Gare de Waterloo, espérant y trouver son Hercule ; et on lui avait donné, au lieu du colosse attendu, un baril à peine assez grand pour contenir le Discobole. Pourtant, chose tout à fait extraordinaire, le baril lui était adressé, et venait de Marseille, – d’où devait venir l’Hercule ; – et l’adresse était bien de la main de son correspondant italien. Et puis, chose plus extraordinaire encore, il avait appris qu’une caisse d’emballage gigantesque était arrivée par le même train, mais ayant une autre adresse, et une adresse désormais impossible à découvrir. « Le camionneur chargé de la porter s’est saoulé, et a répondu à mes questions en des termes que je rougirais de vous répéter. Il a été aussitôt mis à pied par le chef de service, qui a, d’ailleurs, été très aimable, et m’a promis de prendre des renseignements à Southampton. Mais, en attendant, que devais-je faire ? J’ai laissé mon adresse et ai ramené le baril ici ; après quoi, me rappelant un vieil adage, j’ai décidé de ne l’ouvrir qu’en présence de mon homme de loi.
– Et c’est tout ? fit Michel. Je ne vois pas, dans tout cela, le moindre sujet d’inquiétude. L’Hercule se sera attardé en route. Il vous arrivera demain, ou le jour d’après. Et quant à ce baril, – croyez-moi ! – c’est un souvenir d’une de vos jeunes élèves. Suivant toute probabilité, il contient des huîtres !
– Oh ! ne parlez pas si haut ! s’écria le petit artiste. Si l’on vous entendait vous moquer de ces demoiselles, je perdrais aussitôt ma place. Et puis, pourquoi m’enverrait-on des huîtres, de Marseille ? Et pourquoi me les aurait-on fait adresser de la main même de M. Ricardi, le partenaire de M. Semitopolis ?
– Voyons un peu l’objet en question ! dit Michel. Roulez-le jusqu’ici, sous le bec de gaz !
Les deux hommes roulèrent le baril à travers l’atelier.
– Le fait est qu’il est bien lourd pour contenir des huîtres ! observa judicieusement Michel.
– Si nous l’ouvrions, sans plus tarder ? proposa Pitman, à qui l’influence combinée de la conversation et du grog avait rendu toute sa bonne humeur.
Après quoi, sans attendre la réponse, il retroussa ses manches comme pour un concours de boxe, lança dans la corbeille à papier son faux-col de clergyman, et, tenant un ciseau d’une main et un marteau de l’autre, attaqua vigoureusement le baril mystérieux.
– Bravo ! William Dent ! voilà de bon ouvrage ! criait Michel. Quel admirable bûcheron on pourrait faire de vous ! Et savez-vous ce que je crois ? Je crois que c’est une de vos jeunes élèves qui, pour parvenir jusqu’à vous, s’est enfermée elle-même dans ce baril ! Est-ce qu’il n’y a pas une aventure comme ça dans l’histoire de Cléopâtre ? Prenez bien garde à ne pas enfoncer votre ciseau dans la tête de la belle !
Mais le spectacle de l’activité de Pitman était contagieux. Bientôt l’avoué ne put plus résister au désir de prendre sa part de la fête. Jetant son cigare au feu, il arracha les outils des mains de son ami, et se mit à défoncer le baril, à son tour. Et bientôt la sueur découla, en gros grains de chapelet, sur son large front ; son pantalon, à la dernière mode, se couvrit de taches de rouille ; et tout l’atelier vibrait à chacun de ses coups.
Un tonneau bardé de fer n’est point chose facile à ouvrir, même quand on s’y prend de la bonne façon, mais, quand on ne s’y prend pas de la bonne façon, il y a bien des chances que, au lieu de s’ouvrir, le tonneau finisse par se briser tout entier. C’est précisément ce qui arriva au tonneau en question. Tout à coup, le dernier cercle de fer tomba ; et ce qui avait été un solide baril, un spécimen magnifique de notre tonnellerie provinciale, ne fut plus qu’un tas confus de planches cassées.
Au milieu d’elles, un étrange paquet de couvertures resta debout, quelques secondes, et puis s’affaissa lourdement sur la dalle de marbre de la cheminée. Et, en ce même instant, les couvertures s’écartèrent, et un lorgnon d’écaille vint rouler aux pieds de Pitman effaré.
– Silence ! dit Michel.
Il courut à la porte de l’atelier, qu’il ferma au verrou. Puis, tout pâle, il revint vers la cheminée, acheva d’écarter les couvertures, et recula en frissonnant.
Il y eut un long silence dans l’atelier.
– Dites-moi la vérité ! demanda enfin Michel, à voix basse. Est-ce vous qui avez fait ce coup-là ?
Et, du doigt, il désignait le cadavre.
Le petit artiste ne parvint à émettre que des sons inarticulés.
Michel versa du gin dans un verre. « Tenez, dit-il, buvez ça ! Et n’ayez pas peur de tout m’avouer ! Vous savez que je resterai toujours votre ami !
Mais Pitman reposa le verre sur la table sans avoir eu le courage d’y goûter.
– Je vous jure devant Dieu, dit-il, que ceci est pour moi un nouveau mystère ! Dans mes pires cauchemars, je n’ai jamais rêvé rien de pareil. Je vous jure que je ne serais pas homme à écraser une mouche !
– Ça va bien ! répondit Michel avec un profond soupir de soulagement. Je vous crois, mon pauvre vieux ! – Et il serra énergiquement la main de son ami. – Excusez-moi, reprit-il un moment après : mais l’idée m’était venue que vous vous étiez peut-être débarrassé de M. Semitopolis !
– Ma situation n’aurait pas été plus affreuse si même je l’avais fait ! gémit Pitman. Je suis un homme perdu ! Tout est fini pour moi !
– En premier lieu, dit Michel, éloignons ceci de notre vue : car je dois vous avouer, mon cher Pitman, que cette visite de votre ami ne me revient que médiocrement. (Et il frissonnait de nouveau.) Où allons-nous pouvoir le fourrer ?
– Vous pourriez peut-être transporter la chose dans le cabinet qui est là, si du moins vous avez le courage d’y toucher ! murmura Pitman.
– Hé ! mon pauvre Pitman, il faut bien que l’un de nous deux ait ce courage, et je crains que ce ne soit pas vous qui l’ayez jamais ! Passez de l’autre côté de la table, tournez le dos, et préparez-moi un grog ! C’est ce qu’on appelle la division du travail !
Deux minutes après, Pitman entendit refermer la porte du cabinet.
– Là ! déclara Michel. Voilà qui a tout de suite un air plus intime ! Vous pouvez vous retourner, intrépide Pitman ! Est-ce mon grog ? – demanda-t-il en prenant un verre des mains de l’artiste. – Mais, que le ciel me pardonne, c’est une limonade !
– Oh ! Finsbury, par pitié, qu’allons-nous faire de cela ? murmura Pitman en posant sa main sur l’épaule de son ami.
– Ce que nous allons en faire ? L’enterrer au milieu de votre jardin, et, par-dessus, ériger une de vos statues en manière de monument funèbre ! Mais, d’abord, mettez-moi un peu de gin là-dedans !
– Monsieur Finsbury, par pitié, ne vous moquez pas de mon malheur ! cria l’artiste. Vous voyez devant vous un homme qui a été toute sa vie – je n’hésite pas à le dire – éminemment respectable. À l’exception de la petite contrebande de l’Hercule (et de cela même je me repens humblement !) jamais je n’ai rien fait qui ne pût être étalé au grand jour. Jamais je n’ai redouté la lumière ! gémit le petit homme. Et maintenant, maintenant…
– Allons ! un peu plus de nerf, mille diables ! s’écria Michel. Je vous assure que des histoires comme celle-là arrivent tous les jours ! C’est la chose la plus commune du monde et la plus insignifiante ! Si seulement vous êtes tout à fait sûr de n’avoir pris aucune part à…
– Quels mots trouverai-je pour vous l’affirmer ? commença Pitman.
– Je vous crois, je vous crois ! reprit Michel. On voit bien que vous n’avez pas l’expérience que supposerait un acte comme celui-là. Mais voici ce que je voulais dire : si – ou plutôt puisque – vous ne savez rien du crime, puisque le… l’objet qui se trouve dans votre cabinet n’est ni votre père, ni votre frère, ni votre créancier, ni votre belle-mère, ni ce qu’on appelle un « mari outragé »…
– Oh ! monsieur, interjeta Pitman, scandalisé.
– Puisque, en un mot, poursuivit l’avoué, vous n’avez eu aucun intérêt possible à ce crime, le champ, devant nous, est entièrement libre. Je dirai même que le problème est des plus passionnants. Et j’entends vous aider à le résoudre, Pitman, vous y aider jusqu’au bout ! Voyons un peu ! Il y a longtemps que je n’ai pas eu un jour de congé ; demain matin, je préviendrai à mon bureau qu’on ne m’attende pas de toute la journée. De cette façon tout mon temps vous appartiendra, et nous pourrons remettre l’affaire en d’autres mains !
– Que voulez-vous dire ? demanda Pitman. En quelles autres mains ? Aux mains d’un inspecteur de police ?
– Au diable l’inspecteur de police ! répliqua Michel. Si vous ne voulez pas employer le moyen le plus court, qui consisterait à enterrer l’objet, dès ce soir, dans votre jardin, il faudra que nous trouvions quelqu’un qui consente à l’enterrer dans le sien. Bref, nous aurons à transmettre le dépôt aux mains de quelqu’un qui possède plus de ressources avec moins de scrupules.
– Un détective privé, peut-être ? suggéra Pitman.
– Écoutez, mon cher, il y a des moments où vous me remplissez de pitié ! répondit l’avocat. Et, à propos, ajouta-t-il sur un autre ton, j’ai toujours regretté que vous n’eussiez pas un piano, ici, dans votre caverne !