jeter dans une des cheminées de la ville ? toute sorte d’obstacles matériels rendaient une telle entreprise presque impraticable. Lancer le corps par la portière d’un wagon, ou bien du haut de l’impériale d’un omnibus : hélas ! il n’y fallait point penser. Amener le corps sur un yacht et le noyer ensuite, oui, cela se concevait déjà mieux : mais que de dépenses, pour un homme de ressources restreintes ! La location du yacht, l’entretien de l’équipage, tout cela aurait été ruineux même pour un capitaliste. Soudain, Gédéon se rappela les pavillons, en forme de bateaux, qu’il avait vus la veille sur la Tamise. Et ce souvenir fut pour lui un trait de lumière.
Un compositeur de musique – appelé, par exemple, Jimson, – pouvait fort bien, comme jadis le musicien immortalisé par Hogarth, souffrir dans son inspiration du tapage de Londres. Il pouvait fort bien être pressé par le temps, pour achever un opéra : par exemple, un opéra-comique intitulé Orange Pekoe ; une légère fantaisie chinoise dans le genre du Mikado. Orange Pekoe, musique de Jimson – « le jeune maëstro, un des maîtres les mieux doués de notre nouvelle école anglaise – le ravissant quintette des mandarins, une vigoureuse entrée des batteries, etc., etc., » d’un seul coup, le personnage complet de Jimson, avec sa musique, se dressa en pied dans l’esprit de Gédéon. Quoi de plus naturel, quoi de plus acceptable, que l’arrivée soudaine de Jimson dans un tranquille village des bords de l’eau, en compagnie d’un grand piano à queue et de la partition inachevée d’Orange Pekoe ? La disparition du susdit maëstro, quelques jours plus tard, ne laissant derrière lui qu’un piano, vidé de ses cordes ; cela, assurément, paraîtrait moins naturel. Mais cela même ne serait pas tout à fait inexplicable. On pourrait fort bien, en somme, supposer que Jimson, devenu fou par suite des difficultés d’un chœur en double fugue, avait commencé par détruire son piano, et s’était enfin jeté lui-même dans la rivière. N’était-ce pas là, en vérité, une catastrophe tout à fait digne d’un jeune musicien de la nouvelle école ?
« Pardieu, il faudra bien que ça marche comme ça ! s’écria Gédéon. Jimson va nous tirer d’affaire ! »
XI
LE MAESTRO JIMSON
M. Édouard Hugues Bloomfield ayant annoncé l’intention de diriger son yacht du côté de Maidenhead, on ne s’étonnera pas que le maestro Jimson ait porté son choix vers une direction opposée. Dans le voisinage de la gentille bourgade riveraine de Padwick, il se souvenait d’avoir vu, récemment encore, un ancien pavillon sur pilotis, poétiquement abrité par un bouquet de saules. Ce pavillon l’avait toujours séduit par un certain air d’abandon et de solitude, lorsque, dans ses parties de canotage, il était passé près de lui ; et il avait même eu l’intention d’y placer une des scènes du Mystère de l’Omnibus ; mais il avait dû y renoncer, au dernier moment, en raison des difficultés imprévues que lui avait présentées la nécessité d’une description appropriée au charme de l’endroit. Il y avait renoncé, et maintenant il s’en félicitait en songeant qu’il allait avoir à se servir du pavillon pour un usage infiniment plus sérieux.
Jimson, personnage de la mise la plus banale, mais de manières particulièrement insinuantes, n’eut pas de peine à obtenir que le propriétaire du pavillon le lui louât pour une durée d’un mois. Le prix du loyer, d’ailleurs insignifiant, fut convenu aussitôt, la clef fut échangée contre une petite avance d’argent, et Jimson se hâta de revenir à Londres, pour s’occuper du transport du piano.
– Je serai de retour demain matin, sans faute ! déclara-t-il au propriétaire. On attend mon opéra avec tant d’impatience, voyez-vous ? que je n’ai pas une minute à perdre pour le terminer !
Et, en effet, vers une heure de l’après-midi, le lendemain, vous auriez pu voir Jimson cheminant sur la route qui longe le fleuve, entre Padwick et Haverham. Dans une de ses mains il tenait un panier, renfermant des provisions ; dans l’autre, une petite valise où se trouvait sans doute la partition inachevée. On était au début d’octobre ; le ciel, d’un gris de pierre, était parsemé d’alouettes, la Tamise brillait faiblement comme un miroir de plomb, et les feuilles jaunes des marronniers craquaient sous les pieds du compositeur. Il n’y a point de saison, en Angleterre, qui stimule davantage les forces vitales, et Jimson, bien qu’il ne fût pas sans quelques ennuis, fredonnait un air (de sa composition, peut-être ?) tout en marchant.
À deux ou trois milles au-dessus de Padwick, la berge de la Tamise est particulièrement solitaire. Sur la berge opposée, les arbres d’un parc arrêtent l’horizon, ne laissant entrevoir que le haut des cheminées d’une vieille maison de campagne. Sur la berge de Padwick, entre les saules, s’avance le pavillon, un ancien bateau hors d’usage, et si souillé par les larmes des saules avoisinants, si dégradé, si battu des vents, si négligé, si hanté de rats, si manifestement transformé en un magasin de rhumatismes que j’aurais, pour ma part, une forte répugnance à m’y installer.
Et pour Jimson aussi ce fut un moment assez lugubre, celui où il enleva la planche qui servait de pont-levis à sa nouvelle demeure, et où il se trouva seul dans cette malsaine forteresse. Il entendait les rats courir et sauter sous le plancher, les gonds de la porte gémissaient comme des âmes en peine ; le petit salon était encombré de poussière, et avait une affreuse odeur d’eau moisie. Non, on ne pouvait point considérer cela comme un domicile bien gai, même pour un compositeur absorbé dans une œuvre chérie ; mais combien moins gai encore pour un jeune homme tout bourrelé d’alarmes, et occupé à attendre l’arrivée d’un cadavre !
Il s’assit, nettoya de son mieux une moitié de la table, et attaqua le déjeuner froid que contenait son panier. En prévision d’une enquête possible sur le sort de Jimson, il avait jugé indispensable de ne pas se laisser voir : de telle sorte qu’il était résolu à passer la journée entière sans sortir du pavillon. Et, toujours afin de corroborer sa fable, il avait apporté dans sa valise non seulement de l’encre et des plumes, mais un gros cahier de papier à musique, du format le plus imposant qu’il avait pu trouver.
« Et maintenant, à l’ouvrage ! » se dit-il, dès qu’il eut satisfait son appétit. « Il faut que je laisse des traces de l’activité de mon personnage ! » Et il écrivit, en belles lettres rondes :
ORANGE PEKOE
Op. 17
J.-B. JIMSON
PARTITION DE PIANO ET CHANT
« Je ne suppose pas que les grands compositeurs commencent leur travail de cette manière-là, songea Gédéon ; mais Jimson est un original, et d’ailleurs je serais bien en peine de commencer autrement. Une dédicace, à présent, voilà qui ferait un excellent effet. Par exemple : Dédié à… voyons !… Dédié à William Ewart Gladstone, par son respectueux serviteur J.-B. J. Allons, il faut tout de même y ajouter un peu de musique ! Je ferai mieux d’éviter l’ouverture : je crains que cette partie n’offre trop de difficultés. Si j’essayais d’un air pour le ténor ? À la clef, – oh ! soyons ultra-moderne ! – sept bémols ! »
Il fit comme il disait, non sans peine, puis s’arrêta et se mit à mâchonner le bout de son porte-plume. La vue d’une feuille de papier réglé ne suffit pas toujours pour provoquer l’inspiration, surtout chez un simple amateur ; et la présence de sept bémols à la clef n’est pas non plus un encouragement à l’improvisation. Gédéon jeta sous la table la feuille commencée.
« Ces ébauches jetées sous la table aideront à reconstituer la personnalité artistique de Jimson ! » se dit-il pour se consoler. Et de nouveau il sollicita la muse, en divers tons et sur diverses feuilles de papier ; mais tout cela avec si peu de résultats qu’il en fut effaré. « C’est étrange comme il y a des jours où on n’est pas en train ! se dit-il ; et pourtant il faut absolument que Jimson laisse quelque chose ! » Et de nouveau il trima sur sa tâche.
Bientôt la fraîcheur pénétrante du pavillon commença à l’envahir tout entier. Il se leva, et, à la contrariété évidente des rats, marcha de long en large dans la chambre. Hélas ! il ne parvenait pas à se réchauffer. « C’est absurde ! se dit-il. Tous les risques me sont indifférents, mais je ne veux pas attraper une bronchite. Il faut que je sorte de cette caverne ! »
Il s’avança sur le balcon, et, pour la première fois, regarda du côté de la rivière. Et aussitôt il tressaillit de surprise. À quelques cents pas plus loin, un yacht reposait à l’ombre des saules. Un élégant canot se balançait à côté du yacht ; les fenêtres de celui-ci étaient cachées par des rideaux d’une blancheur de neige ; et un drapeau flottait à la poupe. Et plus Gédéon considérait ce yacht, plus son dépit se mêlait de stupéfaction. Ce yacht ressemblait extrêmement à celui de son oncle : Gédéon aurait même juré que c’était bien celui de son oncle, sans deux détails qui rendaient l’identification impossible. Le premier détail, c’était que son oncle s’était dirigé vers Maidenhead, et ne pouvait donc se trouver à Padwick ; le second, encore plus probant, c’était que le drapeau attaché à l’arrière était le drapeau américain.
« Tout de même, quelle singulière ressemblance ! » songea Gédéon.
Et, pendant qu’ainsi il regardait et réfléchissait, une porte s’ouvrit, et une jeune dame s’avança sur le pont. En un clin d’œil, l’avocat était rentré dans son pavillon : il venait de reconnaître Julia