détestait les barbes, et était heureux de pouvoir en supprimer une. Allons, soyez homme, faites ce sacrifice !
– Si vous le jugez absolument nécessaire !… murmura Pitman.
Avec un profond soupir, il alla chercher de l’eau chaude dans la cuisine, installa un miroir sur son chevalet, et procéda au douloureux sacrifice. Michel était enchanté.
– Une transformation miraculeuse, ma parole d’honneur ! déclara-t-il. Quand je vous aurai donné les lunettes en verre de vitre que j’ai dans ma poche, vous deviendrez le type parfait du commis voyageur allemand !
Pitman, sans répondre, continuait à regarder misérablement, dans la glace, l’image de l’homme nouveau qu’il était devenu. Et Michel comprit qu’il avait le devoir de le réconforter.
– Savez-vous, lui demanda-t-il, ce que le gouverneur de la Caroline du Sud dit un jour au gouverneur de la Caroline du Nord ? « Je trouve, dit ce puissant penseur, que le temps est toujours bien long entre deux verres d’eau-de-vie ! » Eh bien ! Pitman, si vous voulez bien chercher dans la poche gauche de mon ulster, j’ai l’idée que vous y trouverez un flacon de whisky. C’est cela, merci ! – ajouta-t-il en remplissant deux verres. – Buvez-moi cela, et vous m’en direz des nouvelles !
L’artiste étendait la main vers le pot à eau, mais Michel se hâta d’arrêter son mouvement.
– Pas même si vous me le demandiez à genoux ! cria-t-il. C’est la plus belle qualité de whisky de table qu’on puisse trouver dans tout le Royaume-Uni !
Pitman but une gorgée, reposa le verre sur la table, et soupira.
– En vérité, vous êtes bien le plus triste compagnon que l’on puisse rêver pour un jour de congé ! s’écria Michel. Si c’est là tout ce que vous entendez au whisky, fini, mon vieux, vous n’en aurez plus ; et, pendant que j’achèverai la bouteille, vous allez à votre tour vous mettre à l’ouvrage ! car, – poursuivit-il, – j’ai fait une gaffe abominable : j’aurais dû vous envoyer commander la charrette avant votre déguisement ! Mais aussi, Pitman, mon ami, il faut bien dire que vous n’êtes bon à rien ! Pourquoi ne m’avez-vous pas fait penser à cela ?
– Je ne savais pas même qu’il y avait une charrette à commander ! gémit l’artiste. Mais, si vous voulez, je puis encore enlever mon déguisement !
– Vous auriez de la peine, en tous cas, à remettre votre barbe ! observa Michel. Non, voyez-vous, c’est une gaffe : une de ces gaffes qui font pendre les gens, mon pauvre Pitman ! Courez vite à l’agence de transports de King’s Road ! Vous direz qu’on vienne enlever le piano d’ici, qu’on le conduise à la Gare de Victoria et que, de là, on l’expédie par le chemin de fer à la gare de Cannon Street, où il devra être tenu à la disposition de monsieur… Que penseriez-vous de monsieur Victor Hugo ?
– N’est-ce pas un nom un peu bien voyant ? insinua Pitman.
– Voyant ? répliqua dédaigneusement Michel. C’est-à-dire qu’un tel nom suffirait pour nous faire pendre tous les deux ! « Brown », voilà qui est à la fois plus sûr et plus facile à prononcer ! N’oubliez pas de dire que ce piano doit être remis à M. Brown !
– Je voudrais, murmura Pitman, que, par pitié pour moi, vous ne fissiez pas autant d’allusions à la pendaison !
– Oh ! d’y faire allusion, ce n’est pas encore un grand mal, mon ami ! repartit Michel. Mais allons, vite, mettez votre chapeau et filez ! Et ne manquez pas de tout payer d’avance !
Abandonné à lui-même, l’avoué commença par diriger toute son attention sur le flacon de whisky, ce qui eut encore pour effet de rehausser considérablement l’état de bonne humeur où il se trouvait depuis le matin. Puis, lorsqu’il eut vidé le flacon, il s’occupa à ajuster ses favoris, devant la glace.
– Épatant ! se dit-il avec orgueil, après s’être longuement contemplé ; j’ai l’air d’un commis d’économat !
Tout à coup lui revinrent à l’esprit les lunettes en verres de vitre (précédemment destinées à Pitman) qu’il avait dans sa poche. Il les mit sur son nez, et fut aussitôt ravi de l’effet.
« Exactement ce qui me manquait ! reprit-il. Je me demande de quoi j’ai l’air à présent ? » Et il prit diverses poses, devant la glace, se les définissant tout haut au fur et à mesure. « Imitation d’un fournisseur de nouvelles à la main pour les journaux comiques. (Mais, pour cela, il me faudrait un parapluie.) Imitation d’un commis d’économat. Imitation d’un colon australien revenu en Angleterre pour visiter les lieux de son enfance ! Parfait, voilà ce qu’il me faut ! »
Il en était à ce point de ses raisonnements lorsque ses yeux tombèrent sur le piano. Et, aussitôt, une impulsion irrésistible s’empara de lui. Il rouvrit le clavier, et, les yeux levés au plafond, fit courir ses doigts sur les touches muettes.
Quand M. Pitman rentra dans l’atelier, il trouva son guide et sauveur occupé à accomplir des prodiges de virtuosité sur l’Érard silencieux.
– Que le ciel me vienne en aide ! songea le petit homme. Il a bu toute la bouteille, et le voilà complètement ivre !
– Monsieur Finsbury ! dit-il tout haut.
Et Michel, sans se relever, tourna vers lui un visage fortement rougi, que bordaient les touffes rouges des favoris, et au milieu duquel s’étalaient les majestueuses lunettes.
– Capriccio en sol mineur sur le départ d’un ami ! se borna-t-il à répondre, tout en continuant la série de ses arpèges.
Mais, soudain, l’indignation s’était éveillée dans l’âme de Pitman.
– Pardon ! s’écria-t-il. Ces lunettes devaient être pour moi ! Elles forment une partie essentielle de mon déguisement !
– Je suis résolu à les porter moi-même ! répondit Michel.
Après quoi il ajouta, non sans une certaine apparence de vérité :
– Et les gens seraient capables de soupçonner quelque chose si nous étions tous deux avec des lunettes !
– Soit ! admit le bon Pitman. J’avais un peu compté sur ces lunettes : mais, naturellement, puisque vous insistez ! Et voici un camion devant la porte !
Pendant tout le temps que dura l’enlèvement du piano, Michel se tint caché dans le cabinet. Puis, dès que l’instrument fut parti, les deux amis sortirent par la porte principale de la maison, sautèrent dans un fiacre, et ne tardèrent pas à rouler vers le centre de la ville. La journée restait froide et aigre ; mais, malgré la pluie et le vent, Michel refusa de fermer les vitres de la voiture. Il avait tout à coup imaginé d’assumer le rôle d’un cicérone et, sur son passage, désignait et commentait à Pitman les curiosités de Londres !
– Ma parole, mon cher ami, disait-il, vous me paraissez ne rien connaître de votre ville natale ! Que penseriez-vous d’une visite à la Tour de Londres ? Non ? Au fait, cela nous écarterait peut-être un peu trop. Mais, du moins… Hé, cocher, faites le tour par Trafalgar Square !
J’aurais peine à vous donner une idée de ce que souffrit Pitman, dans ce fiacre. Le froid, l’humidité, l’épouvante, une méfiance croissante à l’égard du chef sous les ordres duquel il s’était engagé, un sentiment de gêne, presque de honte, provoqué par l’absence du respectable faux-col, et un sentiment, plus amer encore, de dégradation, produit sans doute par la brusque suppression de la barbe : tels étaient les principaux ingrédients qui se mêlaient dans l’âme du malheureux artiste.
Un premier soulagement fut, pour lui, d’arriver enfin au restaurant où ils devaient déjeuner. Un second soulagement lui fut d’entendre Michel demander un cabinet particulier. Et tandis que les deux hommes grimpaient l’escalier, sous la conduite d’un garçon étranger, Pitman nota avec satisfaction que non seulement le restaurant était presque vide, mais que la plupart des clients qui s’y trouvaient étaient des exilés du beau pays de France. Aucun d’eux, suivant toute probabilité, n’était en relation avec le pensionnat où Pitman donnait des leçons : car le professeur de français lui-même, bien qu’il fût soupçonné d’être catholique, n’était guère homme à fréquenter un établissement aussi interlope !
Le garçon introduisit les deux amis dans une petite chambre nue, avec une table, un sofa, et le fantôme d’un feu. Sur quoi Michel se hâta de commander un supplément de charbon, ainsi que deux verres d’eau-de-vie avec un siphon d’eau de seltz.
– Oh ! non ! lui murmura Pitman. Plus d’eau-de-vie !
– Vous êtes vraiment extraordinaire ! se récria Michel. Il faut pourtant bien que nous fassions quelque chose ; et vous n’êtes pas sans savoir qu’on ne doit pas fumer avant les repas. Vous me paraissez absolument dépourvu de toute notion d’hygiène, mon pauvre vieux !
Et il alla regarder tomber la pluie, à la fenêtre.
Pitman, lui, se replongea dans sa triste rêverie. Ainsi donc c’était bien lui qui se trouvait grotesquement rasé, absurdement déguisé, en compagnie d’un homme ivre en lunettes, dans un restaurant étranger ! Que dirait la directrice de son pensionnat, si elle pouvait le voir en cet état ? Mais surtout que dirait-elle si elle pouvait savoir à quelle tragique et criminelle entreprise il se préparait ?
L’avoué, voyant que son ami était bien décidé à ne pas boire le verre d’eau-de-vie qu’on venait de lui servir, ne put cependant pas se résigner à boire seul.
– Tenez, dit-il au garçon, avalez-moi ça !
Et le garçon engloutit tout le contenu du verre, en deux gorgées, ce qui lui valut la plus vive sympathie de Michel.
– Jamais je n’ai vu un homme boire plus vite ! déclara-t-il à Pitman, quand le garçon fut sorti. Un tel spectacle rend confiance dans l’espèce humaine !
Le déjeuner fut excellent, et Michel le mangea d’un excellent