les deux frères ne pouvaient songer à en faire un meilleur usage. Maurice, voyant les obstacles s’aplanir, se sentit pénétré d’un sentiment qui ressemblait à de l’exaltation.
Et cependant il y avait encore un obstacle à aplanir : Jean allait-il consentir à demeurer seul dans le cottage ? Maurice hésita longtemps avant d’oser lui poser la question.
N’importe : ce fut avec une bonne humeur réelle que les deux frères s’assirent aux deux côtés de la table en bois blanc, et attaquèrent le carré de porc. Maurice triomphait de sa conquête du couvercle ; et le Grand Vance se plaisait à approuver les paroles de son frère, dans le véritable style du café-concert, en cognant en cadence son verre sur la table.
– L’affaire est dans le sac ! s’écria-t-il enfin. Je t’avais toujours dit que c’était un baril qui convenait, pour l’expédition du colis !
– Oui, c’est vrai, tu avais raison ! reprit son frère, estimant l’occasion favorable pour l’amadouer. Et maintenant, tu sais, il faudra que tu restes ici jusqu’à ce que je t’aie fait signe ! Je dirai que l’oncle Joseph se repose à l’air reconstituant de la Forêt-Neuve. Impossible que nous rentrions à Londres ensemble, toi et moi : jamais nous ne pourrions expliquer l’absence de l’oncle !
Le nez de Jean s’allongea.
– Hé là, mon petit ! déclara-t-il. Pas de ça, hein ! Tu n’as qu’à rester toi-même dans ce trou ! Moi, je ne veux pas !
Maurice eut conscience qu’il rougissait. Coûte que coûte, il fallait que Jean acceptât de rester !
– Je te prie, Jeannot, dit-il, de te rappeler le montant de la tontine ! Si je réussis, nous aurons chacun vingt mille livres à placer en banque ! oui, et même plus près de trente que de vingt, avec les intérêts !
– Oui, mais si tu échoues ! répliqua Jean. Qu’arrivera-t-il en ce cas ? Quelle sera la couleur du placement en banque ?
– Je me chargerai de tous les frais ! déclara Maurice, après une longue pause. Tu ne perdras pas un sou !
– Allons ! dit Jean avec un gros rire, si toutes les dépenses sont pour toi, et pour moi la moitié du profit, je veux bien consentir à rester ici un jour ou deux.
– Un jour ou deux ! s’exclama Maurice, qui commençait à se fâcher et ne se contenait plus que malaisément. Hé ! mais tu en ferais davantage pour gagner cinq livres sur un cheval !
– Oui, peut-être ! répondit le Grand Vance ; mais cela, c’est mon tempérament d’artiste !
– C’est-à-dire que ta conduite est simplement monstrueuse ! reprit Maurice. Je prends sur moi tous les risques, je paie tous les frais, je te donne la moitié des bénéfices, et tu refuses de t’imposer la moindre peine pour me venir en aide ! Ce n’est pas convenable, ce n’est pas même gentil !
La véhémence de Maurice ne fut pas sans faire quelque impression sur l’excellent Vance.
– Mais, supposons, dit-il enfin, que l’oncle Masterman soit en vie, et qu’il vive encore dix ans : est-ce qu’il faudra que je pourrisse ici pendant tout ce temps-là !
– Mais non, mais non, évidemment non ! reprit Maurice, d’un ton plus conciliant. Je te demande seulement un mois, au maximum. Et si l’oncle Masterman n’est pas mort au bout d’un mois, tu pourras filer à l’étranger !
– À l’étranger ? répéta vivement Jean. Hé ! mais, pourquoi ne pourrais-je pas y filer tout de suite ? Qu’est-ce qui t’empêcherait de dire que l’oncle Joseph et moi sommes allés reprendre des forces à Paris ?
– Allons ! ne dis pas de folies ! répliqua Maurice.
– Non ! mais enfin, réfléchis un peu ! fit Jean. Regarde un peu autour de toi ! Cette maison est une vraie étable à porcs, et si lugubre, et si humide ! Tu l’as dit toi-même, tout à l’heure, qu’elle était humide !
– Seulement au charpentier ! précisa Maurice ; et je ne l’ai dit que pour obtenir un rabais ! En vérité, maintenant que nous sommes ici, je dois avouer qu’on a vu pis que cela !
– Et que ferai-je de moi ? gémit la victime. Pourrai-je au moins, inviter un camarade ?
– Mon cher Jean, si tu ne juges pas que la tontine mérite un léger sacrifice, dis-le, et j’envoie l’affaire au diable !
– Es-tu bien sûr des chiffres, au moins ? demanda Jean. Allons ! poursuivit-il avec un profond soupir, aie soin de m’envoyer régulièrement le Lisez-moi ! et tous les journaux pour rire ! Et, ma foi, en avant la musique !
À mesure que l’après-midi s’avançait, le cottage se souvenait plus intimement de son marais natal ; un froid aigre envahissait toutes ses pièces ; la cheminée fumait ; et, bientôt, un coup de vent envoya dans la grande chambre, à travers les fentes des fenêtres, une véritable averse de pluie. Par intervalles, lorsque la mélancolie des deux locataires risquait de tourner au désespoir, Maurice débouchait la bouteille de whisky ; et, d’abord, Jean accueillait avec joie cette diversion. Mais le plaisir de la diversion fut de courte durée. J’ai dit déjà que ce whisky était le plus mauvais de tout le Hampshire ; ceux-là seuls qui connaissent le Hampshire pourront apprécier l’exacte valeur de ce superlatif ; et, à la fin, le Grand Vance lui-même, – qui n’était cependant pas un connaisseur, – ne trouva plus le courage d’approcher de ses lèvres l’infecte décoction. Qu’on imagine, s’ajoutant à tout cela, la venue des ténèbres, faiblement combattues par une misérable chandelle qui s’obstinait à ne brûler que d’un côté : et l’on comprendra que, tout à coup, Jean se soit arrêté de siffler entre ses doigts, exercice auquel il se livrait depuis une heure pour essayer de trouver un peu d’oubli dans les joies de l’art.
– Jamais je ne pourrai rester un mois ici ! déclara-t-il. Personne n’en serait capable ! Toute ton affaire est folle, Maurice ! Allons-nous en d’ici tout de suite !
Avec une admirable affectation d’indifférence, Maurice proposa une partie de bouchon. À quelles concessions un diplomate est-il parfois forcé de descendre ! C’était d’ailleurs le jeu favori de Jean (les autres lui paraissant trop intellectuels), et il y jouait avec autant de chance que de dextérité. Le pauvre Maurice, au contraire, lançait mal les sous, avait une malchance congénitale, et, de plus, appartenait à l’espèce des joueurs qui ne peuvent pas supporter de perdre. Mais, ce soir-là, il était prêt d’avance à tous les sacrifices.
Vers les sept heures, Maurice, après des tortures atroces, avait perdu cinq ou six shillings. Même avec la tontine devant les yeux, c’était la limite de ce qu’il pouvait souffrir. Il promit de prendre sa revanche une autre fois, et, en attendant, proposa un petit souper accompagné d’un grog.
Et lorsque les deux frères eurent achevé cette dernière récréation, l’heure vint pour eux de se mettre au travail. Le baril à eau fut vidé, roulé devant le feu de la cuisine, soigneusement séché ; et les deux frères se glissèrent dehors, sous un ciel sans étoiles, pour aller déterrer leur oncle Joseph.
III
LE CONFÉRENCIER EN LIBERTÉ
Les philosophes devraient bien prendre la peine, un de ces jours, de rechercher sérieusement si, oui ou non, les hommes sont capables de s’accommoder du bonheur. Le fait est que pas un mois ne se passe sans qu’un fils de famille se sauve de chez lui pour s’engager à bord d’un bateau marchand, ou qu’un mari choyé décampe à destination du Texas avec sa cuisinière. On a vu des pasteurs s’enfuir de chez leurs paroissiens ; et il s’est même trouvé des juges pour sortir volontairement de la magistrature.
En tout cas, le lecteur ne sera point trop surpris si je lui dis que Joseph Finsbury avait maintes fois médité des projets d’évasion. La destinée de cet excellent vieillard – je crois pouvoir l’affirmer – ne réalisait pas l’idéal du bonheur. Certes, M. Maurice, que j’ai souvent le plaisir de rencontrer dans le Métropolitain, est un gentleman des plus estimables ; mais, en tant que neveu, je n’oserais pas le proposer comme modèle. Quant à son frère Jean, c’était, naturellement, un brave garçon ; mais si, vous-mêmes, vous n’aviez pas d’autre attache que lui pour vous retenir à votre foyer, j’imagine que vous ne tarderiez pas à caresser le projet d’un voyage à l’étranger. Il est vrai que le vieux Joseph avait une attache plus solide que la présence de ses deux neveux, pour le retenir à Bloomsbury ; et cette attache n’était point, comme l’on pourrait penser, la société de Julia Hazeltine (encore que le vieillard aimât assez sa pupille), mais bien l’énorme collection de carnets de notes où il avait concentré sa vie tout entière. Que Joseph Finsbury se soit résigné à se séparer de cette collection, c’est là une circonstance qui, en vérité, ne fait que peu d’honneur aux vertus familiales de ses deux neveux.
Oui, la tentation de la fuite était déjà vieille de plusieurs mois, dans l’âme de l’oncle ; et lorsque celui-ci se trouva tout à coup tenir en mains un chèque de 800 livres, à lui payable, la tentation se changea aussitôt en une résolution formelle. Il garda le chèque, qui, pour un homme d’habitudes frugales comme lui, signifiait la richesse ; et il se promit de disparaître dans la foule dès l’arrivée à Londres, ou bien, s’il n’y parvenait pas, de se glisser hors de la maison au cours de la soirée, et de fondre comme un rêve dans les millions des habitants de la capitale. Tel était son projet : la coïncidence particulière de la volonté de Dieu et d’une erreur d’aiguillage fit qu’il n’eut pas même