demanda-t-il, en s’installant dans le meilleur fauteuil.
– Il a été assez souffrant, ces jours derniers ! répondit Maurice. Il est resté à Browndean. Il prend soin de lui, et je suis seul ici, comme vous voyez !
Michel eut un sourire mystérieux.
– C’est que j’ai besoin de le voir pour une affaire pressante ! dit-il.
– Il n’y a pas de raison pour que je vous laisse voir mon oncle, tandis que vous ne me laissez pas voir votre père ! répliqua Maurice.
– Ta, ta, ta ! dit Michel. Mon père est mon père ; mais le vieux Joseph est mon oncle à moi aussi bien que le vôtre, et vous n’avez aucun droit de le séquestrer !
– Je ne le séquestre pas ! dit Maurice, enragé. Il est souffrant ; il est dangereusement malade, et personne ne peut le voir !
– Eh bien ! je vais vous dire ce qui en est ! déclara Michel. Je suis venu pour m’entendre avec vous, Maurice ! ce compromis que vous m’avez proposé, au sujet de la tontine, je l’accepte !
Le malheureux Maurice devint pâle comme un mort, et puis rougit jusqu’aux tempes, dans un soudain accès de fureur contre l’injustice monstrueuse de la destinée humaine.
– Que voulez-vous dire ? s’écria-t-il. Je n’en crois pas un mot !
Et lorsque Michel l’eût assuré qu’il parlait sérieusement :
– En ce cas, s’écria-t-il en rougissant de nouveau, sachez que je refuse ! Voilà ! Vous pouvez mettre cela dans votre pipe, et le fumer !
– Oh ! oh ! fit aigrement Michel. Vous dites que votre oncle est dangereusement malade, et cependant vous ne voulez plus du compromis que vous m’avez vous-même proposé quand il était bien portant ! Il y a quelque chose de louche, là-dessous !
– Qu’entendez-vous par là ? hurla Maurice.
– Je veux dire simplement qu’il y a là-dessous quelque chose qui n’est pas clair ! expliqua Michel.
– Oseriez-vous faire une insinuation à mon adresse ? reprit Maurice, qui commençait à entrevoir la possibilité d’intimider son cousin.
– Une insinuation ? répéta Michel. Oh ! ne nous mettons pas à employer de grands mots comme celui-là ! Non, Maurice, essayons plutôt de noyer notre querelle dans une bouteille, comme deux galants cousins ! Les Deux galants cousins, comédie, parfois attribuée à Shakespeare ! ajouta-t-il.
Le cerveau de Maurice travaillait comme un moulin. « Soupçonne-t-il vraiment quelque chose ? Ou bien ne fait-il que parler au hasard ? et que dois-je faire ? Savonner, ou bien attaquer à fond ? En somme, savonner vaut mieux : cela me fera toujours gagner du temps ! »
– Eh bien ! – dit-il tout haut, et avec une pénible affectation de cordialité, – il y a longtemps que nous n’avons point passé une soirée ensemble, Michel, et quoique mes habitudes, comme vous savez, soient extrêmement tempérées, je vais faire aujourd’hui une exception pour vous. Excusez-moi un moment ! Je vais aller chercher dans la cave une bouteille de whisky !
– Pas de whisky pour moi ! dit Michel. Un peu du vieux champagne de l’oncle Joseph, ou rien du tout !
Pendant une seconde, Maurice hésita, car il n’avait plus que quelques bouteilles de ce vieux vin, et y tenait beaucoup ; mais, dès la seconde suivante, il sortit sans répondre un mot. Il avait compris que, en le dépouillant ainsi de la crème de sa cave, Michel s’était imprudemment exposé, et livré à lui.
« Une bouteille ? se dit-il. Par saint Georges, je vais lui en donner deux ! Ce n’est pas le moment de faire des économies ; et, une fois que l’animal sera complètement ivre, ce sera bien le diable si je n’arrive pas à lui arracher son secret ! »
Ce fut donc avec une bouteille sous chaque bras qu’il rentra dans la salle à manger. Il prit deux verres dans le buffet, et les remplit avec une grâce hospitalière.
– Je bois à votre santé, mon cousin ! s’écria-t-il gaiement. N’épargnez pas le vin, dans ma maison !
Debout près de la table, Michel vida son verre. Il le remplit de nouveau, et revint s’asseoir dans son fauteuil, emportant la bouteille avec lui. Et bientôt trois verres de vieux champagne, absorbés coup sur coup, produisaient un changement notable dans sa manière d’être.
– Savez-vous que vous manquez de vivacité d’esprit, Maurice ! observa-t-il. Vous êtes profond, c’est possible : mais je veux être pendu si vous avez l’esprit vif !
– Et qu’est-ce qui vous fait croire que je sois profond ? demanda Maurice avec un air de simplicité amusée.
– Le fait que vous ne voulez pas d’un compromis avec moi ! répondit Michel, qui commençait à s’exprimer avec beaucoup de difficulté. Vous êtes profond, Maurice, très profond, de ne pas vouloir de ce compromis ! Et vous avez là un vin qui est bien bon ! Ce vin est le seul trait respectable de la famille Finsbury. Savez-vous que c’est encore plus rare qu’un titre ! bien plus rare ! Seulement, quand un homme a dans sa cave du vin comme celui-là, je me demande pourquoi il ne veut pas d’un compromis !
– Mais, vous-même, vous n’en vouliez pas, jusqu’ici ! dit Maurice, toujours souriant. À chacun son tour !
– Je me demande pourquoi je n’en ai pas voulu ! Je me demande pourquoi vous n’en voulez pas ! reprit Michel. Je me demande pourquoi chacun de nous pense que l’autre n’a pas voulu du compromis ! Dites donc, savez-vous que c’est là un problème très… très re… très remarquable ? ajouta-t-il, non sans orgueil d’avoir enfin triomphé de tous les obstacles oraux qu’il avait trouvés sur sa route.
– Et quelle raison croyez-vous que j’aie pour refuser ? demanda adroitement Maurice.
Michel le regarda bien en face, puis cligna d’un œil.
– Ah ! vous êtes un malin ! dit-il. Tout à l’heure vous allez me demander de vous aider à sortir de votre pétrin. Et le fait est que je sais bien que je suis l’émissaire de la Providence ; mais, tout de même, pas de cette manière-là ! Vous aurez à vous en tirer tout seul, mon bon ami, ça vous remontera ! Quel terrible pétrin cela doit être, pour un jeune orphelin de quarante ans : la maison de cuirs, la banque, et tout le reste !
– J’avoue que je ne comprends rien à ce que vous voulez dire ! déclara Maurice.
– Je ne suis pas sûr d’y comprendre grand’chose moi-même ! dit Michel. Voici un vin excellent, monsieur, ex’lent vin. Mais revenons un peu à votre affaire, hein ? Donc, voilà un oncle de prix qui a disparu ! Eh bien ! tout ce que je veux savoir, c’est ceci : où est cet oncle de prix ?
– Je vous l’ai dit ; il est à Browndean ! répondit Maurice, en essuyant son front à la dérobée, car ces petites attaques répétées commençaient à le fatiguer réellement.
– Facile à dire, Brown… Brown… Hé, après tout, pas si facile à dire que ça ! s’écria Michel, irrité. Je veux dire que vous avez beau jeu à me répondre n’importe quoi. Mais ce qui ne me plaît pas là-dedans, c’est cette disparition complète d’un oncle ! Franchement, Maurice, est-ce commercial ?
Et il hochait la tête, tristement.
– Rien n’est plus simple, ni plus clair ! répondit Maurice, avec un calme chèrement payé. Pas l’ombre d’un mystère, dans tout cela ! Mon oncle se repose, à Browndean, pour se remettre de la secousse qu’il a subie dans l’accident !
– Ah ! oui, dit Michel, une rude secousse !
– Pourquoi dites-vous cela ? s’écria vivement Maurice.
– Oh ! je le dis en m’appuyant sur la meilleure autorité possible ! C’est vous-même qui venez de me le dire ! répliqua Michel. Mais si vous me dites le contraire, à présent, naturellement j’aurai à choisir entre les deux versions. Le fait est que… que j’ai renversé du vin sur le tapis ; on dit que ça leur fait du bien, aux tapis ! Le fait est que notre cher oncle… Mort, hein ?… Enterré ?
Maurice se dressa sur ses pieds.
– Qu’est-ce que vous dites ? hurla-t-il.
– Je dis que j’ai renversé du vin sur le tapis ! répondit Michel en se levant aussi. Mais c’est égal, je n’ai pas tout renversé ! Bien des amitiés au cher oncle, n’est-ce pas ?
– Vous voulez vous en aller ? demanda Maurice.
– Hé ! mon pauvre vieux, il le faut ! Forcé d’aller veiller un ami malade ! répondit Michel, en se tenant à la table pour ne pas tomber.
– Vous ne partirez pas d’ici avant de m’avoir expliqué vos allusions ! déclara Maurice d’un ton féroce. Qu’avez-vous voulu dire ? Pourquoi êtes-vous venu ici ?
Mais l’avoué était déjà parvenu jusqu’à la porte du vestibule.
– Je suis venu sans aucune mauvaise intention, je vous assure ! dit-il en mettant la main sur son cœur. Je vous jure que je n’ai pas eu d’autre intention que de remplir mon rôle d’agent de la Providence !
Puis il parvint jusqu’à la porte de la rue, l’ouvrit, non sans peine, et descendit vers le fiacre, qui l’attendait. Le cocher, brusquement réveillé d’un somme, lui demanda où il fallait le conduire.
Michel s’aperçut que Maurice l’avait suivi sur le seuil de la maison ; et une brillante inspiration lui vint à l’esprit.
« Ce garçon-là a besoin d’être remonté sérieusement ! » songea-t-il.
– Cocher, conduisez-moi à Scotland-Yard(1) ! dit-il tout haut, en se tenant à la roue. Car, enfin, cocher, il y a quelque chose de louche dans cet oncle et son accident ! Tout cela mérite d’être tiré au clair ! Conduisez-moi à Scotland-Yard !
– Vous ne pouvez pas me demander cela pour de