partie essentielle de nos quais de gares.
À l’heure susdite, si une personne connaissant John Dickson (de Ballarat) et Ezra Thomas (des États-Unis d’Amérique) s’était par hasard trouvée devant la grande entrée de la Gare de Waterloo, elle aurait eu la satisfaction de voir ces deux étrangers débarquer d’un fiacre, et pénétrer dans la salle des billets.
– Mais, au fait, quels noms allons-nous prendre ? demanda l’ex-Ezra Thomas, tout en assurant sur son nez les lunettes en verre de vitre qui, ce jour-là, lui avaient été dévolues par une faveur exceptionnelle.
– Hé ! mon garçon, pour ce qui est de vous, nous n’avons pas le choix ! répondit son compagnon. Vous aurez à vous appeler Bent Pitman ou rien du tout ! Quant à moi, j’ai l’idée que, aujourd’hui, je vais m’appeler Appleby(3). Un joli nom d’autrefois, Appleby : et avec un aimable parfum de vieux cidre de Devonshire. À ce propos, dites donc, si nous commencions par nous humecter un peu le sifflet ? Car l’entrevue menace d’être une rude épreuve !
– Si cela ne vous gênait pas trop, j’aimerais mieux attendre qu’elle fût achevée ! répondit Pitman. Oui, tout bien réfléchi, j’attendrai que l’entrevue soit achevée ! Je ne sais pas si vous avez la même impression que moi, monsieur Finsbury, mais la gare me paraît bien déserte, et toute remplie de bien étranges échos !
– Hé ! hé ! mon vieux, n’est-ce pas ? Vous jureriez que tous ces trains immobiles sont bondés d’agents de police, n’attendant qu’un signal pour se jeter sur nous ! Ah ! c’est ce qu’on appelle la conscience, le remords, mon pauvre Pitman !
D’un pas qui n’avait rien de martial, les deux amis arrivèrent enfin sur le quai de départ des trains de banlieue. À l’extrémité opposée, ils découvrirent la maigre figure d’un homme, appuyé contre un pilier. L’homme était évidemment plongé dans une profonde réflexion. Il avait les yeux baissés, et ne semblait pas s’apercevoir de ce qui se passait autour de lui.
– Holà ! dit tout bas Michel. Serait-ce là l’auteur de votre annonce ? En ce cas, j’aurais à vous fausser compagnie !
Puis, après une seconde d’hésitation :
– Ma foi, reprit-il plus gaiement, tant pis, je vais risquer la farce ! Vite, retournez-vous, et passez-moi les lunettes !
– Mais vous m’avez bien dit que vous me les laisseriez, aujourd’hui ! protesta Pitman.
– Oui, mais cet homme me connaît ! dit Michel.
– Vraiment ? Et comment s’appelle-t-il ? s’écria Pitman.
– La discrétion m’oblige à me taire là-dessus ! répondit l’avoué. Mais il y a une chose que je puis vous dire : si c’est lui qui est l’auteur de votre annonce (et ce doit être lui, car il a la mine égarée des débutants du crime), si c’est lui qui est l’auteur de l’annonce, vous pouvez marcher sans crainte, mon vieux, car je tiens le gaillard dans le creux de ma main !
L’échange ayant été dûment effectué, et Pitman se trouvant un peu réconforté par cette bonne nouvelle, les deux hommes s’avancèrent droit sur Maurice.
– Est-ce vous qui désirez voir monsieur William Bent Pitman ? demanda le professeur de dessin. Je suis Pitman !
Maurice leva la tête. Il aperçut devant lui un personnage d’une insignifiance presque indescriptible, en guêtres blanches, et avec un col de chemise rabattu trop bas, comme ceux qu’avaient portés les rapins trente ans auparavant. À une dizaine de pas derrière lui se tenait un autre individu, plus grand et plus râblé, mais dont le visage ne permettait guère une sérieuse étude physiognomonique, étant caché à peu près complètement par une moustache, des favoris, des lunettes, et un chapeau de feutre mou.
Le pauvre Maurice, depuis trois jours, n’avait point cessé de supputer l’apparence probable de l’homme qu’il imaginait être un des plus dangereux bandits des bas-fonds de Londres. Sa première impression, en apercevant le véritable Pitman, fut un certain désappointement. Mais un second coup d’œil sur le couple le convainquit que, malgré l’apparence, il ne s’était pas trompé sur le caractère réel du receleur de cadavres. Le fait est que jamais encore il n’avait vu d’hommes accoutrés d’une telle manière. « Évidemment des individus accoutumés à vivre en marge de la société ! » songea-t-il.
Puis, s’adressant à l’homme qui venait de lui parler, il dit :
– Je désire m’entretenir avec vous, seul à seul !
– Oh ! répondit Pitman, la présence de M. Appleby ne saurait me gêner. Il sait tout !
– Tout ? Savez-vous de quoi je suis venu vous parler ? s’écria Maurice. Le baril !…
Pitman devint tout pâle : mais c’était sa vertueuse indignation qui le faisait pâlir.
– Alors, c’est bien vous ! s’écria-t-il à son tour. Misérable !
– Puis-je vraiment parler devant lui ? – demanda Maurice en désignant le complice du bravo. – L’épithète que celui-ci venait de lui adresser, venant d’un tel homme, ne l’émouvait guère.
– Monsieur Appleby a été présent à toute l’affaire ! dit Pitman. C’est lui-même qui a ouvert le baril. Votre coupable secret lui est, dès maintenant, aussi connu qu’à votre Créateur et à moi !
– Eh bien ! alors, commença Maurice, qu’avez-vous fait de l’argent ?
– Je ne sais pas de quel argent vous voulez parler ! répondit énergiquement Pitman.
– Ah ! il ne faut pas me monter ce bateau-là ! déclara Maurice. J’ai découvert et suivi votre piste. Vous êtes venu à la gare, ici même, après vous être déguisé en ecclésiastique (sans craindre le sacrilège d’un tel déguisement !), vous vous êtes approprié mon baril, vous l’avez ouvert, vous avez supprimé le corps, et encaissé le chèque ! Je vous dis que j’ai été à la banque ! – cria-t-il. – Je vous ai suivi pas à pas, et vos dénégations sont un enfantillage stupide !…
– Allons, allons, Maurice, ne vous emballez pas ! dit tout à coup M. Appleby.
– Michel ! s’écria Maurice. Encore Michel !
– Mais oui, encore Michel ! répéta l’avoué. Encore et toujours, mon garçon, ici et partout ! Sachez que tous les pas que vous faites sont comptés ! Des détectives d’une habileté éprouvée vous suivent comme votre ombre, et viennent me rendre compte de vos mouvements tous les trois quarts d’heure. Oh ! je n’ai pas regardé à la dépense. Je fais les choses largement !
Le visage de Maurice était devenu d’un gris sale.
– Bah ! dit-il, peu m’importe ! Au contraire, je n’en suis que plus à l’aise pour ne rien cacher. Cet homme a encaissé mon chèque ; c’est un vol, et je veux qu’il me rende l’argent !
– Écoutez-moi, Maurice ! dit Michel. Croyez-vous que je veuille vous mentir ?
– Je n’en sais rien ! répondit Maurice. Je veux mon argent !
– Moi seul ai touché au corps ! dit Michel.
– Vous ? s’écria Maurice, en reculant d’un pas. Mais alors pourquoi n’avez-vous pas déclaré la mort ?
– Que diable voulez-vous dire ? demanda son cousin.
– Enfin, suis-je fou, gémit Maurice, ou bien est-ce vous qui l’êtes ?
– Je crois que ce doit être plutôt Pitman ! hasarda Michel.
Et les trois hommes se regardèrent, ébahis.
– Tout cela est affreux ! reprit Maurice. Affreux ! Je ne comprends pas un seul mot de ce qu’on me dit !
– Ni moi non plus, parole d’honneur ! dit Michel.
– Et puis, au nom du ciel, pourquoi des favoris et une moustache ? s’écria Maurice en désignant du doigt son cousin, comme si celui-ci avait été un spectre. Est-ce mon cerveau qui déménage ? Pourquoi des favoris et une moustache ?
– Oh ! cela n’est qu’un détail sans importance ! se hâta d’affirmer Michel.
Il y eut de nouveau un silence, pendant lequel Maurice fut dans une disposition d’esprit pareille à celle où il se serait trouvé si on l’avait lancé en l’air, sur un trapèze, du sommet de la cathédrale de Saint-Paul.
– Récapitulons un peu ! dit enfin Michel. À moins que tout ceci ne soit vraiment qu’un rêve, auquel cas je voudrais bien que Catherine se hâtât de m’apporter mon café au lait ! Donc, mon ami Pitman, ici présent, a reçu un baril, qui, à ce que nous voyons maintenant, vous était destiné ! Le baril contenait le cadavre d’un homme. Comment ou pourquoi vous l’avez tué…
– Jamais je n’ai porté la main sur lui ! protesta Maurice. Oui, voilà ce dont j’ai toujours craint qu’on me soupçonnât ! Mais pensez-y un peu, Michel. Vous savez que je ne suis pas de cette espèce-là ! Avec tous mes défauts, vous savez que je ne voudrais pas toucher à un cheveu de la tête d’autrui ! Et, d’ailleurs, vous savez que sa mort signifiait ma ruine. C’est à Browndean qu’il a été tué, dans ce maudit accident !
Tout à coup, Michel eut un éclat de rire si violent et si prolongé que ses deux compagnons supposèrent, sans l’ombre d’un doute possible, que sa raison venait de l’abandonner. En vain il s’efforçait de reprendre son calme ; au moment où il se croyait enfin sur le point d’y réussir, une nouvelle vague de fou rire accourait et le soulevait. Et je dois ajouter que, de toute cette dramatique entrevue, ce fut là l’épisode le plus sinistre : Michel se tordant d’un rire insensé, pendant que Pitman et Maurice, réunis par une même épouvante, échangeaient des regards pleins d’anxiété.
– Maurice – bredouilla enfin l’avoué entre deux bouffées de son rire – je comprends tout, à présent. Et vous aussi, vous allez tout comprendre, sur un seul mot que je vais vous dire ! Sachez donc que, jusqu’à l’instant de tout à l’heure, je n’avais pas deviné que ce corps était celui de l’oncle Joseph !
Cette déclaration relâcha un peu la tension