lui dire d’autre ? Mais alors le voilà qui me dit que nous avons mis en gage des objets qui n’étaient pas à nous, et qu’il allait nous faire notre affaire ! Ma foi, je m’en suis payé une bien bonne ! Je me suis rappelé qu’il était sourd comme un pot, et je me suis mis à lui débiter un tas d’injures, mais très poliment, et si bas qu’il n’était pas fichu d’entendre un seul mot. « Je ne vous entends pas ! qu’il me dit. – Hé ! je le sais bien, que tu ne m’entends pas, et heureusement pour toi, vieille bête, vieux porc, vieux cornard ! que je lui réponds avec mon plus gracieux sourire. – Je suis un peu dur d’oreilles ! qu’il me beugle. – Je n’en mènerais pas large, si tu ne l’étais pas, idiot, excrément ! que je murmure, comme si je lui fournissais des explications. – Mon ami, qu’il me dit enfin, je suis sourd, c’est vrai, mais je parie bien que le commissaire de police pourra vous entendre ! » Et, là-dessus, il s’en va, tout furieux. Il s’en va d’un côté ; moi, je file de l’autre. Je lui ai laissé, pour se dédommager, la lampe à esprit de vin, le Lisez-Moi ! le journal de l’Armée du Salut, et cet autre périodique que tu m’as envoyé ! Et, à ce propos, il faut que tu aies été ivre-mort pour m’envoyer une affaire comme celle-là ! On n’y parlait que de poésie, du globe céleste ! Et des tartines, dix colonnes à la fois ! Dis donc, c’est le moniteur des asiles d’aliénés que tu m’as envoyé là ! L’Attanium, je me rappelle le titre ! Dieu puissant, quel canard !
– Tu veux dire : l’Athenœum ! rectifia Maurice.
– Hé ! peu m’importe comment tu l’appelles ! dit Jean. Mais je te trouve vraiment épatant, de m’avoir envoyé ça ! Ça ne fait rien, mon vieux, je commence à me remettre ! Apporte-moi maintenant le fromage, et encore un verre de champagne ! Ah ! Michel a bien raison de vanter ce champagne ! Au fait, tu peux te servir ! Il reste un peu de poisson, une côtelette tout entière, et ce morceau de fromage. Oui, Michel, voilà un homme qui me plaît ! Il est bien capable de lire ton Attanœum, lui aussi : mais au moins, il sait ne pas en avoir l’air ! Au moins il est gai, bon enfant, il n’a pas cette mine d’enterrement qui m’a toujours dégoûté chez toi ! Mais, dis donc, je ne te pose même pas la question, parce que j’ai deviné tout de suite ce qui en était. Ta combinaison ? Ratée à fond, hein ?
– Par la faute de Michel ! dit Maurice en se rembrunissant.
– Michel ? Qu’a-t-il à voir là-dedans ?
– C’est lui qui a perdu le corps, voilà ce qu’il a eu à y voir ! répondit Maurice. Il a perdu le corps du vieux Joseph, et impossible maintenant de déclarer le décès !
– Comment ? demanda Jean. Mais je croyais que tu ne voulais pas déclarer le décès ?
– Oh ! nous n’en sommes plus là ! dit son frère. Il ne s’agit plus de sauver la tontine, mais de sauver la maison de cuirs ! Il s’agit de sauver les vêtements que nous avons sur le dos, Jeannot !
– Ralentis un peu la musique ! dit Jean, et étale ton histoire depuis le commencement !
Et Maurice fit comme l’ordonnait son frère.
– Eh bien ! qu’est-ce que je t’avais dit ? – s’écria le Grand Vance, quand il eut entendu le triste récit. – Mais, tu sais, je vais te dire quelque chose ! Moi, en tout cas, je n’entends pas être dépouillé de la part qui me revient !
– Ah ! par exemple, j’aimerais bien à connaître ce que tu comptes faire ! dit Maurice.
– Je vais vous le dire, monsieur ! répliqua Jean, du ton le plus décidé. Je vais, tout simplement, remettre mon affaire aux mains du premier avoué de Londres, et, après cela, que tu boives un bouillon ou non, je m’en ficherai comme des choses de la lune !
– Mais pourtant, Jean, nous sommes à bord du même bateau ! murmura Maurice.
– À bord du même bateau ? Ah bien ! je te parie que non ! Est-ce que j’ai commis un faux en écritures, moi ? Est-ce que j’ai cherché à dissimuler la mort de l’oncle Joseph, moi ? Est-ce que j’ai fait insérer des annonces, – des annonces absolument stupides et grotesques, d’ailleurs, – dans tous les journaux, moi ? Est-ce que j’ai détruit des statues qui ne m’appartenaient pas, moi ? En vérité, j’aime votre aplomb, Maurice Finsbury ! Non, non, non ! Trop longtemps, je t’ai confié la direction de mes affaires ; maintenant je vais les confier à Michel. Michel, au reste, est un garçon qui m’a toujours plu. Et j’ai hâte de voir enfin un peu clair dans ma situation !
En cet instant, les deux frères furent interrompus par un coup de sonnette, et Maurice, qui avait timidement entr’ouvert la porte, reçut, des mains d’un commissionnaire, une lettre dont l’adresse était de la main de Michel. La lettre était rédigée comme suit :
Avis. – MAURICE FINSBURY, pour le cas où le présent avis lui tomberait sous les yeux, est informé qu’il apprendra quelque chose d’avantageux pour lui, demain matin lundi, à dix heures, dans mes bureaux, 42, Chancery Lane. – MICHEL FINSBURY.
Docilement, Maurice, dès qu’il eut parcouru cette lettre, la transmit à son frère.
– Ah ! voilà une façon qui me plaît pour écrire un billet ! s’écria Jean. Personne autre que Michel n’aurait jamais pu écrire ça !
Et Maurice, dans sa dépression, n’osa pas même protester de ses droits d’auteur.
XVI
OÙ LES CUIRS SE TROUVENT HEUREUSEMENT REMIS À FLOT
Le lendemain matin, à dix heures, les deux frères Finsbury furent introduits dans la grande et belle pièce qui servait de cabinet d’audience à leur cousin Michel. Jean se sentait un peu remis de son épuisement, mais avec un de ses pieds encore en pantoufle. Maurice, matériellement, paraissait moins endommagé ; mais il était plus vieux de dix ans que le Maurice qui avait quitté Bournemouth huit jours auparavant. L’anxiété avait labouré son visage de rides profondes, et sa chevelure noire grisonnait abondamment aux alentours des tempes.
Trois personnes attendaient les frères Finsbury, assises devant une table. Au milieu était Michel lui-même : il avait à sa droite Gédéon Forsyth, à sa gauche un vieux monsieur en lunettes, avec une vénérable chevelure d’argent.
– Ma parole, c’est l’oncle Joe ! s’écria Jean.
Maurice se frotta les yeux, plus ébahi qu’il ne l’avait encore été de tous les cauchemars des jours précédents. Puis, tout à coup, il s’avança vers son oncle, tout tremblant de fureur.
– Je vais vous dire ce que vous avez fait, vieux coquin ! cria-t-il. Vous vous êtes évadé !
– Bonjour, Maurice Finsbury ! répondit l’oncle Joseph, mais avec plus d’animosité que n’en laisseraient supposer ces indulgentes paroles. Vous paraissez souffrant, mon ami !
– Inutile de vous agiter, messieurs ! observa Michel. Maurice, essayez plutôt de regarder les faits bien en face ! Votre oncle, comme vous voyez, n’a pas eu trop à souffrir de la « secousse » de l’accident ; et un homme de cœur tel que vous ne peut manquer d’en être ravi !
– Mais alors, si c’est ainsi, balbutia Maurice, qu’est-ce que c’était que le corps ? Serait-ce vraiment possible, que cette chose qui m’a causé tant de souci et d’alarme, qui m’a tant usé l’esprit, cette chose que j’ai colportée de mes propres mains, n’ait été que le cadavre d’un étranger quelconque ?
– Oh ! si l’idée vous afflige trop, vous pouvez ne pas aller jusque-là ! répondit Michel. Rien ne vous empêche de supposer que le corps ait appartenu à un homme que vous avez eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois, un compagnon de club, peut-être, peut-être même un client !
Maurice s’affala sur une chaise.
– Hé ! gémit-il, j’aurais bien découvert l’erreur, si le baril était venu jusque chez moi ! Et pourquoi n’y est-il pas venu ? Pourquoi est-il allé chez Pitman ? Et de quel droit Pitman s’est-il permis de l’ouvrir ?
– À ce propos-là, Maurice, dites-nous donc ce que vous avez fait de l’Hercule antique ? demanda Michel.
– Ce qu’il en a fait ? Il l’a brisé avec un hache-viande ! dit Jean. Les morceaux sont encore chez nous, dans la cave !
– Tout cela n’a aucune importance ! se hâta de déclarer Maurice. L’essentiel, c’est que j’aie retrouvé mon oncle, mon frauduleux tuteur ! Il m’appartient, lui, en tout cas ! Et la tontine aussi, elle m’appartient ! Je réclame la tontine ! J’affirme que l’oncle Masterman est mort !
– Il est temps que je mette un terme à cette folie, dit Michel, et cela une fois pour toutes ! Ce que vous affirmez est malheureusement presque vrai : en un certain sens, mon pauvre père est mort, et depuis longtemps déjà ! Mais ce n’est pas dans le sens de la tontine et j’espère que, dans ce sens-là, bien des années se passeront avant qu’il ne meure. Notre cher oncle Joseph l’a vu, ce matin même. Il vous dira que mon père est en vie, bien que, hélas ! son intelligence se soit à jamais éteinte !
– Il ne m’a pas reconnu ! – dit Joseph. Et pour rendre justice à ce vieux raseur, je dois ajouter que sa voix, en disant ces mots, frémissait d’une émotion sincère.
– Eh bien ! je vous retrouve