appétit. Mais, du ton le plus formel, il refusa à son compagnon la permission de boire plus d’un seul verre de la bouteille de champagne qui arrosait le repas.
– Non, non ! lui dit-il confidentiellement. Il faut que l’un de nous deux ne soit pas tout à fait ivre ! Comme dit le proverbe : « Un homme ivre, excellente affaire ; deux hommes ivres, tout est perdu ! »
Après le café, Michel fit un effort admirable pour prendre une mine grave. Il regarda son ami bien en face, et, d’une voix un peu pâteuse, mais sévère, s’adressa à lui :
– Assez de folies ! commença-t-il, très judicieusement. Arrivons à notre affaire ! Pitman, écoutez bien ce que je vais vous dire ! Sachez que je suis un Australien, un colon australien ! Mon nom est John Dickson, entendez-vous cela ? Et vous aurez certainement plaisir à apprendre que je suis riche, monsieur, très riche ! Le genre d’entreprises que nous méditons, Pitman, ne saurait être préparé avec trop de soin. Tout le secret du succès est dans la préparation. Aussi me suis-je constitué, depuis hier soir, une biographie complète, et je vous l’exposerais bien volontiers, si, par malheur, je ne venais pas de l’oublier tout à coup !
– Je ne sais pas si c’est que je suis idiot… balbutia Pitman.
– C’est cela même ! s’écria Michel. Complètement idiot ; mais riche, aussi, encore plus riche que moi ! J’ai supposé que cela vous ferait plaisir, Pitman, et j’ai décidé que vous nageriez littéralement dans l’or. Mais, par contre, je dois vous avouer que vous n’êtes qu’un Américain, et un fabricant de galoches en caoutchouc, par-dessus le marché. Encore n’est-ce point là tout votre malheur ! Sachez, mon pauvre ami, que vous vous appelez Ezra Thomas ! Et maintenant, ajouta Michel de son ton le plus sérieux, dites-moi qui nous sommes, vous et moi !
L’infortuné petit homme fut interrogé trois fois de suite, avant d’avoir bien appris par cœur la double leçon.
– Voilà ! s’écria enfin l’avoué. Nos plans sont prêts. Ne pas se contredire, c’est cela qui est l’essentiel.
– Mais je ne comprends pas très bien ?… objecta Pitman.
– Oh ! vous en comprendrez assez quand le moment sera venu ! dit Michel en se levant.
– Mais c’est que vous ne m’avez dit que nos noms ? reprit Pitman. Je ne vois toujours pas quelle histoire nous aurons à raconter ?
– Hé ! puisque je vous dis que j’en avais une et que je l’ai oubliée ! reprit Michel. Nous en serons quitte pour en inventer une autre !
– Mais c’est que je ne sais pas inventer ! protesta Pitman. Jamais je n’ai pu rien inventer, de toute ma vie !
– Eh bien ! vous aurez à commencer aujourd’hui, mon petit ! répondit simplement Michel. Après quoi il sonna, pour demander l’addition.
Le pauvre Pitman n’était guère plus rassuré qu’avant le repas.
« Je sais qu’il est très intelligent, songeait-il, mais, en conscience, puis-je me fier à un homme dans l’état où il est ? »
Et, lorsque de nouveau les deux amis se retrouvèrent dans un fiacre, il ne put s’empêcher de tenter un dernier effort.
– Ne croyez-vous pas, bégaya-t-il, que peut-être, tout bien considéré, nous ferions mieux d’ajourner cette affaire ?
– Ajourner à demain ce qui peut être fait aujourd’hui ! s’écria Michel, indigné. Allons, allons, Pitman, égayez-vous un peu ! Encore une heure ou deux de patience, et la victoire nous appartiendra !
À la gare de Cannon-Street, les deux amis s’informèrent du piano de M. Brown, et furent ravis d’apprendre qu’il était parfaitement arrivé. Ils se rendirent alors chez un loueur du voisinage de la gare, se munirent d’une grande charrette à bras, et revinrent prendre possession du piano. Après un court débat, il fut convenu que Michel traînerait la charrette, et que le rôle de Pitman consisterait à la pousser par derrière.
La maison habitée par Gédéon Forsyth était d’ailleurs tout proche, de telle sorte que le voyage du piano dans la charrette put s’achever sans trop de mésaventures. Au coin de la rue où demeurait Gédéon, les deux amis confièrent la charrette à la garde d’un commissionnaire patenté ; et, sans hâte, ils se dirigèrent vers le but final de leur expédition. Pour la première fois, Michel laissa voir une ombre d’embarras.
– Vous êtes bien sûr que mes favoris sont bien en place ? demanda-t-il. Ce serait diablement ennuyeux, si j’étais reconnu !
– Vos favoris sont parfaitement en place ! répondit Pitman après un scrupuleux examen. Mais moi, mon déguisement pourra-t-il m’empêcher d’être reconnu ? Pourvu que je ne rencontre pas quelqu’un de mon pensionnat !
– Oh ! l’absence de votre barbe suffit à vous rendre méconnaissable ! Je vous recommande seulement de ne pas oublier de parler avec lenteur : et tâchez aussi, si vous pouvez, à parler un peu moins du nez qu’à votre ordinaire !
– Mais j’espère bien que ce jeune homme ne sera pas chez lui ! soupira Pitman.
– Et moi, j’espère bien qu’il y sera, à la condition pourtant qu’il soit tout seul ! répondit Michel. Cela nous simplifiera diantrement nos opérations !
Et, en effet, lorsqu’ils eurent frappé à la porte d’un petit appartement du rez-de-chaussée, ce fut Gédéon en personne qui vint leur ouvrir. Il les fit entrer dans une chambre assez pauvrement meublée, à l’exception, toutefois, du manteau de la cheminée, qui se trouvait absolument encombré d’un assortiment varié de pipes, de paquets de tabac, de boîtes de cigares, et de romans français à couvertures jaunes.
– Monsieur Forsyth, je crois ? – C’était Michel qui ouvrait ainsi l’attaque. – Monsieur, nous sommes venus vous prier de vouloir bien vous charger d’une petite affaire. Je crains d’être indiscret…
– Vous savez que, en principe, vous devriez être accompagné de votre avoué… risqua Gédéon.
– Sans doute, sans doute : vous nous désignerez votre avoué ordinaire, et, de cette façon, l’affaire pourra être mise sur un pied plus régulier dès demain ! – répondit Michel en s’asseyant, et en signifiant à Pitman de s’asseoir aussi. – Mais, voyez-vous, nous ne connaissons aucun avoué dans cette ville ; et comme on nous a parlé de vous, et que le temps presse, nous nous sommes permis de venir vous trouver !
– Puis-je demander, messieurs, reprit Gédéon, à qui je suis redevable de la recommandation ?
– Vous pouvez parfaitement nous le demander, répliqua Michel avec un sourire malin ; mais on nous a priés de ne pas vous le dire… au moins pour le moment !
– Une attention charitable de mon oncle, évidemment ! se dit Gédéon.
– Je m’appelle John Dickson, poursuivit Michel, un nom bien connu à Ballarat, j’ose le dire ! Et mon ami que voici est M. Ezra Thomas, des États-Unis d’Amérique, le riche manufacturier de galoches en caoutchouc.
– Voulez-vous attendre un instant, que j’aie pris note de cela ? dit Gédéon, en s’efforçant de se donner l’air d’un vieux praticien.
– Peut-être cela ne vous dérangerait-il pas trop si j’allumais un cigare ? demanda Michel.
Car il avait fait un vigoureux effort pour reprendre son sang-froid en entrant chez son jeune confrère ; mais, à présent, son cerveau recommençait à se voiler, en même temps qu’une terrible envie de dormir l’envahissait ; et il espérait (comme tant d’autres l’ont espéré en pareil cas !) qu’un cigare lui éclaircirait les idées.
– Oh ! certes non ! s’écria Gédéon, infiniment aimable. Tenez, goûtez un de ceux-ci : je puis vous les recommander en confiance !
Il prit une boîte de cigares sur la cheminée et la présenta à son client.
– Monsieur, recommença l’Australien, pour le cas où vous ne me trouveriez point tout à fait clair dans mes explications, peut-être vaut-il mieux vous avouer d’avance que je viens de faire un bon déjeuner. Après tout, c’est une chose qui peut arriver à chacun !
– Oh ! certainement ! répondit le prévenant avocat. Mais, je vous en prie, ne vous pressez pas ! Je puis vous donner… – et il s’arrêta pour consulter pensivement sa montre, – oui, il se trouve que je puis vous donner toute l’après-midi !
– L’affaire qui m’amène ici, monsieur, reprit l’Australien, est diablement délicate, je peux bien vous le dire ! Mon ami, M. Thomas, étant un Américain d’origine portugaise, et un riche fabricant de pianos Érard…
– De pianos Érard ? s’écria Gédéon avec quelque surprise. M. Thomas serait-il un des chefs de la maison Érard ?
– Oh ! des Érard de contrefaçon, naturellement ! répliqua Michel. Mon ami est l’Érard américain.
– Mais je croyais vous avoir entendu dire, objecta Gédéon, oui, j’ai certainement inscrit sur mon carnet… que votre ami était fabricant de galoches en caoutchouc ?
– Oui, je sais que cela peut étonner à première vue ! répondit l’Australien avec un sourire rayonnant. Mais, mon ami… Bref, il combine les deux professions ! Et beaucoup d’autres encore, beaucoup, beaucoup, beaucoup d’autres ! répéta M. Dickson, avec une solennité d’ivrogne. Les moulins de coton de M. Thomas sont une des curiosités de Tallahassee, les moulins de tabac de M. Thomas sont l’orgueil de Richmond, va ! Bref, c’est un de mes plus vieux amis, monsieur Forsyth, et vous m’excuserez de ne pas pouvoir contenir mon émotion en vous exposant son affaire !
Le jeune avocat, pendant ce discours, considérait M. Thomas, et était bien agréablement impressionné par l’attitude modeste, presque timide, de ce petit homme, la simplicité et la gaucherie de ses manières.
– Quelle race étonnante que ces Américains ! songeait-il. Regardez un peu ce petit homme tout effarouché, vêtu comme un musicien ambulant, et pensez à la multiplicité des intérêts qu’il tient dans ses mains !
– Mais, reprit-il tout haut, ne ferions-nous pas bien