affaire, d’habitude, lorsqu’il venait toucher ou déposer des fonds. L’Écossais parut surpris à la vue du chèque ; puis il le retourna dans un sens et dans l’autre, examina même la signature à travers une loupe ; et sa surprise sembla se changer en un sentiment plus défavorable encore. « Voudriez-vous m’excuser un moment ? » dit-il enfin au malheureux Maurice, en s’enfonçant dans les plus lointaines profondeurs de la maison de banque. Et, lorsqu’il revint, après un intervalle assez long, il était accompagné d’un de ses chefs, un petit monsieur vieillot et grassouillet, mais, cependant, de ceux dont on dit qu’ils sont « hommes du monde jusqu’au bout des doigts ».
– M. Maurice Finsbury, je crois ? demanda le petit homme du monde en mettant son lorgnon sur son nez pour mieux voir Maurice.
– Oui, monsieur ! répondit Maurice en tremblant. Y a-t-il… est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ?
– C’est que… voilà ce que c’est, monsieur Finsbury : nous sommes un peu étonnés de recevoir ceci ! expliqua le banquier, en désignant le chèque. Pas plus tard qu’hier, nous avons été prévenus de n’avoir plus à vous délivrer d’argent !
– Prévenus ! s’écria Maurice.
– Par votre oncle lui-même ! poursuivit le banquier. Et nous avons également escompté à monsieur votre oncle un chèque de… voyons ! de combien était le chèque, monsieur Bell ?
– De huit cents livres, monsieur Judkin ! répondit l’employé.
– Bent Pitman ! murmura Maurice, dont les jambes chancelaient.
– Comment, monsieur ? Je n’ai pas entendu ! dit M. Judkin.
– Oh ! ce n’est rien… une simple façon de parler !
– J’espère qu’il ne vous arrive rien de fâcheux, monsieur Finsbury ? dit aimablement M. Bell.
– Tout ce que je puis vous dire – proféra Maurice avec un ricanement sinistre, – c’est que la chose est absolument impossible ! Mon oncle est à Bournemouth, malade, incapable de remuer !
– Vraiment ! fit M. Bell, en reprenant le chèque des mains de son chef. Mais ce chèque est daté d’aujourd’hui, et de Londres ! Comment expliquez-vous cela, monsieur ?
– Oh ! c’est une erreur de date ! bredouilla Maurice, pendant qu’un vif afflux de sang lui colorait le visage.
– Sans doute ! sans doute ! lui dit M. Judkin, en fixant de nouveau sur lui son terrible regard.
– Et puis, risqua Maurice, si même vous ne pouvez pas me remettre de grosses sommes, ceci n’est qu’une bagatelle… ces deux cents livres !
– Sans doute, monsieur Finsbury ! répondit M. Judkin. Ce que vous dites est vrai ; et, si vous insistez, je ne manquerai pas de soumettre votre demande à notre conseil d’administration. Mais je crains bien… en un mot, monsieur Finsbury, je crains que cette signature ne soit pas aussi correcte que nous sommes en droit de la désirer…
– Oh ! cela n’a aucune importance ! murmura précipitamment Maurice. Je vais demander à mon oncle de la recommencer. Voyez-vous, poursuivit-il en reprenant un peu d’assurance, – voyez-vous, monsieur, mon oncle est si souffrant qu’il n’a pas eu la force de signer ce chèque sans recourir à mon assistance ; et j’imagine que les différences dans la signature viennent de ce que j’ai dû lui tenir la main.
M. Judkin lança un regard aigu, droit dans les yeux de Maurice. Puis il se retourna vers M. Bell.
– Eh bien ! dit-il, je commence à croire que nous avons été dupés, hier, par un escroc qui a réussi à se faire passer pour M. Joseph ! Dites à Monsieur votre oncle que nous allons tout de suite avertir la police ! Quant à ce chèque, je suis désolé d’avoir à vous répéter que, en raison de la manière dont il a été signé, la banque ne peut pas prendre sur elle… notre responsabilité… vous nous excuserez !
Et il tendit le chèque à Maurice, à travers le comptoir. Maurice le saisit machinalement : sa pensée était tout entière à un autre sujet.
– Dans un cas comme celui-là, dit-il, la perte incombe uniquement à nous, c’est-à-dire à mon oncle et à moi !
– Pas du tout, monsieur, pas du tout ! C’est la banque qui est responsable. Ou bien nous recouvrerons ces huit cents livres, ou bien nous vous les rembourserons sur nos profits et pertes : vous pouvez y compter !
Le nez de Maurice s’allongea encore ; puis un nouveau rayon d’espoir s’offrit à lui.
– Écoutez ! dit-il. Laissez-moi le soin de régler cette affaire ! Je m’en charge. J’ai une piste ! Et puis, les détectives, ça coûte si cher !
– La banque ne l’entend pas ainsi, monsieur ! répliqua M. Judkin. La banque supportera tous les frais de l’enquête ; nous dépenserons tout l’argent qu’il faudra. Un escroc non découvert constitue un danger permanent. Nous éclaircirons cette affaire à fond, monsieur Finsbury ; vous pouvez compter sur nous, et vous mettre l’esprit en repos là-dessus !
– Eh bien ! je prends sur moi toute la perte ! déclara hardiment Maurice. Je vous demande d’abandonner l’affaire !
À tout prix, il était résolu à empêcher l’enquête.
– Je vous demande pardon, reprit l’impitoyable M. Judkin ; mais vous n’avez rien à voir dans cette affaire qui est toute entre nous et monsieur votre oncle. Si celui-ci partage votre avis, et qu’il vienne nous le dire, ou qu’il consente à me recevoir auprès de lui…
– Tout à fait impossible ! s’écria Maurice.
– Eh bien ! vous voyez que nous avons les mains liées ! Il faut que nous mettions aussitôt la police en mouvement !
Maurice, machinalement, replia le chèque et le serra dans son portefeuille.
– Bonjour ! dit-il. Et il sortit, il s’enfuit de la banque.
« Je me demande ce qu’ils soupçonnent ! songea-t-il. Je n’y comprends rien ! Leur conduite a quelque chose d’inexplicable. Mais, d’ailleurs, peu importe. Tout est perdu ! Le chèque a été touché. La police va être sur pied. Dans deux heures, cet idiot de Pitman sera en prison, et toute l’histoire du cadavre figurera dans les journaux du soir ! »
Si, cependant, le pauvre garçon avait pu entendre le dialogue qui avait eu lieu à la banque, après son départ, il aurait été sans doute moins effrayé ; mais peut-être, en échange, se serait-il senti encore plus mortifié.
– Voilà une affaire bien curieuse, monsieur Bell ! avait dit M. Judkin.
– Oui, monsieur, avait répondu M. Bell ; mais je crois que nous lui avons donné une bonne alarme !
– Oh ! nous n’entendrons plus parler de M. Maurice Finsbury ! avait repris M. Judkin. Ce n’était qu’une première tentative de sa part, et nous avons eu tant de bons rapports avec la maison Finsbury que j’ai cru plus charitable d’agir doucement. Mais vous pensez bien comme moi, monsieur Bell, qu’il n’y a pas d’erreur possible sur la visite d’hier ? C’est bien le vieux M. Finsbury lui-même qui est venu toucher ses huit cents livres, n’est-ce pas ?
– Aucune erreur possible, monsieur ! fit M. Bell avec un sourire. C’était bien M. Finsbury ! Il m’a expliqué tout au long les principes de l’escompte !
– Fort bien ! fort bien ! conclut M. Judkin. La prochaine fois que M. Joseph Finsbury viendra, priez-le de passer dans mon cabinet ! Je redoute un peu sa conversation ; mais j’estime, dans le cas présent, que nous avons absolument le devoir de le mettre en garde !
VII
OÙ PITMAN PREND CONSEIL D’UN HOMME DE LOI
Norfolk-Street n’est pas une grande rue ; et ce n’est pas non plus une belle rue. On en voit sortir surtout des bonnes à tout faire, sales, dépeignées, évidemment engagées au rabais : on les voit, le matin, aller chercher des provisions dans la rue voisine, ou, le soir, se promener de long en large, écoutant la voix de l’amour. Deux fois par jour, on voit passer le marchand de mou pour les chats. Parfois un novice joueur d’orgue de Barbarie se risque dans la rue, et aussitôt se remet en route, dégoûté. Les jours de fête, Norfolk-Street sert d’arène aux jeunes sportsmen du voisinage, et les locataires ont l’occasion d’étudier les diverses méthodes possibles de l’attaque et de la défense individuelles. Et tout cela, d’ailleurs, n’empêche pas cette rue d’avoir le droit de passer pour « respectable » ; car, étant très courte et très peu passagère, elle ne contient pas une seule boutique.
Au temps où se passe l’action de notre récit, le numéro 7 de Norfolk-Street avait à sa porte une plaque de cuivre avec ces mots : W.-D. Pitman, artiste. Cette plaque ne se faisait pas remarquer par sa propreté ; et de la maison, dans son ensemble, je ne puis pas dire qu’elle eût rien de particulièrement engageant. Et cependant, cette maison, à un certain point de vue, était une des curiosités de notre capitale ; car elle avait pour locataire un artiste, – et même un artiste distingué, n’eût-il, pour le distinguer, que son insuccès, – à qui jamais aucune revue illustrée n’avait consacré un article ! Jamais aucun graveur sur bois n’avait reproduit « un coin du petit salon » de cette maison, ni « la cheminée monumentale du grand salon » ; aucune jeune dame, débutant dans les lettres, n’avait célébré « la simplicité pleine de naturel » avec laquelle le maître W. -D. Pitman l’avait reçue, « au milieu de ses trésors ». Mais, d’ailleurs, moi-même, à mon vif regret, je ne vais pas avoir le loisir de combler cette lacune ; car je n’ai affaire que dans l’antichambre, l’atelier, et le pitoyable « jardin » de l’esthétique demeure du maître Pitman.
Le jardin en question possédait une fontaine en plâtre (sans eau, du