d’en venir directement aux faits ?
– Monsieur est un homme pratique, à ce que je vois ! dit l’Australien. Eh bien ! oui, j’en arrive aux faits. Sachez donc, monsieur, qu’il s’agit d’une rupture de promesse de mariage !
Le malheureux Pitman était si peu préparé à cette situation nouvelle qu’il eut peine à retenir un cri.
– Mon Dieu ! dit Gédéon, les affaires de ce genre sont souvent très ennuyeuses ! Exposez-moi tous les détails du cas ! ajouta-t-il avec bonté. Si vous voulez que je vous vienne en aide, ne me cachez rien !
– Dites-lui tout vous-même ! dit à son compagnon Michel, qui, apparemment, avait conscience d’avoir achevé sa part du rôle. Mon ami va vous raconter tout cela ! ajouta-t-il en se tournant vers Gédéon, avec un bâillement. Et vous m’excuserez, n’est-ce pas ? si je ferme les yeux pour un instant ! J’ai passé la nuit au chevet d’un ami malade.
Pitman, absolument ahuri, regardait droit devant lui. La rage et le désespoir se mêlaient dans son âme innocente. Des idées de fuite, des idées même de suicide lui venaient, repartaient, et lui revenaient. Et toujours l’avocat attendait avec patience, et toujours l’artiste s’efforçait vainement de trouver des mots, n’importe lesquels.
– Oui, monsieur ! Il s’agit d’une rupture de promesse de mariage ! dit-il enfin à voix basse. Je… suis menacé d’un procès pour rupture de promesse de mariage !…
Arrivé à ce point de son discours, il voulut se tirer la barbe, en quête d’une inspiration nouvelle. Ses doigts se refermèrent sur le poli inaccoutumé d’un menton rasé ; et, du même coup, il sentit que tout ce qui lui restait d’espoir et de courage l’abandonnait irrémédiablement. Il se tourna vers Michel, et le secoua de toutes ses forces :
– Réveillez-vous ! lui cria-t-il avec colère. Je n’en viens pas à bout, et vous le savez bien !
– Il faut que vous excusiez mon ami, monsieur ! dit aussitôt Michel. Le fait est qu’il n’a pas été doué par la nature pour la narration. Mais au reste, – poursuivit-il, – l’affaire est des plus simples. Mon ami est un homme d’un tempérament passionné, et accoutumé à la vie patriarcale de son pays. Vous voyez la chose d’ici : un malheureux voyage en Europe, suivi de la malheureuse rencontre avec un soi-disant comte étranger, qui a une très jolie fille. M. Thomas a tout à fait perdu la tête. Il s’est offert, il a été accepté, et il a écrit, – écrit sur un ton que je suis sûr qu’il doit bien regretter à présent ! Si ces lettres étaient jamais produites en justice, c’en serait fait de l’honneur de M. Thomas !
– Dois-je comprendre… commença Gédéon.
– Non, non cher monsieur, reprit gravement l’Australien, il est impossible que vous compreniez tant que vous n’aurez pas vu les lettres en question !
– Voilà, en vérité, une circonstance fâcheuse ! dit Gédéon.
Plein de pitié, il lança un coup d’œil sur le coupable ; puis, voyant sur le visage de celui-ci toutes les marques d’une confusion affreuse, il se hâta de détourner les yeux.
– Mais cela ne serait encore rien, poursuivit sévèrement M. Dickson : et, certes, monsieur, certes, j’aurais souhaité de tout mon cœur que M. Thomas ne se fût point déshonoré comme il l’a fait. Il est sans excuse, monsieur ! Car il était fiancé, à ce moment, – il l’est même encore, – à la plus belle jeune fille de Constantinople, Ga.
– Ga ? demanda Gédéon, étonné.
– Mais oui, une abréviation courante ! dit Michel. On dit Ga, pour Georgia, de la façon que nous disons Co pour Compagnie.
– Je savais bien qu’on écrivait parfois ainsi, dit Gédéon, mais j’ignorais qu’on le prononçât de même !
– Oh ! vous pouvez bien me croire quand je vous le dis ! répondit Michel. Et maintenant, monsieur, vous pouvez comprendre par vous-même que, pour sauver mon malheureux ami, il va falloir déployer une habileté infernale ! Pour de l’argent, il y en a, et à volonté ! M. Thomas est tout prêt à souscrire, dès demain, un chèque de cent mille livres. Mais, au reste, monsieur Forsyth, nous avons mieux que ça ! Ce comte étranger, le comte Tarnow, comme il s’appelle, a tenu autrefois un magasin de cigares à Bayswater, sous le nom plus modeste de Schmidt. Sa fille, – si toutefois c’est sa fille, prenez bien note de ce point, monsieur ! – sa fille servait les clients dans le magasin. Et c’est elle qui, à présent, prétend épouser un homme de la situation sociale de M. Thomas ! Eh bien ! voyez-vous enfin ce que nous voulons ? Nous savons que ces misérables méditent un coup, et nous désirons les prévenir. Courez bien vite à Hampton-Court, où demeurent les Tarnow, et employez la menace, ou la corruption, ou bien les deux moyens, jusqu’à ce que vous vous soyez fait remettre les lettres ! Que si vous n’y parvenez pas, mon ami Thomas devra passer en justice, et perdre son honneur. Je serais moi-même forcé, en ce cas, de rompre toute relation avec lui ! ajouta le peu chevaleresque ami.
– Je crois bien qu’il y a quelques chances de succès pour nous, dans tout cela ! dit Gédéon. Savez-vous si ce Schmidt est connu de la police ?
– Nous l’espérons bien ! dit Michel. Nous avons bien des raisons de le supposer ! Remarquez déjà le fait que ces gens ont habité Bayswater ! Est-ce que le choix de ce quartier ne vous paraît pas bien suggestif ?
Pour la cinquième ou sixième fois depuis le commencement de cette remarquable entrevue, Gédéon se demanda s’il ne rêvait pas. « Mais non, se dit-il, l’excellent Australien aura sans doute trop copieusement déjeuné ! » Et il ajouta tout haut : « Jusqu’à quelle somme pourrai-je aller ? »
– J’ai l’idée que cinq mille livres suffiraient pour aujourd’hui ! dit Michel. Et maintenant, monsieur, que nous ne vous retenions pas davantage ! L’après-midi s’avance ; il y a des trains pour Hampton-Court toutes les demi-heures, et je n’ai pas besoin de vous décrire l’impatience de mon ami. Tenez ! voici un billet de cinq livres pour les premiers frais ! Et voici l’adresse !
Et Michel commença à écrire ; puis il s’arrêta, déchira le papier, et en mit les morceaux dans sa poche. – Non, dit-il, j’aime mieux vous dicter l’adresse ; mon écriture est trop illisible !
Gédéon inscrivit soigneusement l’adresse : « Comte Tarnow, villa Kurnaul, Hampton Court. » Il prit ensuite une autre feuille de papier, et y écrivit encore quelques mots.
– Vous m’avez dit que vous n’avez pas fait choix d’un avoué ! reprit-il. Voici l’adresse d’un avoué, qui, pour un cas de ce genre, est l’homme le plus habile de Londres !
Et il tendit le papier à Michel.
– Ah ! vraiment ! s’écria Michel, en lisant sa propre adresse sur le papier.
– Oui, je sais, vous aurez vu son nom mêlé à des affaires assez malpropres ! dit Gédéon ; mais lui-même est un homme parfaitement honorable, et d’une capacité reconnue. Il ne me reste plus, messieurs, qu’à vous demander où je pourrai vous retrouver, à mon retour de Hampton Court ?
– Au Grand-Hôtel Langham, naturellement ! répliqua Michel. Et, sans faute, à ce soir !
– Sans faute ! répondit Gédéon en souriant. Je puis venir à n’importe quelle heure, n’est-ce pas ?
– Absolument, absolument ! s’écria Michel, déjà debout pour prendre congé.
– Eh bien ! que pensez-vous de ce jeune homme ? demanda-t-il à Pitman, dès qu’ils se retrouvèrent dans la rue.
Pitman murmura quelque chose comme : « Un parfait idiot ! »
– Pas du tout ! se récria Michel. Il sait quel est le meilleur avoué de Londres, et cela seul suffirait pour faire son éloge ! Mais, dites donc, hein, ai-je été assez brillant ?
Pitman ne répondit rien.
– Holà ! dit Michel en lui posant la main sur l’épaule. Pourrait-on savoir quel est le nouveau grief de Pitman ?
– Vous n’aviez pas le droit de parler de moi comme vous l’avez fait ! s’écria l’artiste. Votre langage a été tout à fait odieux ! Vous m’avez blessé profondément.
– Moi ! mais je n’ai pas dit un seul mot de vous ! protesta Michel. J’ai parlé d’Ezra Thomas ; et je vous prie de vouloir bien vous rappeler qu’il n’existe personne de ce nom !
– N’importe ! vous m’en faites supporter de dures ! murmura l’artiste.
Cependant les deux amis étaient parvenus au coin de la rue, et là, sous la garde du fidèle commissionnaire, veillant sur lui avec un grand air de vertueuse dignité, là les attendait le piano, qui semblait un peu s’ennuyer dans la solitude de la charrette, tandis que la pluie découlait le long de ses pieds élégamment vernis.
Ce fut encore le commissionnaire qui fut mis en réquisition pour aller chercher cinq ou six robustes gaillards au cabaret le plus voisin, et, avec leur aide, s’engagea la dernière bataille de cette mémorable campagne. Tout porte à croire que M. Gédéon Forsyth ne s’était pas encore installé dans son compartiment du train de Hampton Court lorsque Michel ouvrit la porte de l’appartement du jeune voyageur, et que les porteurs, avec des grognements professionnels, déposèrent le grand Érard au milieu de la chambre.
– Voilà, dit triomphalement Michel à Pitman après avoir congédié les hommes. Et maintenant, une précaution suprême ! Il faut que nous lui laissions la clef du piano, et de telle manière qu’il ne manque pas à la trouver ! Voyons un peu !
Au centre du couvercle, sur le piano, il construisit une tour carrée avec des cigares et déposa la clef à