Robert-Louis Stevenson
ENLEVÉ !
ou
Les Aventures de David
Balfour – Volume I
(1886)
Traduction Théo Varlet
ENLEVÉ !
MÉMOIRES SUR LES AVENTURES DE
DAVID BALFOUR
en l’an 1715
Comment il fut enlevé et fit naufrage ; ses souffrances dans une île déserte ; son voyage dans les Highlands sauvages ; sa rencontre avec Alan Breck Stewart et d’autres célèbres Jacobites de la Haute Écosse ; avec tout ce qu’il a souffert du fait de son oncle Ebenezer Balfour de Shaws, ainsi appelé faussement. Écrits par lui et à présent publiés par
ROBERT LOUIS STEVENSON
DÉDICACE
Mon cher Charles Baxter,
Si jamais vous lisez cette histoire, vous vous poserez probablement plus de questions que je ne me soucierais de fournir de réponses : comme, par exemple, comment il se trouve que le meurtre Appin ait eu lieu dans l’année 1751, comment les rochers de Torr ont glissé si près d’Earraid, ou pourquoi le compte rendu imprimé du procès est muet sur tout ce qui touche à David Balfour. Ce sont des noix qu’il n’est pas dans mes possibilités de casser. Mais si vous me mettez en cause sur le point de savoir si Alan est coupable ou innocent, je crois pouvoir défendre mon texte. À ce jour vous trouverez la tradition d’Appin nettement en faveur d’Alan. Si vous vous informez, vous pourrez même entendre dire que les descendants de l’« autre homme » qui a tiré le coup de feu sont encore aujourd’hui dans le pays. Mais le nom de cet autre homme, demandez autant que vous voudrez, vous ne l’apprendrez pas ; car le Highlander donne une valeur à un secret pour lui-même et pour l’exercice consistant, comme il convient, à le garder. Je pourrais continuer longtemps pour justifier un point et en reconnaître un autre indéfendable ; il est plus honnête de confesser immédiatement à quel point je suis peu accessible au désir d’exactitude. Ce n’est pas un ouvrage pour la bibliothèque de l’écolier, mais pour la salle de classe le soir en hiver, quand les devoirs sont terminés et qu’approche l’heure d’aller se coucher ; et l’honnête Alan, qui, de son temps, était un sinistre saltimbanque avaleur de feu, n’a pas dans ce nouvel avatar d’intention plus désespérée que de distraire un jeune gentleman de son « Ovide » et de l’emmener avec lui pour un instant dans les Highlands et le siècle dernier, et de le mettre ensuite au lit avec quelques images attrayantes à mêler à ses rêves.
Quant à vous, mon cher Charles, je ne vous demande même pas d’aimer ce conte. Mais quand il sera plus âgé, peut-être votre fils l’aimera-t-il. Il sera peut-être heureux de trouver le nom de son père sur la page de garde ; et en attendant, il me plaît de le faire figurer là, en souvenir de bien des jours qui furent heureux et de quelques autres (qui sont peut-être aujourd’hui aussi agréables à se remémorer) qui furent tristes. S’il est étrange pour moi de regarder en arrière, à la fois dans le temps et l’espace pour me reporter à ces aventures lointaines de notre jeunesse, cela doit être plus étrange pour vous qui suivez les mêmes rues – qui pouvez demain ouvrir la porte du vieux Spéculatif, où nous avons commencé à aller de pair avec Scott et Robert Emmet et le cher et obscur Macbean – ou qui pouvez tourner au coin de l’enclos où cette grande société, les L. J. R., tient ses réunions et boit sa bière assise sur les sièges de Burns et de ses compagnons. Je crois vous voir, vous déplaçant en plein jour, apercevant avec vos yeux naturels les endroits qui sont devenus pour votre compagnon une partie du décor de ses rêves. Comme dans les intervalles des affaires d’aujourd’hui, le passé doit éveiller des échos dans votre mémoire ! Que ces échos ne s’éveillent pas trop souvent sans qu’il s’y mêle d’amicales pensées de votre ami.
R. L. S.
Je me mets en route pour le château de Shaws
Je commence le récit de mes aventures à une certaine matinée des premiers jours de juin, l’an de grâce 1751, celle où pour la dernière fois je fermai à double tour la porte de la maison paternelle. Le soleil brillait déjà sur les cimes des montagnes lorsque je descendis la route ; et quand j’atteignis le presbytère, les merles sifflaient dans les lilas du jardin, et la brume qui flottait dans la vallée au lever de l’aurore commençait à se dissiper.
M. Campbell, le ministre d’Essendean, m’attendait à la porte de son jardin. L’excellent homme me demanda si j’avais déjeuné. Je lui répondis que je n’avais besoin de rien. Alors il prit ma main entre les siennes, et la mit affectueusement sous son bras.
– Allons, Davie, mon petit, dit-il ; je vais vous accompagner jusqu’au gué, pour vous donner un pas de conduite.
Et nous nous mîmes en route silencieusement.
– Êtes-vous triste de quitter Essendean ? dit-il, après un temps.
– Ma foi, monsieur, dis-je, si je savais où je vais, ou ce qui doit advenir de moi, je vous répondrais ingénuement. Essendean est un endroit sympathique, et j’y ai été assez heureux ; mais je n’en suis jamais sorti. Mon père et ma mère étant morts, je ne serais pas plus près d’eux à Essendean que dans le royaume de Hongrie ; et, à dire vrai, si je me croyais destiné à me perfectionner là où je vais, j’irais très volontiers.
– Bien, répliqua M. Campbell, très bien, Davie. C’est donc à moi de vous dire votre bonne aventure, autant que je sache. Après le décès de votre mère, lorsque votre père (ce digne et bon chrétien) commença sa dernière maladie, il me confia une lettre qui renferme, paraît-il, votre héritage. « Dès que je serai mort, dit-il, et que la maison et le mobilier seront vendus (et c’est chose faite, Davie), remettez cette lettre à mon fils, et envoyez-le au château de Shaws, non loin de Cramond. C’est là que je suis né, et c’est là que mon fils doit retourner. Mon fils est un garçon sérieux (dit votre père) ; il peut faire le voyage sans crainte, je n’en doute pas, et il sera bien reçu partout où il ira. »
– Le château de Shaws ! Qu’est-ce que mon père avait à voir avec le château de Shaws ?
– Ma foi, je ne saurais vous le dire, Mais le nom de cette famille, petit Davie, est celui que vous portez : Balfour de Shaws. C’est une maison ancienne, probe et respectable. Votre père, d’ailleurs, était un homme de savoir comme il convenait à sa situation ; il dirigeait son école mieux que n’importe qui ; et il n’avait pas non plus les manières ni le langage d’un simple magister ; car (vous vous en souvenez) j’étais heureux de l’avoir à la cure lorsque je recevais la noblesse ; et ceux de ma famille, les Campbell de Kilremont, les Campbell de Dunswire, les Campbell de Minch, et les autres, tous gentilshommes réputés, se plaisaient en sa compagnie. Enfin, pour vous mettre en possession de tous les éléments du problème, voici la lettre testamentaire elle-même, que notre frère défunt vous adressa de sa main.
Il me donna la lettre, qui portait ces mots : « À Ebenezer Balfour de Shaws, Esquire, en son château de Shaws, pour lui être remise par mon fils Davie Balfour. » Mon cœur battit violemment à la pensée de l’avenir grandiose qui s’ouvrait ainsi devant un garçon de dix-sept ans, fils d’un magister de village dans la forêt d’Ettrick.
– Monsieur Campbell, bégayai-je, si vous étiez à ma place, iriez-vous ?
– À coup sûr, dit le ministre, j’irais, et tout de suite. Un vaillant garçon comme vous doit arriver à Cramond (qui est tout près d’Édimbourg) en deux jours de marche. Au pis-aller, en supposant que vos hautes relations (bien que vous leur soyez apparenté, il me semble) vous reçoivent mal, vous en serez quitte pour revenir sur vos pas, frapper à la porte du presbytère. Mais j’espère que vous serez bien reçu, comme votre pauvre père le prévoit, et que vous finirez par devenir un grand personnage… Et maintenant, mon petit Davie, avant votre départ, ma conscience m’ordonne de vous mettre en garde contre les dangers du monde.
Il chercha autour de lui un siège commode, avisa une grosse pierre sous un hêtre de la route, s’y installa en faisant une lippe sérieuse, et, comme le soleil tombait sur nous entre deux cimes, il étala, pour s’abriter, son mouchoir de poche sur son tricorne. Puis, l’index levé, il me mit en garde contre un grand nombre d’hérésies, qui ne me tentaient nullement, et m’exhorta à réciter attentivement mes prières et à lire la Bible. Ensuite, il me traça le tableau de la grande maison où j’allais m’introduire, et de la conduite que je devais garder avec ses hôtes.
– Soyez souple, Davie, dans les petites choses, dit-il. Souvenez-vous bien que, malgré votre bonne naissance, vous avez un passé rustique. Ne nous faites pas honte, Davie, ne nous faites pas honte ! Dans ce vaste château là-bas, avec toute cette domesticité, du plus grand au plus petit, montrez-vous aussi fin, circonspect, prompt d’idées et lent à parler que quiconque. Pour le laird[1]… souvenez-vous que c’est le laird ; je ne vous en dis pas plus. C’est un plaisir que d’obéir à un laird ; du moins pour la jeunesse.
– Oui, monsieur, peut-être ; en tout cas, je vous promets de faire tous mes efforts.
– Voilà qui est bien dit, répliqua gaiement M. Campbell. Et maintenant, venons-en à la matérielle, ou (pour faire un jeu de mots) à l’immatérielle. J’ai ici un paquet qui contient quatre choses. (Il le tira, tout en parlant,