avoir besoin de vous presser !
La position de Joseph était des plus embarrassantes. D’une part, il aurait aimé à pouvoir éviter la grande ligne de Londres, car il craignait fort que ses neveux ne fussent embusqués dans la gare, guettant son arrivée pour s’emparer de lui ; mais, d’autre part, c’était pour lui chose éminemment désirable, et même rigoureusement indispensable, de faire escompter son chèque avant que ses neveux eussent le temps de s’y opposer. Il résolut donc de se rendre à Londres par le premier train. Et un seul point lui resta à considérer : le point de savoir comment il s’arrangerait pour payer son voyage.
Joseph Finsbury avait presque toujours les mains sales, et je doute que, à voir, par exemple, la façon dont il mangeait, vous l’eussiez pris pour un gentleman. Mais il avait mieux que l’apparence d’un gentleman : il avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de digne à la fois et de séduisant qui, pour peu qu’il le voulût, ne manquait jamais à produire son effet. Et lorsque, ce jour-là, il aborda le chef de gare de Southampton, son salamalek fut véritablement oriental : le petit bureau du chef de gare sembla tout à coup s’être changé en un bosquet de palmiers, où le simoon et le bulbul… mais je vais laisser, à ceux de mes lecteurs qui connaissent l’Orient mieux que moi, le soin de poursuivre et de compléter cette métaphore. La mise du vieillard, en outre, prévenait en sa faveur : l’uniforme de sir Faraday Bond, pour incommode et voyant qu’il fût, n’était certainement pas une tenue qui risquât d’être adoptée par des chevaliers d’industrie ; et l’exhibition d’une montre, mais surtout d’un chèque de huit cents livres, acheva ce qu’avaient commencé les belles manières de notre héros. De telle sorte que, un quart d’heure plus tard, lorsqu’arriva le train de Londres, M. Finsbury fut recommandé au conducteur du train par le chef de gare, et respectueusement installé dans un compartiment de première.
Pendant que le vieux gentleman attendait le départ du train, il fut témoin d’un incident de peu d’intérêt en soi, mais qui devait avoir une influence décisive sur les destinées ultérieures de la famille Finsbury. Une caisse d’emballage gigantesque fut amenée sur le quai par une douzaine de porteurs, et, à grand’peine, hissée par eux dans le fourgon aux bagages. C’est souvent la tâche consolante de l’historien, de diriger l’attention de ses lecteurs sur les desseins ou (révérence parler) les artifices de la Providence. Dans ce fourgon à bagages du train qui menait Joseph Finsbury de Southampton-Est à Londres, l’œuf de ce roman se trouvait, pour ainsi dire, à l’état incouvé. L’énorme caisse était adressée à un certain William Dent Pitman, « en gare à la station de Waterloo » ; et le colis qui l’avoisinait, dans le fourgon, était un solide baril, de dimensions moyennes, très soigneusement fermé, et portant l’adresse : M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury. – Port payé.
La juxtaposition de ces deux colis, c’était une traînée de poudre ingénieusement préparée par la Providence : il ne manquait plus qu’une main d’enfant pour y mettre le feu.
IV
UN MAGISTRAT DANS UN FOURGON À BAGAGES
La cité de Winchester est renommée comme possédant une cathédrale, un évêque (mais qui, malheureusement, est mort, il y a plusieurs années, d’une chute de cheval ; tout porte à croire, d’ailleurs, qu’il doit avoir été remplacé depuis lors), un collège, un assortiment considérable de militaires, et une gare où passent infatigablement les trains montants et descendants de la ligne London and South Western. Le souvenir de ces divers « faits » n’aurait certainement pas manqué de s’offrir à l’esprit de Joseph Finsbury, lorsque le train qui le conduisait à Londres s’arrêta pour quelques instants dans la gare susdite ; mais le bon vieillard s’était endormi presque depuis Southampton. Son âme, quittant le coupé du wagon, s’était provisoirement envolée dans un ciel tout rempli de populeuses salles de conférences, avec des discours se succédant à l’infini. Et, pendant ce temps, son corps reposait sur les coussins du wagon, les jambes repliées, la casquette rejetée en arrière, une main serrant sur la poitrine un numéro du Lloyd’s Weekly Newspaper.
La portière s’ouvre. Deux voyageurs entrent, et, aussitôt, sortent de nouveau. Dieu sait pourtant que ces deux voyageurs n’étaient pas en avance pour prendre le train ! Un tandem poussé jusqu’à sa dernière vitesse, une invasion sauvage du guichet aux billets, et puis encore une course folle leur avaient permis d’atteindre le quai à l’instant même où la machine émettait les premiers ronflements du départ. Un seul coupé se trouvant à leur portée, ils s’y étaient élancés ; et déjà l’aîné des deux hommes avait posé sa canne sur l’une des banquettes quand il avait remarqué le vieux Finsbury.
– Bon Dieu ! s’était-il écrié. L’oncle Joseph ! Pas moyen de rester ici !
Après quoi, il était redescendu, renversant presque son compagnon, et s’était empressé de refermer la portière sur le patriarche endormi.
Dès l’instant suivant, les deux compagnons se trouvaient installés dans le fourgon aux bagages.
– Pourquoi diable n’avez-vous pas voulu monter près de votre oncle ? demanda le plus jeune voyageur, tout en essuyant la sueur de ses tempes. Vous croyez qu’il ne vous aurait pas permis de fumer ?
– Oh non ! je ne sache pas que la fumée le dérange ! répondit l’autre. Ce n’est d’ailleurs pas le premier venu, je vous assure, mon oncle Joseph ! Un vieux gentleman des plus respectables : a été intéressé dans le commerce des cuirs ; a fait un voyage en Asie Mineure ; célibataire, brave homme ; mais une langue, mon cher Wickham, une langue plus pointue que la dent d’un serpent !
– Un vieux débineur, hein ? suggéra Wickham.
– Pas du tout ! répondit l’autre. C’est simplement un homme doué d’un talent extraordinaire pour ennuyer quiconque l’approche. Un raseur absolument effroyable ! Je ne dis pas que, sur une île déserte, on ne finirait pas par s’accommoder de sa société ; mais pour un voyage en chemin de fer, non, il n’y a pas à y penser ! Je voudrais que vous l’entendissiez sur Tonti, le sinistre idiot qui a inventé les tontines ! Une fois lâché là-dessus, il n’en finit plus.
– Mais, au fait ! dit Wickham, vous êtes intéressé, vous aussi, dans cette histoire de la tontine Finsbury, dont les journaux ont parlé ! Je n’avais pas encore songé à cela !
– Hé ! reprit l’autre, savez-vous que cette vieille bête qui dort là, à côté de nous, vaut pour moi cinquante mille livres ? Ou, du moins, ce serait sa mort qui me les vaudrait ! Et il était là, endormi, sans personne que vous pour nous voir ! Mais je l’ai épargné, parce que je commence décidément à devenir un vrai conservateur !
Pendant ce temps, M. Wickham, ravi de se trouver dans un fourgon à bagages, sautillait çà et là, comme un aristocratique papillon.
– Tiens ! s’écria-t-il, voici quelque chose pour vous ! M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury, Londres. Ce M., c’est évidemment Michel, pas de doute possible ! Et ainsi, vous avez deux domiciles à Londres, vieux coquin ?
– Oh ! le colis sera sans doute pour Maurice ! – répondit Michel, de l’autre extrémité du fourgon, où il s’était commodément étendu sur des sacs. – C’est un cousin à moi, et que je ne déteste pas, car il a affreusement peur de moi. C’est lui qui habite Bloomsbury ; et je sais qu’il y fait une collection d’une espèce particulière, – des œufs d’oiseaux, ou des boutons de guêtres, enfin quelque chose de tout à fait idiot, que j’ai oublié !
Mais M. Wickham ne l’écoutait plus. Une idée magnifique lui était venue en tête.
– Par Saint-Georges, se disait-il, voici une bonne farce à faire ! Si seulement, avec le marteau et les tenailles que j’aperçois là-bas, je pouvais changer quelques étiquettes, et expédier ces colis l’un à la place de l’autre !
En cet instant, le gardien du fourgon, ayant entendu la voix de Michel Finsbury, ouvrit la porte de sa petite cabine.
– Vous feriez mieux d’entrer ici, messieurs ! dit-il aux deux voyageurs, lorsque ceux-ci lui eurent expliqué le motif de leur intrusion.
– Venez-vous, Wickham ? demanda Michel.
– Non, merci ! je m’amuse follement, à voyager dans un fourgon ! répondit le jeune homme.
Et ainsi, Michel étant entré dans la cabine avec le gardien, et la porte de communication ayant été refermée, M. Wickham resta seul parmi les bagages, libre de s’amuser à sa fantaisie.
– Nous arrivons à Bishopstoke, monsieur ! – dit le gardien à Michel quand, un quart d’heure plus tard, le train siffla et commença à ralentir sa marche. – On va s’arrêter trois minutes. Vous n’aurez pas de peine à trouver de la place dans un compartiment !
M. Wickham, – que nous avons laissé s’apprêtant à jouer aux propos interrompus avec les étiquettes des colis, – était un jeune gentleman fort riche, d’apparence agréable, et doué de l’esprit le plus inoccupé. Peu de mois auparavant, à Paris, il s’était exposé à subir toute une série de chantages de la part du neveu d’un hospodar valaque résidant (pour des motifs politiques, naturellement) dans la joyeuse capitale française. Un ami commun, à qui il avait confié sa détresse, lui avait recommandé de s’adresser à Michel Finsbury, et, en effet, l’avoué, dès qu’il avait été mis au courant des faits, avait immédiatement assumé l’offensive, avait foncé sur le flanc des forces valaques, et, dans l’espace de trois jours, avait eu la satisfaction de contraindre celles-ci à repasser le Danube. Ce n’est point affaire à nous de les