je me fonde sur un principe très sage, mais peu connu…
– Oh ! il est beaucoup plus connu que vous ne le supposez ! s’empressa de répondre Michel, entre deux gorgées de son eau-de-vie. C’est sur ce principe que je me fonde toujours moi-même quand l’envie me vient de boire un verre !
Le vieillard, qui était anxieux de se gagner la faveur de Michel, se mit à rire, d’un rire sans gaieté.
– Vous avez tant de verve, dit-il, que souvent vous m’amusez à entendre ! Mais j’en reviens à ce principe dont je voulais vous parler. Il consiste, en somme, à s’adapter toujours aux coutumes du pays où l’on est. Or, en France, par exemple, ceux qui veulent manger vont au café ou au restaurant ; en Angleterre, c’est dans des endroits comme celui-ci que le peuple a l’habitude de venir se rafraîchir. J’ai calculé que, avec des sandwichs, du thé, et un verre de bière à l’occasion, un homme seul peut vivre très commodément à Londres pour quatorze livres douze shillings par an !
– Oui, je sais ! répondit Michel. Mais vous avez oublié de compter les vêtements, le linge, et la chaussure. Quant à moi, en comptant les cigares et une petite partie de plaisir de temps à autre, j’arrive fort bien à me tirer d’affaire avec sept ou huit cents livres par an. Ne manquez pas de prendre note de cela, sur vos papiers !
Ce fut la dernière interruption de Michel. En bon neveu, il se résigna à écouter docilement le reste de la conférence qui, de l’économie politique, s’embrancha sur la réforme électorale, puis sur la théorie du baromètre, pour arriver ensuite à l’enseignement de l’arithmétique dans les écoles des sourds-muets. Là-dessus, la nouvelle sandwich étant achevée, les deux hommes sortirent de la taverne et se promenèrent lentement sur le trottoir de King’s Road.
– Michel, dit l’oncle, savez-vous pourquoi je suis ici ? C’est parce que je ne peux plus supporter mes deux gredins de neveux ! Je les trouve intolérables !
– Je vous comprends fort bien ! approuva Michel. Ne comptez pas sur moi pour prendre leur défense !
– Figurez-vous qu’ils ne voulaient jamais me laisser parler ! poursuivit amèrement le vieillard. Ils refusaient de me fournir plus d’un crayon par semaine ! Le journal, tous les soirs, ils l’emportaient dans leurs chambres pour m’empêcher d’y prendre des notes ! Or, Michel, vous me connaissez ! Vous savez que je ne vis que pour mes calculs ! J’ai besoin de jouir du spectacle varié et complexe de la vie, tel qu’il se révèle à moi dans les journaux quotidiens ! Et ainsi mon existence avait fini par devenir un véritable enfer lorsque, dans le désordre de ce bienheureux tamponnement de Browndean, j’ai pu m’échapper. Les deux misérables doivent croire que je suis mort, et essayer de cacher la chose pour ne pas perdre la tontine !
– Et, à ce propos, où en êtes-vous pour ce qui en est de l’argent ? demanda complaisamment Michel.
– Oh ! je suis riche ! répondit le vieillard. J’ai touché huit cents livres, de quoi vivre pendant huit ans. J’ai des plumes et des crayons à volonté ; j’ai à ma disposition le British Museum, avec ses livres. Mais c’est extraordinaire combien un homme d’une intelligence raffinée a peu besoin de livres, à un certain âge ! Les journaux suffisent parfaitement à l’instruire de tout !
– Savez-vous quoi ? dit Michel. Venez demeurer chez moi !
– Michel, répondit l’oncle Joseph, voilà qui est très gentil de votre part : mais vous ne vous rendez pas compte de ce que ma position a de particulier. Il y a, voyez-vous, quelques petites complications financières qui m’empêchent de disposer de moi aussi librement que je le devrais. Comme tuteur, vous savez, mes efforts n’ont pas été bénis du ciel ; et, pour vous dire la chose bien exactement, je me trouve tout à fait à la merci de cette bête brute de Maurice !
– Vous n’aurez qu’à vous déguiser ! s’écria Michel. Je puis vous prêter tout de suite une paire de lunettes en verres à vitre, ainsi que de magnifiques favoris rouges.
– J’ai déjà caressé cette idée, répondit le vieillard ; mais j’ai craint de provoquer des soupçons dans le modeste hôtel meublé que j’habite. J’ai constaté, à ce propos, que le séjour des hôtels meublés…
– Mais, dites-moi ! interrompit Michel. Comment diable avez-vous pu vous procurer de l’argent ? N’essayez pas de me traiter en étranger, mon oncle ! Vous savez que je connais tous les détails du compromis, et de la tutelle, et de la situation où vous êtes vis-à-vis de Maurice !
Joseph raconta sa visite à la banque, ainsi que la façon dont il y avait touché le chèque, et défendu que l’on avançât désormais aucun argent à ses neveux.
– Ah ! mais pardon ! Ça ne peut pas aller comme ça ! s’écria Michel. Vous n’aviez pas le droit d’agir ainsi !
– Mais tout l’argent est à moi, Michel ! protesta le vieillard. C’est moi qui ai fondé la maison de cuirs sur des principes de mon invention !
– Tout cela est bel et bon ! dit l’avoué. Mais vous avez signé un compromis avec votre neveu, vous lui avez fait abandon de vos droits : savez-vous, mon cher oncle, que cela signifie simplement les galères, pour vous ?
– Ce n’est pas possible ! s’écria Joseph. Il est impossible que la loi pousse l’injustice jusque-là !
– Et le plus cocasse de l’affaire, reprit Michel avec un éclat de rire soudain, c’est que, par-dessus le marché, vous avez coulé la maison de cuirs ! En vérité, mon cher oncle, vous avez une singulière façon de comprendre la loi : mais, pour ce qui est de l’humour, vous êtes impayable !
– Je ne vois rien là dont on ait à rire ! observa sèchement M. Finsbury.
– Et vous dites que Maurice n’a pas pouvoir pour signer ? demanda Michel.
– Moi seul ai pouvoir pour signer ! répondit Joseph.
– Le malheureux Maurice ! Oh ! le malheureux Maurice ! s’écria l’avoué, en sautant de plaisir. Et lui qui, en outre, s’imagine que vous êtes mort, et pense aux moyens de cacher la nouvelle !… Mais, dites-moi, mon oncle, qu’avez-vous fait de tout cet argent ?
– Je l’ai déposé dans une banque, et j’ai gardé vingt livres ! répondit M. Finsbury. Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Voici pourquoi ! dit Michel. Demain, un de mes clercs vous apportera un chèque de cent livres, en échange duquel vous lui remettrez le reçu de la Banque, afin qu’il aille au plus vite rapporter les huit cents livres à la Banque Anglo-Patagonienne, en fournissant une explication quelconque que je me chargerai d’inventer pour vous. De cette façon, votre situation sera plus nette ; et comme Maurice, tout de même, ne pourra pas toucher un sou en banque, à moins de faire un faux, vous voyez que vous n’aurez pas de remords à avoir de ce côté-là !
– C’est égal, j’aimerais mieux ne pas dépendre de votre bonté ! répondit Joseph en se grattant le nez. J’aimerais mieux pouvoir vivre de mon propre argent, maintenant que je l’ai !
Mais Michel lui secoua le bras.
– Il n’y aura donc pas moyen, lui cria-t-il, de vous faire comprendre que je travaille en ce moment à vous épargner le bagne !
Cela était dit avec tant de sérieux que le vieillard en fut effrayé.
– Il faudra, dit-il, que je tourne mon attention du côté de la loi ; ce sera pour moi un champ nouveau à explorer. Car bien que, naturellement, je comprenne les principes généraux de la législation, il y a beaucoup de ses détails que j’ai jusqu’à présent négligé d’examiner, et ce que vous m’apprenez là, par exemple, me surprend tout à fait. Cependant il se peut que vous ayez raison, et le fait est qu’à mon âge un long emprisonnement risquerait de m’être quelque peu préjudiciable. Mais avec tout cela, mon cher neveu, je n’ai aucun droit à vivre de votre argent !
– Ne vous inquiétez pas de cela ! fit Michel. Je trouverai bien un moyen de rentrer dans mes fonds !
Après quoi, ayant noté l’adresse du vieillard, il prit congé de lui au coin d’une rue.
« Quel vieux coquin, en vérité ! se dit-il. Et puis, comme la vie est une chose singulière ! Je commence à croire pour de bon que la providence m’a expressément choisi, aujourd’hui, pour la seconder. Voyons un peu ! Qu’ai-je fait depuis ce matin ? J’ai sauvé Pitman, j’ai enseveli un mort, j’ai sauvé mon oncle Joseph, j’ai remonté Forsyth, et j’ai bu d’innombrables verres de diverses liqueurs. Si maintenant, pour finir la soirée, j’allais faire une visite à mes cousins, et poursuivre auprès d’eux mon rôle providentiel ? Dès demain matin, je verrai sérieusement à tirer mon profit de tous ces événements nouveaux ; mais, ce soir, que la charité seule inspire ma conduite ! »
Vingt minutes après, et pendant que toutes les horloges sonnaient onze heures, le représentant de la Providence descendit d’un fiacre, ordonna au cocher de l’attendre, et sonna à la porte du numéro 16, dans John Street.
La porte fut aussitôt ouverte par Maurice lui-même.
– Oh ! c’est vous, Michel ? dit-il, en bloquant soigneusement l’étroite ouverture. Il est bien tard !
Sans répondre, Michel s’avança, saisit la main de Maurice, et la serra si vigoureusement que le pauvre garçon fit, malgré lui, un mouvement de recul, ce dont son cousin profita pour entrer dans l’antichambre et pour passer ensuite dans la salle à manger, avec Maurice sur ses talons.
– Où est mon oncle Joseph ?