– Allons, encore une fois !
Du fond de son humiliation, Harker considéra l’homme qui venait de parler. Il vit un solide gaillard d’une quarantaine d’années, hâlé de soleil, rasé, et qui escortait la carriole avec une démarche toute militaire, en faisant tourner un gourdin dans sa main. Ses vêtements étaient en très mauvais état : mais il paraissait propre et plein de dignité.
– Je ne suis qu’un pauvre commençant, murmura le pauvre Harker, je ne croyais pas que quelqu’un m’entendît !
– Eh bien ! vous me plaisez ainsi ! dit l’homme. Vous commencez peut-être un peu tard, mais ce n’est pas un mal. Allons, je vais moi-même vous aider un peu ! faites-moi une place à côté de vous !
Dès l’instant suivant, l’homme à l’allure militaire était assis sur le siège, et tenait en main le flageolet. Il secoua d’abord l’instrument, en mouilla l’embouchure, à la manière des artistes éprouvés, parut attendre l’inspiration d’en haut, et se lança enfin dans la Fille que j’ai laissée derrière moi. Son exécution manquait peut-être un peu de finesse : il ne savait pas donner au flageolet cette aérienne douceur qui, entre certaines mains, fait de lui le digne équivalent des oiseaux des bois. Mais pour le feu, la vitesse, et l’aisance coulante du jeu, il était sans rival. Et Harker l’écoutait de toutes ses oreilles. La Fille que j’ai laissée derrière moi, d’abord, le pénétra de désespoir, en lui donnant conscience de sa propre infériorité. Mais le Plaisir du soldat, ensuite, le souleva, par-dessus la jalousie, jusqu’à l’enthousiasme le plus généreux.
– À votre tour ! lui dit l’homme à l’allure militaire, en lui offrant le flageolet.
– Oh ! non, pas après vous ! s’écria Harker. Vous êtes un artiste !
– Pas du tout ! répondit modestement l’inconnu : un simple amateur, tout comme vous. Et je vais vous dire mieux que cela ! J’ai une manière à moi de jouer du flageolet : vous, vous en avez une autre, et je préfère la vôtre à la mienne. Mais, voyez-vous, j’ai commencé quand je n’étais encore qu’un gamin, avant de me former le goût ! Allons, jouez-nous encore cet air ! Comment donc cela est-il ?…
Et il affecta de faire un grand effort pour se rappeler le Garçon de charrue.
Un timide espoir (et d’ailleurs insensé) jaillit dans la poitrine de Harker. Était-ce possible ? Y avait-il vraiment « quelque chose » dans son jeu ? Le fait est que lui-même, parfois, avait eu l’impression d’une certaine richesse poétique, dans les sons qu’il émettait. Serait-il, par hasard, un génie ? Et, pendant qu’il se posait cette question, l’inconnu continuait vainement à tâtonner, sans pouvoir retrouver l’air du Garçon de charrue.
– Non ! dit enfin le pauvre Harker. Ce n’est pas tout à fait ça ! Tenez, voici comment ça commence !… Oh ! rien que pour vous montrer !
Et il prit le flageolet entre ses lèvres. Il joua l’air tout entier, puis une seconde fois, puis une troisième ; son compagnon essaya de nouveau de le jouer, et échoua de nouveau. Et quand Harker comprit que lui, le timide débutant, était en train de donner une véritable leçon à ce flûtiste expérimenté, et que ce flûtiste, son élève, ne parvenait toujours pas à l’égaler, comment vous dirai-je de quels rayons glorieux s’illumina pour lui la campagne qui l’entourait ? comment, – à moins que le lecteur ne soit lui-même un flûtiste amateur, – comment pourrai-je lui faire entendre le degré d’idiote vanité où atteignit le malheureux garçon ? Mais, au reste, un seul fait suffira à dépeindre la situation : désormais, ce fut Harker qui joua, et son compagnon se borna à écouter, et à approuver.
Tout en écoutant, cependant, il n’oubliait pas cette habitude de prudence militaire qui consiste à regarder toujours devant et derrière soi. Il regardait, derrière lui, et comptait la valeur des colis divers que contenait la carriole, s’efforçant de deviner le contenu des nombreux paquets entourés de papier gris, de l’importante corbeille, de la caisse de bois blanc ; et se disant que le grand piano, soigneusement emballé dans sa caisse toute neuve, pourrait être en somme une assez bonne affaire, s’il n’y avait pas, du fait de ses dimensions, une difficulté considérable à l’utiliser. Et l’inconnu regardait devant lui, et il apercevait, dans un coin de la prairie, un petit cabaret rustique tout entouré de roses. « Ma foi, je vais toujours essayer le coup ! » conclut-il. Et, aussitôt, il proposa un verre d’eau-de-vie.
– C’est que… je ne suis pas buveur ! dit Harker.
– Écoutez-moi ! interrompit son compagnon. Je vais vous dire qui je suis ! Je suis le sergent Brand, de l’armée coloniale. Cela vous suffira pour savoir si je suis ou non un buveur !
Peut-être la révélation du sergent Brand n’était-elle pas aussi significative qu’il le supposait. Et c’est dans une circonstance comme celle-là que le chœur des tragédies grecques aurait pu intervenir avec avantage, pour nous faire remarquer que le discours de l’inconnu ne nous expliquait que très insuffisamment ce qu’un sergent de l’armée coloniale avait à faire, le soir, vêtu de haillons, sur une route de village. Personne mieux que ce chœur ne nous aurait donné à entendre que, suivant toute vraisemblance, le sergent Brand devait avoir renoncé depuis quelque temps déjà à la grande œuvre de la défense nationale, et, suivant toute vraisemblance, devait, à présent, se livrer à l’industrie toute personnelle de la maraude et du cambriolage. Mais il n’y avait point de chœur grec présent en ce lieu ; et le guerrier, sans autres explications autobiographiques, se contenta d’établir que c’étaient deux choses très différentes, de s’enivrer régulièrement et de trinquer avec un ami.
Au cabaret du Lion Bleu, le sergent Brand présenta à son nouvel ami, M. Harker, un grand nombre d’ingénieux mélanges destinés à empêcher l’approche de l’intoxication. Il lui expliqua que l’emploi de ces mélanges était indispensable, au régiment, car, sans eux, pas un seul officier ne serait dans un état de sobriété suffisante pour assister, par exemple, aux revues hebdomadaires. Et le plus efficace de ces mélanges se trouvait être de combiner une pinte d’ale doux avec quatre sous de gin authentique. J’espère que, même dans le civil, mon lecteur saura tirer profit de cette recette, pour lui-même, ou pour un ami : car l’effet qu’elle produisit sur M. Harker fut vraiment celui d’une révolution. Le brave garçon eut à être hissé sur son siège, où il déploya dès lors une disposition d’esprit entièrement partagée entre le rire et la musique. Aussi le sergent se trouva-t-il tout naturellement amené à prendre les rênes de la voiture. Et, sans doute, avec l’humeur poétique de tous les artistes, avait-il un penchant tout particulier pour les beautés les plus solitaires du paysage anglais : car, après que la carriole eût voyagé pendant quelque temps sous sa direction, sans cesse les chemins qu’elle suivait étaient plus déserts, plus ombreux, plus éloignés des routes passantes.
Au reste, pour vous donner une idée des méandres que suivit la carriole, sous la conduite du sergent, je devrais publier ici un plan topographique du comté de Middlesex, et ce genre de plan est malheureusement bien coûteux à reproduire. Qu’il vous suffise donc d’apprendre que, peu de temps après la tombée de la nuit, la carriole s’arrêta au milieu d’un bois, et que, là, avec une tendre sollicitude, le sergent souleva d’entre les paquets, et déposa sur un tas de feuilles sèches, la forme inanimée du jeune Harker.
« Et si tu te réveilles avant demain matin, mon petit, songea le sergent, il y aura quelqu’un qui en sera bien surpris ! »
De toutes les poches du camionneur endormi, il retira doucement ce qu’elles contenaient, c’est-à-dire, surtout, une somme de dix-sept shillings et huit pence. Après quoi, remontant sur le siège, il remit le cheval en marche. « Si seulement je savais un peu où je suis, ce serait une bien bonne farce ! se dit-il. D’ailleurs, voici un tournant ! »
Il le tourna, et se trouva sur la berge de la Tamise. À cent pas de lui, les lumières d’un yacht brillaient gaiement ; et tout près de lui, si près qu’il ne pouvait songer à n’en être pas vu, trois personnes, une dame et deux messieurs, allaient délibérément à sa rencontre. Le sergent hésita une seconde : puis, se fiant à l’obscurité, il s’avança. Alors un des deux hommes, qui était de l’apparence la plus imposante, s’avança au milieu du chemin et leva en l’air une grosse canne par manière de signal.
– Mon brave homme, cria-t-il, n’auriez-vous pas rencontré la voiture d’un camionneur ?
Le sergent Brand ne laissa pas d’accueillir cette question avec un certain embarras.
– La voiture d’un camionneur ? répéta-t-il d’une voix incertaine. Ma foi, non, monsieur !
– Ah ! fit l’imposant gentleman, en s’écartant pour laisser passer le sergent. La dame et le second des deux hommes se penchèrent en avant, et parurent examiner la carriole avec la plus vive curiosité.
« Je me demande ce que diable ils peuvent avoir ? » songea le sergent Brand. Il pressa son cheval, mais non sans se retourner discrètement une fois encore, ce qui lui permit de voir le trio debout au milieu de la route, avec tout l’air d’une active délibération. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que, parmi les grognements articulés qui sortirent alors de la bouche du camionneur improvisé, le mot « police » ait figuré au premier plan. Et Brand fouettait sa bête, et celle-ci, galopant de son mieux (ce qui n’était encore qu’un galop très relatif), courait dans la direction de Great Hamerham. Peu à peu, le bruit des sabots et le grincement des