et n’était pas homme à n’en point profiter plus tard contre lui. Fixer le rendez-vous dans la maison de Pitman ? Bien dangereux, cela aussi. Maurice se représentait trop bien ce que devait être cette maison, une sinistre tanière, dans Holloway, avec une trappe secrète dans chacune des chambres ; une maison où l’on pouvait entrer en pardessus d’été et en bottines vernies, pour en sortir, une heure plus tard, sous la forme d’un hachis de viande dans un panier de boucher ! C’était là, d’ailleurs, l’inconvénient fatal d’une liaison avec un complice trop entreprenant : Maurice s’en rendait compte, non sans un petit frisson. « Jamais je n’aurais rêvé que je dusse en venir un jour à désirer une société comme celle-là ! » se disait-il.
Enfin une brillante idée lui surgit à l’esprit. La Gare de Waterloo, un lieu public, et cependant suffisamment désert à de certaines heures ! Et ce n’était pas tout ! Mais aussi un lieu dont le nom seul devait faire battre plus fort le cœur de Pitman ; un lieu dont le choix, pour le rendez-vous, allait suggérer au ruffian qu’on connaissait au moins un de ses coupables secrets !
Maurice prit donc une feuille de papier, et se mit à rédiger l’esquisse d’une annonce :
AVIS.
WILLIAM BENT PITMAN, si ses yeux tombent par hasard sur le présent avis, est informé qu’il pourra apprendre quelque chose d’avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures à quatre heures de l’après-midi, sur le quai de départ des lignes de banlieue, à la Gare de Waterloo.
Maurice relut avec la plus vive satisfaction le petit morceau de littérature qu’il venait d’improviser. « Pas mal, vraiment ! se dit-il. Quelque chose d’avantageux pour lui n’est peut-être pas d’une exactitude rigoureuse ; mais c’est tentant, c’est original, et, en somme, on n’a pas à prêter serment avant d’être admis à faire passer une annonce ! Tout ce que je demande au ciel, jusqu’à dimanche, c’est de pouvoir me procurer un peu d’argent de poche pour mes repas, pour les frais de l’annonce, et aussi pour… Mais non, ne gaspillons pas nos fonds en envoyant des mandats à Jean ! Je lui enverrai simplement encore quelques journaux comiques. Oui, mais où trouver de l’argent ? »
Il s’approcha de l’armoire où était renfermée sa collection de bagues à cachets… Mais, soudain, le collectionneur se révolte en lui : « Non, non ; je ne veux pas ! s’écria-t-il. Pour rien au monde je ne dépareillerai ma série ! Plutôt voler ! »
Il s’élança dans le salon, et y prit en hâte quelques curiosités rapportées jadis par l’oncle Joseph, une paire de babouches turques, un éventail de Smyrne, un narghilé égyptien, un mousqueton garanti comme ayant appartenu à un bandit de Thrace, et une poignée de coquillages, avec leurs noms écrits en latin sur des étiquettes.
XIV
OÙ WILLIAM BENT PITMAN APPREND QUELQUE CHOSE D’AVANTAGEUX POUR LUI
Le dimanche matin, William Bent Pitman se leva à son heure habituelle, mais dans une disposition un peu moins mélancolique que celle où il avait vécu depuis la malencontreuse arrivée du baril. C’est que, la veille de ce dimanche, une fructueuse addition avait été faite à sa famille, sous les espèces d’un pensionnaire. Le pensionnaire avait été amené par Michel Finsbury, qui avait aussi fixé le prix de la pension, et en avait garanti le paiement régulier ; mais, sans doute par un nouvel effet de son irrésistible manie de mystification, Michel avait fait à Pitman un portrait le moins engageant possible du vieillard qu’il installait à son foyer. Il avait laissé à entendre à l’artiste que ce vieillard, qui d’ailleurs était de ses proches parents, ne devait être traité qu’avec une grande méfiance. « Ayez soin d’éviter toute familiarité avec lui ! avait-il dit ; je connais peu d’hommes dont le commerce soit plus dangereux ! » De telle sorte que Pitman, d’abord, n’avait abordé son pensionnaire que très timidement : et grande avait été sa surprise à découvrir que ce vieillard, qu’on lui avait dit terrible, était en réalité un excellent homme.
Au dîner, le pensionnaire avait poussé la complaisance jusqu’à s’occuper des trois enfants de Pitman, à qui il avait appris une foule de menus détails curieux sur divers sujets ; et jusqu’à une heure du matin, ensuite, il s’était entretenu avec l’artiste, dans l’atelier de celui-ci, l’éblouissant par la variété et la sûreté de ses connaissances. En un mot, le bon Pitman avait été ravi, et, maintenant encore, lorsqu’il se rappelait l’excellente soirée de la veille, un sourire, depuis longtemps envolé, reparaissait dans ses yeux. « Ce vieux M. Finsbury est pour nous une acquisition des plus précieuses ! » songeait-il en se rasant devant la fenêtre. Et quand, sa toilette achevée, il entra dans la petite salle à manger, où le couvert se trouvait déjà mis pour le déjeuner, c’est presque avec une cordialité de vieil ami qu’il serra la main de son pensionnaire.
– Je suis enchanté de vous voir, mon cher monsieur ! dit-il. J’espère que vous n’avez pas trop mal dormi ?
– Les personnes de mœurs sédentaires se plaignent volontiers du trouble qu’apporte à leur sommeil l’obligation de dormir dans un nouveau lit ! répondit le pensionnaire. Et je sais bien que ces personnes, d’après la statistique, forment une majorité plus considérable encore qu’on ne pourrait le supposer. Et quand je dis : « l’obligation de dormir dans un nouveau lit, » vous entendez naturellement que ce n’est là qu’une manière de parler ; car le lit peut être ancien, encore que, pour celui qui y couche, il paraisse nouveau ! Nous avons ainsi dans notre langue une foule de locutions singulières, et qui vaudraient la peine d’être rectifiées. Mais pour ce qui est de moi, monsieur, accoutumé, comme je l’ai été longtemps, à une vie de changement presque continuel, je dois dire que j’ai, en somme, parfaitement dormi !
– Je suis ravi de l’apprendre ! dit avec chaleur le professeur de dessin. Mais je vois, monsieur, que je vous ai interrompu dans la lecture de votre journal !
– Le journal du dimanche est une des nouveautés de notre temps ! répondit M. Finsbury. On dit qu’en Amérique il a encore pris plus d’importance que chez nous. Bon nombre de journaux du dimanche, en Amérique, ont des centaines de colonnes, dont la moitié au moins, d’ailleurs, est réservée aux annonces. Dans d’autres pays, les journaux quotidiens paraissent même le dimanche, de telle sorte que des journaux spéciaux comme ceux-ci n’y ont point de raison d’être. Le journalisme contemporain, monsieur, se manifeste sous une infinité de formes différentes : ce qui ne l’empêche pas d’être partout, au même degré, le grand agent de l’éducation et du progrès humains. Qui pourrait croire, monsieur, qu’une chose aussi indispensable, qu’une telle chose, dis-je, n’ait pas existé de tout temps ? Et cependant les journaux sont d’une invention relativement récente : le premier en date… Mais tout cela, pour intéressant que cela soit à connaître, n’est, de ma part, qu’une digression. Ce que je voulais vous demander, monsieur, était ceci : êtes-vous, comme moi, un lecteur assidu de notre presse nationale ?
– Oh ! vous savez, s’excusa Pitman, pour nous, artistes, la presse ne saurait avoir le même intérêt que pour…
– En ce cas, interrompit Joseph, il se peut que vous ayez laissé échapper sans la remarquer une annonce qui a paru dans divers journaux, les jours passés, et que je retrouve, ce matin, dans le Sunday Times ! Le nom, sauf une variante de peu d’importance, ressemble fort à votre nom. Si vous voulez bien, je vais vous lire cela tout haut !
Et, du ton qui lui servait pour ses citations publiques, il lut :
AVIS.
WILLIAM BENT PITMAN, si ses yeux tombent par hasard sur le présent avis, est informé qu’il pourra apprendre quelque chose d’avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures à quatre heures de l’après-midi, sur le quai de départ des lignes de banlieue, à la Gare de Waterloo.
– Est-ce que vraiment c’est imprimé sur le journal ? s’écria Pitman. Voyons ! Bent ? Cela doit être une faute d’impression. Quelque chose d’avantageux pour moi ? Monsieur Finsbury, permettez-moi de vous demander une faveur ! Je sais combien ce que je vais vous dire sonnera étrangement à vos oreilles ; mais, voyez-vous, il y a des raisons d’ordre tout intime qui me font désirer que cette petite affaire reste absolument entre nous ! Je voudrais beaucoup que mes enfants… Je vous assure, cher monsieur, qu’il n’y a, dans ce secret, rien de déshonorant pour moi : des raisons d’ordre intime, rien de plus ! Et d’ailleurs j’achèverai de mettre votre conscience en repos quand je vous aurai dit que l’affaire en question est connue de notre ami commun, M. Michel, qui, la connaissant, n’a pas cru devoir me retirer sa précieuse estime !
– Un seul mot suffisait, monsieur Pitman ! répondit Joseph avec une de ses révérences orientales.
Une demi-heure plus tard, le professeur de dessin trouva Michel dans son lit avec un livre ; l’avoué offrait une parfaite image du repos et de la bonne humeur.
– Salut, Pitman, dit-il en déposant son livre. Quel vent vous amène, à cette heure du jour ? Vous devriez être à l’église, mon ami !
– Je ne suis guère en train d’aller à l’église aujourd’hui, monsieur Finsbury ! répondit l’artiste. Une nouvelle catastrophe menace de fondre sur moi, monsieur !
Et il tendit à Michel l’annonce du journal.
– Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Michel en sursautant dans son lit.
Puis, après avoir étudié l’annonce pendant un instant :
– Pitman, je me moque tout à fait du document que voici