à attendre aussi longtemps pour le réaliser.
Il fut un des premiers à revenir à lui et à se retrouver sur pied, après la catastrophe de Browndean ; et il n’eut pas plutôt découvert l’état de prostration de ses deux neveux que, comprenant sa chance, il détala aussi vite qu’il put. Un homme de soixante-dix ans passés, qui vient d’être victime d’un accident de chemin de fer, et qui a encore le malheur d’être encombré de l’uniforme complet des patients de sir Faraday Bond, on ne saurait exiger d’un tel homme une course bien fournie ; mais le bois était à deux pas, et offrait au fugitif un abri, tout au moins temporaire. Vers cet abri, le vieillard se réfugia avec une célérité étonnante ; et puis, se sentant quelque peu moulu, après la secousse, il s’étendit par terre, au milieu d’un fourré, et ne tarda pas à s’endormir très profondément.
Les voies du destin offrent souvent un spectacle des plus divertissants à l’observateur désintéressé. Je ne puis, je l’avoue, m’empêcher de sourire en songeant que, pendant que Maurice et Jean s’ensanglantaient les mains pour cacher dans le sable le corps d’un homme qui ne leur était rien, leur oncle dormait d’un bon sommeil reconstituant à quelques cents pas d’eux.
Il fut réveillé par l’agréable son d’une trompe, venant de la grand’route voisine, où un mail-coach promenait un groupe de touristes attardés. Le son égaya le vieux cœur de Joseph, et dirigea ses pas par-dessus le marché, si bien qu’il ne tarda pas, lui-même, à se trouver sur la grand’route, regardant à droite et à gauche, sous sa visière, et se demandant ce qu’il devait faire de lui. Bientôt un bruit de roues s’éleva dans le lointain, et Joseph vit approcher un chariot de camionnage, chargé de colis, conduit par un cocher d’apparence bienveillante, et portant imprimée sur ses deux côtés la légende : J. Chandler, camionneur. Fût-ce un vague (et bien imprévu) instinct poétique qui suggéra à l’oncle Joseph l’idée de poursuivre son évasion dans le chariot de M. Chandler ? Je croirais plutôt à des considérations d’ordre plus foncièrement pratique. Le voyage se ferait à bon marché ; peut-être même, avec un peu d’adresse, Joseph pourrait-il obtenir de voyager gratuitement. Restait bien la perspective de prendre froid sur le siège ; mais, après des années de mitaines et de flanelle hygiénique, le cœur de Joseph aspirait avidement au risque d’un rhume de cerveau.
Et peut-être M. Chandler fut-il d’abord un peu surpris de trouver, à un endroit aussi solitaire de la grand’route, un gentleman aussi vieux, aussi étrangement vêtu, et qui le priait aussi aimablement de vouloir bien le recueillir sur le siège de sa voiture. Mais le camionneur était, en effet, un brave homme, toujours heureux de rendre service ; de telle sorte qu’il recueillit volontiers l’étranger. Et puis, comme il tenait la discrétion pour la règle essentielle de la politesse, il se défendit de lui faire aucune question. Le silence, d’ailleurs, ne déplaisait pas à M. Chandler ; mais à peine la voiture avait-elle commencé à se remettre en mouvement que le digne camionneur se trouva contraint de subir le choc inattendu d’une conférence.
– Le mélange de caisses et de paquets que contient votre voiture, dit aussitôt l’étranger, ainsi que la vue de la bonne jument flamande qui nous conduit, me font conjecturer que vous occupez l’emploi de camionneur, dans ce grand système de transports publics qui, avec toutes ses lacunes, n’en est pas moins l’orgueil de notre pays !
– Oui, monsieur ! répondit vaguement M. Chandler, qui ne savait pas trop ce qu’il devait répondre. Mais l’institution des colis postaux nous a déjà fait bien du tort, dans notre partie !
– Je suis un homme libre de préjugés, poursuivit Joseph Finsbury. Dans ma jeunesse, j’ai fait de nombreux voyages. Rien n’était trop petit pour ma curiosité. En mer, j’ai étudié les différentes façons de nouer les câbles, et me suis mis au courant de tous les termes techniques. À Naples, j’ai appris l’art de préparer le macaroni ; à Cannes, je me suis instruit des principes de la fabrication des fruits confits. Jamais je ne suis allé entendre un opéra sans avoir d’abord acheté le livret, et même sans avoir fait connaissance avec les principaux airs, en les jouant d’un seul doigt sur un piano.
– Vous devez avoir vu bien des choses, monsieur ! déclara le camionneur en fouettant sa bête.
– Savez-vous combien de fois le mot fouet revient dans l’Ancien Testament ? reprit le vieux gentleman. Il revient cent et (si ma mémoire ne me trompe pas) quarante-sept fois !
– Vraiment, monsieur ! dit M. Chandler. Voilà ce que je n’aurais jamais cru !
– La Bible contient trois millions cinq cent un mille deux cent quarante-neuf lettres. Quant aux versets je crois qu’il y en a plus de dix-huit mille. Il y a eu beaucoup d’éditions de la Bible ; Wiclif a été le premier à l’introduire en Angleterre, vers l’an mille trois cents. La Paragraph Bible, comme on l’appelle, est une des éditions les plus connues, et doit son nom à ce qu’elle est divisée en paragraphes.
Le camionneur se borna à répondre, sèchement, que « c’était bien possible », et appliqua son attention à la tâche plus familière d’éviter une charrette de foin qui venait en sens inverse, tâche assez malaisée, d’ailleurs, car la route était étroite, avec des fossés sur les deux côtés.
– Je vois, commença M. Finsbury, lorsque la charrette fut heureusement dépassée, que vous tenez vos rênes d’une seule main. Vous devriez les tenir des deux mains !
– Ah ! par exemple, j’aime bien ça ! s’écria dédaigneusement le camionneur. Et pourquoi donc ?
– Ce que je vous dis est un fait scientifique, reprit M. Finsbury, et repose sur la théorie du levier, qui est une des branches de la mécanique. Il existe, sur ce domaine de la science, de très intéressants petits ouvrages à douze sous, que j’estime qu’un homme de votre condition aurait profit à lire. Je crains que vous n’ayez guère pratiqué le grand art de l’observation ! Voici près d’une demi-heure que nous sommes ensemble, et vous n’avez pas encore émis un seul fait ! C’est là un bien grave défaut, mon cher ami ! Par exemple, je ne sais pas si vous avez observé que, tout à l’heure, en passant près de cette charrette à foin, vous avez pris à gauche ?
– Mais, naturellement, je l’ai observé ! s’écria M. Chandler, qui devenait d’humeur belligérante. Le charretier m’aurait fait dresser procès-verbal, si je n’avais pas pris à gauche !
– Eh bien ! en France, poursuivit le vieillard, en France, et aussi, je crois, aux États-Unis, – en Amérique, – vous auriez pris à droite !
– Je vous assure bien que non ! déclara M. Chandler avec indignation. J’aurais pris à gauche !
– Je note, – poursuivit M. Finsbury, dédaignant de répondre, – que vous raccommodez vos harnais avec du gros fil. J’ai toujours protesté contre la négligence et la routine des classes pauvres, en Angleterre. Dans une allocution que j’ai prononcée, un jour, devant un public éclairé…
– Ce n’est pas du gros fil, interrompit hargneusement le camionneur : c’est de la ficelle !
– J’ai toujours soutenu, reprit le vieillard, que, dans leur vie privée et domestique, aussi bien que dans la pratique de leurs professions, les classes inférieures de ce pays sont imprévoyantes, routinières, et inintelligentes. C’est ainsi, pour m’en tenir à un exemple…
– Que diable est-ce que vous entendez par vos « classes inférieures » ? cria M. Chandler. C’est vous-mêmes qui êtes une classe inférieure. Si j’avais pu penser que vous étiez un pareil aristo, je ne vous aurais pas laissé monter dans ma voiture !
Ces paroles furent prononcées avec une intention désagréable la moins déguisée du monde : évidemment les deux hommes n’étaient pas faits pour s’entendre. À prolonger la conversation, il n’y fallait pas penser, même pour un homme aussi loquace que l’était M. Finsbury. Le vieillard se borna à renfoncer sur ses yeux la visière de sa casquette, d’un geste résigné ; après quoi, ayant tiré de sa poche un carnet de notes et un crayon bleu, il ne tarda pas à se plonger dans une statistique.
Le camionneur, de son côté, se remit à siffler avec énergie. Que si, de temps à autre, il jetait un coup d’œil sur son compagnon, c’était avec un mélange de triomphe et de crainte ; de triomphe, parce qu’il avait réussi à arrêter cette averse de paroles ; de crainte, car il se demandait si, tout à coup, l’averse en question n’allait pas recommencer. Il n’y eut pas jusqu’à une véritable averse, un grain qui s’abattit brusquement sur eux et puis cessa brusquement, il n’y eut pas jusqu’à cet accident qu’ils n’endurassent en silence. Et c’est encore en silence qu’ils firent leur entrée dans la ville de Southampton.
La nuit était venue, les vitrines des boutiques brillaient dans les rues de la vieille ville ; dans les maisons particulières, des lampes éclairaient le repas du soir ; et M. Finsbury commença à songer avec complaisance qu’il allait pouvoir s’installer dans une chambre où le voisinage de ses neveux ne risquait pas de troubler son sommeil. Il classa soigneusement ses papiers, les remit dans sa poche, toussa pour s’éclaircir la gorge et lança un regard hésitant sur M. Chandler.
– Seriez-vous assez aimable, – hasarda-t-il, – pour m’indiquer une hôtellerie ?
M. Chandler réfléchit un moment.
– Eh bien ! dit-il, je me demande si les Armes de Tregonwell ne feraient pas l’affaire ?
– Les Armes de Tregonwell feront parfaitement mon affaire, répondit le vieillard, si c’est une maison propre, et peu coûteuse,