de leçons d’écriture, quand j’étais enfant ? Ah ! comme je comprends maintenant les admonitions de mes professeurs, nous prédisant que nous regretterions plus tard de n’avoir pas mieux profité de leurs enseignements ! Ma seule consolation est que, même si j’échoue, je n’aurai rien à craindre, – de la part de ma conscience, du moins. Et si je réussis, et que Pitman soit le noir coquin que je suppose, eh bien ! je n’aurais plus qu’à essayer de découvrir un médecin vénal, chose qui ne doit pas être difficile à découvrir dans une ville comme Londres. La ville doit en être remplie, c’est bien certain ! Je ne vais pas, bien sûr ! mettre une annonce dans les journaux pour demander un médecin à corrompre : non, je n’aurai qu’à entrer tour à tour chez différents médecins, à les juger d’après leur accueil, et puis, quand j’en aurai trouvé un qui me paraîtra pouvoir me convenir, à lui exposer simplement mon affaire… Encore que, même cela, au fond, ce soit une démarche assez délicate ! »
Après de longs détours, il se trouvait aux environs de John Street ; il s’en aperçut tout à coup et résolut de rentrer chez lui. Mais, pendant qu’il faisait tourner la clef dans la serrure, une nouvelle réflexion mortifiante lui vint à l’esprit : « Cette maison même n’est pas à moi, tant que je ne pourrai pas prouver la mort de mon oncle ! » se dit-il. Et il referma si violemment la porte, derrière lui, que tous les contrevents des fenêtres claquèrent.
Dans les ténèbres du vestibule, par un comble de malchance, Maurice fit un faux pas, et tomba lourdement sur le socle de l’Hercule. La vive douleur qu’il ressentit acheva de l’exaspérer. Dans un accès soudain de fureur impulsive, il saisit le marteau que Gédéon Forsyth avait laissé à terre, et, sans voir ce qu’il faisait, asséna un coup dans la direction de la statue. Il entendit un craquement sec.
« Mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai encore fait ? » gémit Maurice. Il alluma une allumette et courut chercher un bougeoir, dans la cuisine. « Oui, se dit-il en considérant, à la lueur de sa bougie, le pied de l’Hercule, qu’il venait de briser, oui, je viens de mutiler un chef-d’œuvre antique. Je vais en avoir pour des milliers de livres ! »
Mais, tout à coup, un espoir sauvage l’illumina : « Voyons un peu ! reprit-il. Je suis débarrassé de Julia ; je n’ai rien à démêler avec cet idiot de Forsyth ; les porteurs étaient ivres-morts ; les deux camionneurs ont été congédiés ; parfait ! Je vais simplement tout nier ! Ni vu, ni connu ; je dirai que je ne sais rien ! »
Dès la minute suivante, il était debout, de nouveau, en face de l’Hercule, les lèvres serrées, brandissant dans sa main droite le marteau à casser le charbon, et, dans l’autre main, un massif hache-viande. Une minute encore, et il s’attaqua résolument à la caisse d’emballage. Deux ou trois coups bien appliqués lui suffirent pour achever le travail de Gédéon : la caisse se brisa, se répandit sur Maurice en une averse de planches suivie d’une avalanche de paille.
Et alors le marchand de cuirs put apprécier pleinement la difficulté de la tâche qu’il avait entreprise ; peu s’en fallut qu’il ne perdît courage. Il était seul ; il ne disposait que d’armes insignifiantes ; il n’avait aucune expérience de l’art du mineur ni de celui du casseur de pierres ; comment parviendrait-il à avoir raison d’un monstre colossal, tout en marbre, et assez solide pour s’être conservé intact depuis (peut-être) Phidias ? Mais la lutte était moins inégale qu’il ne l’imaginait dans sa modestie ; d’un côté, la force matérielle, oui, mais, de l’autre côté, la force morale, cette flamme héroïque qui assure la victoire.
– Je finirai bien par t’abattre tout de même, sale grosse bête ! cria Maurice, avec une passion pareille à celle qui devait animer jadis les vainqueurs de la Bastille. Je finirai par t’abattre, entends-tu, et pas plus tard que cette nuit ! Je ne veux pas de toi dans mon antichambre !
Le visage de l’Hercule, avec son indécente expression de jovialité, excitait tout particulièrement la rage de Maurice : et ce fut par l’attaque du visage qu’il ouvrit ses opérations. La hauteur du demi-dieu (car le socle lui-même était fort élevé) risquait de constituer, pour l’assaillant, un obstacle sérieux. Mais, dès cette première escarmouche, l’intelligence affirma son triomphe sur la matière. Maurice se rappela que son oncle défunt avait, dans sa bibliothèque, un petit escalier mobile, sur lequel il faisait monter Julia pour prendre des livres aux rayons supérieurs. Il courut chercher ce précieux instrument de guerre, et bientôt, avec le hache-viande, il eut la joie de décapiter son stupide ennemi.
Deux heures plus tard, ce qui avait été l’image d’un immense portefaix n’était plus qu’un informe amas de membres brisés. Le torse s’appuyait contre le piédestal, le visage tournait son ricanement vers l’escalier du sous-sol ; les jambes, les bras, les mains, gisaient pêle-mêle dans la paille, encombrant le vestibule. Une demi-heure plus tard encore, tous les débris se trouvaient déposés dans un coin de la cave ; et Maurice, avec un délicieux sentiment de triomphe, considérait la scène où avaient eu lieu ses exploits. Oui, désormais, il allait pouvoir nier en toute sécurité : rien dans le vestibule, à cela près qu’il était dans un état de délabrement extraordinaire, ne trahissait plus le passage d’un des plus gigantesques produits de la sculpture antique. Mais ce fut un Maurice bien fatigué qui, vers une heure du matin, se laissa tomber sur son lit, sans avoir même la force de se dévêtir. Ses bras et ses épaules lui faisaient affreusement mal ; les paumes de ses mains brûlaient ; ses jambes refusaient de se plier. Et longtemps Morphée tarda à venir visiter le jeune héros ; et, au premier rayon de l’aube, déjà Morphée de nouveau l’avait fui.
La matinée s’annonçait lamentablement. Un vilain vent d’est hurlait dans la rue ; à tout moment les fenêtres vibraient sous des douches de pluie, et Maurice, en s’habillant, sentait des courants d’air glacé lui frôler les jambes.
« Tout de même, se dit-il avec une amère tristesse, tout de même, étant donné ce que j’ai déjà à supporter, j’aurais au moins le droit d’avoir du beau temps ! »
Il n’y avait pas de pain dans la maison ; car miss Hazeltine (comme toutes les femmes, quand elles vivent seules) ne s’était nourrie que de gâteaux. Mais Maurice finit par découvrir une tranche de biscuit qui, assaisonnée d’un grand verre d’eau, lui constitua un semblant de déjeuner ; après quoi, il se mit résolument à l’ouvrage.
Rien n’est plus curieux que le mystère des signatures humaines. Que vous signiez votre nom avant ou après vos repas, pendant une indigestion ou en état de faim, pendant que vous tremblez pour la vie d’un enfant ou lorsque vous venez de gagner aux courses, dans le cabinet d’un juge d’instruction ou sous les yeux de votre bien-aimée ; pour le vulgaire, vos signatures différeront l’une de l’autre ; mais pour l’expert, pour le graphologue, pour le caissier de banque, elles resteront toujours un seul et même phénomène, comme l’étoile du Nord pour les astronomes.
Et Maurice savait cela. Les entretiens de son oncle Joseph lui avaient fait entrer (de force) dans la tête la théorie de l’écriture, comme aussi la théorie de cet art ingénieux du faux en écritures, où il s’occupait maintenant à préparer ses débuts. Mais, – heureusement pour le bon ordre des transactions commerciales, – le faux en écritures est surtout affaire de pratique. Et pendant que Maurice était assis à sa table, ce jour-là, entouré de signatures authentiques de son oncle et d’essais d’imitation, hélas ! pitoyables, plus d’une fois il fut sur le point de désespérer ; de temps en temps, le vent lui envoyait un mugissement lugubre, par la cheminée ; de temps en temps, se répandait sur Bloomsbury une brume si épaisse qu’il avait à se lever de son fauteuil pour rallumer le gaz ; autour de lui régnaient la froideur et le désordre d’une maison longtemps inhabitée, – le plancher sans tapis, le sofa encombré de livres et de linge, les plumes rouillées, le papier glacé d’une épaisse couche de poussière ; mais tout cela n’était que de petites misères à côté, et la vraie source de la dépression de Maurice consistait dans ces faux avortés qui, peu à peu, commençaient à épuiser toute la provision du papier à lettres.
« C’est la chose la plus extraordinaire du monde ! » gémissait-il. « Tous les éléments de la signature y sont, les jambages, les liaisons ; et l’ensemble s’obstine à ne pas marcher ! Le premier commis de banque venu flairera le faux ! Allons, je vois que je vais avoir à calquer ! »
Il attendit la fin d’une averse, s’appuya contre la fenêtre, et, à la vue de tout John Street, calqua la signature de son oncle. Encore n’en produisit-il qu’un bien pauvre décalque, timide, maladroit, avec toute sorte d’hésitations et de reprises dénonciatrices.
« N’importe ! Il faudra que cela passe ! se dit-il en considérant tristement son œuvre. De toute façon, l’oncle Joseph est mort ! »
Après quoi il remplit le chèque, ainsi orné d’une fausse signature : deux cents livres sterling, y inscrivit-il ; et il courut à la banque Anglo-Patagonienne où étaient déposés les fonds de la maison de cuirs.
Là, de l’air le plus indifférent qu’il put se donner, il présenta son faux au gros Écossais roux à qui il avait