dysart. Le mousse a passé par-dessus bord, monsieur ; voilà tout ; et je donnerais cinq livres de ma poche pour que cela fût vrai ! (Il se retourna vers la table.) Pourquoi diantre avez-vous jeté cette bonne bouteille ? ajouta-t-il. C’est absurde. Allons, David, donnez-m’en une autre. Elles sont dans l’armoire du bas. (Et il me tendit une clef.) Vous avez besoin aussi d’en boire un verre, monsieur, dit-il à Riach. C’était un bien vilain spectacle.
Tous deux se mirent donc à boire ; et, cependant, le meurtrier, qui s’était couché, se releva sur un coude pour nous examiner, eux et moi, l’un après l’autre.
Dès le lendemain, j’étais assez bien au courant de mes nouvelles fonctions. Elles consistaient à servir les repas, que le capitaine prenait à des heures régulières, s’attablant avec l’officier qui n’était pas de service ; tout le long du jour, il me fallait courir porter à boire à l’un ou à l’autre de mes trois maîtres ; et la nuit, je dormais dans une couverture à même le plancher, au fond de la dunette, et juste dans le courant d’air des deux portes. Ce genre de couche était fort froid et dur ; on ne m’y laissait même pas dormir tranquille ; car l’un ou l’autre s’en venait du pont chercher à boire, et, lors des changements de quart, ils s’asseyaient à deux et quelquefois trois ensemble pour faire du punch. Comment ils ne tombaient pas malades, et moi aussi, je me le demande.
Par ailleurs, du reste, mon service était facile. Pas de nappe à mettre ; les repas consistaient en porridge d’avoine ou en salaisons, à part deux fois la semaine où on faisait le pudding. J’étais assez maladroit ; et (faute d’avoir le pied marin) je tombais quelquefois avec ce que j’apportais ; mais M. Riach et le capitaine se montraient d’une patience remarquable. Ils s’efforçaient, croyais-je, d’apaiser leur conscience, et sans doute n’auraient-ils pas été aussi bons pour moi, s’ils n’avaient été pires avec Ransome.
Quant à M. Shuan, la boisson, le souvenir de son crime, ou les deux, avaient dû lui détraquer la cervelle. Il ne me paraissait plus avoir toute sa raison. Il ne s’habituait pas à ma présence, me regardait sans cesse avec de grands yeux, et, plus d’une fois, il recula devant ce que je lui servais avec une sorte de terreur. Je compris fort bien tout de suite qu’il ne se rendait pas un compte exact de ce qu’il avait fait, et dès mon second jour de dunette, j’en eus la preuve. J’étais seul avec lui, et il venait de me considérer longuement, lorsque tout à coup, le voilà qui se dresse, pâle comme la mort, et s’approche de moi, à ma grande épouvante. Mais il ne me voulait pas de mal.
– Vous n’étiez pas ici, avant ? interrogea-t-il.
– Non, monsieur.
– C’était un autre mousse ? redemanda-t-il ; et, sur ma réponse, – Ah ! je le pensais ! Puis il alla se rasseoir, sans un mot de plus, sauf pour réclamer du brandy.
On peut trouver la chose bizarre, mais, en dépit de l’horreur qu’il m’inspirait, je m’apitoyais sur lui. Il était marié, et sa femme habitait Leith ; mais j’ai oublié s’il avait ou non des enfants ; j’espère que non.
En somme, cette vie ne me fut pas trop pénible, tant qu’elle dura, et (comme on va le lire) ce ne fut pas long. Je mangeais comme eux du meilleur ; leurs pickles même, qui étaient la grande friandise, j’en avais ma part ; et si j’avais voulu, j’aurais été ivre du matin au soir, grâce à M. Shuan. J’avais aussi de la compagnie, – une bonne compagnie en son genre. M. Riach, qui avait fait ses études, causait avec moi comme un ami, quand il n’était pas dans ses humeurs noires, et me parlait d’un tas de choses curieuses, et souvent instructives. Même le capitaine, encore qu’il me tînt à distance la plupart du temps, se déridait parfois un peu, et me disait les beaux pays qu’il avait visités.
L’ombre du pauvre Ransome, en tout cas, pesait sur nous quatre, et en particulier sur M. Shuan et moi, très lourdement. Et de plus j’avais mes propres soucis. J’étais là, faisant cette vile besogne pour trois individus que je méprisais, et dont l’un, au moins, avait mérité la potence ; ceci pour le présent ; et pour l’avenir, je ne pouvais que me voir esclave parmi des nègres, à cultiver du tabac. M. Riach, par prudence peut-être, ne me laissait plus dire un mot de mon histoire ; le capitaine, à la première ouverture, m’envoya promener comme un chien, sans vouloir m’écouter. À mesure que les jours passaient, je tombais dans un désespoir plus profond, et je finis par bénir le travail qui m’empêchait de penser.
L’homme à la ceinture pleine d’or
Le mauvais sort qui avait jusque-là poursuivi le Covenant ne fit que s’accentuer durant la semaine suivante. Un jour, il tenait sa route passablement ; le lendemain, il reperdait tout le chemin gagné. Finalement, nous fûmes drossés si loin dans le sud que l’on mit en panne et que l’on roula sur place toute la durée du neuvième jour, en vue du cap Wrath et de l’abrupte côte rocheuse qui le prolonge de part et d’autre. Les officiers tinrent conseil, et prirent une décision que je ne saisis pas bien, mais dont je vis le résultat : savoir que nous mîmes à profit ce vent contraire en nous dirigeant vers le sud.
L’après-midi du dixième jour, la houle tomba, et il survint un brouillard blanc, humide et opaque. On n’y voyait pas d’une extrémité du brick à l’autre. Chaque fois que je traversais le pont, cet après-midi-là, je voyais les hommes et les officiers accoudés au bastingage, guettant l’approche « des brisants », me dit-on ; et sans bien comprendre le mot, je flairais le danger, et j’étais ému.
Vers dix heures du soir, comme je servais le souper à M. Riach et au capitaine, le navire heurta contre quelque chose avec fracas, et des cris de détresse retentirent. Mes deux maîtres se levèrent d’un bond.
– Nous avons touché ! dit M. Riach.
– Non, monsieur, dit le capitaine. Nous venons simplement de couler un bateau.
Et ils s’élancèrent au-dehors.
Le capitaine avait dit vrai. Nous avions abordé dans le brouillard une barque, qui s’était ouverte en deux et avait sombré avec tout son monde, à l’exception d’un homme. Celui-ci (nous l’apprîmes par la suite) était à l’arrière comme passager, et les autres sur les bancs, à ramer. Lors de l’abordage, la poupe avait été lancée en l’air, et l’homme (il avait les mains libres, mais était empêtré d’un surtout de frise qui lui venait à mi-jambe) avait réussi s’agripper au beaupré du brick. Il fallait de la chance et beaucoup d’agilité pour se tirer d’un aussi mauvais pas. Et cependant, lorsque le capitaine l’introduisit dans la dunette, que je le vis pour la première fois, il semblait aussi frais et dispos que moi.
Il était de petite taille, mais bien bâti et vif comme une chèvre ; son visage exprimait la franchise, mais il était tout brûlé du soleil, et profondément grêlé de petite vérole ; ses yeux étaient singulièrement clairs et pleins d’une sorte de folie vacillante qui inspirait la sympathie et la crainte ; dès qu’il eut retiré son surtout, il déposa sur la table une paire de beaux pistolets à crosse d’argent, et je vis qu’il portait une longue épée au côté. Ses manières étaient d’ailleurs élégantes, et il complimenta fort joliment le capitaine. Bref, je pensai de cet homme, à première vue, que j’aimerais mieux l’avoir pour ami que pour ennemi. Le capitaine, de son côté, faisait ses remarques, mais il s’occupait davantage des habits que de la personne. Et en vérité, sous le surtout, il apparut d’une élégance bien raffinée pour la dunette d’un brick de commerce : chapeau à plume, gilet rouge, culotte de velours noir, habit bleu à boutons d’argent et fines dentelles d’argent ; tous vêtements de prix, quoiqu’un peu gâtés par le brouillard, et par le fait de coucher tout habillé.
– Je suis désolé, monsieur, pour votre barque, dit le capitaine.
– Il y a quelques braves gens partis au fond de l’eau, dit l’étranger, que j’aimerais mieux voir sur la terre ferme plutôt qu’une demi-douzaine de barques.
– De vos amis ? dit Hoseason.
– Des amis comme il n’y en a pas chez vous. Ils seraient morts pour moi comme des chiens.
– Tant pis, monsieur, dit le capitaine, toujours le regardant – il y a plus d’hommes sur la terre que de bateaux pour les y mettre.
– C’est ma foi vrai, s’écria l’autre, et vous me semblez un gentleman de profonde pénétration.
– J’ai été en France, dit le capitaine d’une telle façon qu’il voulait dire évidemment plus que sa phrase n’en avait l’air.
– Ma foi, monsieur, dit l’autre, il y a maints jolis garçons logés à la même enseigne.
– Sans doute, monsieur, dit le capitaine, et de jolis habits aussi.
– Oh ! dit l’étranger, est-ce par là que vient le vent ? Et il porta vivement la main à ses pistolets.
– Ne soyez pas si pressé, dit le capitaine. Ne faites pas un malheur avant d’en savoir la nécessité. Vous avez sur le dos un habit de soldat français et dans la bouche une langue écossaise, c’est certain ; mais il en va de même aujourd’hui pour quantité d’honnêtes gens, et qui n’en valent pas moins.
– Ouais ? dit le gentilhomme au bel habit. Seriez-vous du parti honnête ?
Il voulait dire : Êtes-vous jacobite, car