toute retraite vous est fermée. Répondez, que faites-vous ici, entre les tombes des morts et les cadavres sans sépulture ?
– Vous pas assassin ? demanda Secundra. Vous homme loyal ? Vous mettre moi en sûreté ?
– Je vous mettrai en sûreté si vous êtes innocent, répliqua Sir William. Je vous l’ai déjà dit ; et vous n’avez pas de raison d’en douter.
– Là tous assassins, s’écria Secundra, voilà pourquoi ! Lui tuer… assassin, – (et il désigna Mountain) – ces deux loue-assassins – (il désigna Mylord et moi-même) – tous assassins pour le gibet ! Ah ! je voir vous tous au bout d’une corde. Maintenant je vais sauver le sahib : il verra vous tous au bout d’une corde. Le sahib – (il désigna la tombe) – lui pas mort. Lui enterré, lui pas mort.
Mylord poussa un léger grognement, se rapprocha de la tombe, et ne la quitta plus des yeux.
– Enterré et pas mort ? exclama Sir William. Quelle stupidité nous racontez-vous là ?
– Voyez, sahib, dit Secundra. Le sahib et moi, seuls avec assassins ; essayer tous moyens d’échapper, aucun moyen bon. Alors essayer ce moyen : bon moyen pays chaud, bon moyen dans l’Inde ; ici dans cet endroit damnément froid, qui sait ? Je vous dis dépêchez-vous vite : vous aider, vous allumer un feu : aider frictionner.
– Qu’est-ce qu’il raconte là ? s’écria Sir William. La tête me tourne.
– Je vous dis, je enterrer lui vivant. Je enseigner lui avaler sa langue1. Maintenant déterrer lui, dépêchez-vous vite, et lui pas de mal. Vous allumer du feu.
Sir William se tourna vers les plus rapprochés de ses hommes.
– Allumez du feu, dit-il. Il paraît que mon sort est de ne rencontrer que des fous.
– Vous homme bon, répondit Secundra. Maintenant je déterre le sahib.
Tout en parlant il revint à la tombe et se remit à la besogne. Mylord semblait avoir pris racine, et moi, à son côté, je redoutais je ne savais quoi.
La gelée n’était pas encore très profonde, et bientôt l’Indien rejeta sa pioche, et se mit à retirer la terre à pleines mains. Puis il dégagea le pan d’une robe de buffle ; et puis je vis des cheveux pris entre ses doigts ; un instant plus tard, la lune brillait sur quelque chose de blanc. Alors Secundra s’accroupit sur les genoux, raclant avec ses doigts graciles, respirant les joues gonflées ; et quand il s’écarta un peu, je vis la face du Maître complètement dégagée. Elle était d’une pâleur mortelle, les yeux clos, les oreilles et les narines bouchées, les joues creusées, le nez aminci comme chez les morts ; mais, bien qu’il fût demeuré tant de jours sous terre, la décomposition ne l’avait pas atteint, et (ce qui nous fit à tous un effet étrange) ses lèvres et son menton étaient revêtus d’une barbe épaisse.
– Mon Dieu ! s’écria Mountain, il avait la figure lisse comme celle d’un bébé quand nous l’avons déposé là.
– On dit que le poil pousse sur les morts, fit observer Sir William : mais sa voix était faible et embarrassée.
Secundra, sans faire attention à nos remarques, creusait aussi vite qu’un chien dans la terre meuble. D’instant en instant les formes du Maître, enveloppées dans la robe de buffle, devenaient plus distinctes au fond du trou ; la lune éclairait fortement, et les ombres des assistants, selon qu’ils approchaient ou se reculaient, tombaient et passaient sur l’homme en train d’émerger. Le spectacle nous poignait d’une horreur inconnue. Je n’osais regarder Mylord au visage ; mais, tant que dura la chose, je ne le vis pas respirer une seule fois, et l’un des hommes, qui se tenait un peu en arrière (je ne sais qui), éclata en sanglots.
– Maintenant, dit Secundra, vous aider moi retirer lui dehors.
Du temps qui s’écoula, je n’ai pas la moindre idée ; ce fut peut-être durant trois heures, ou bien cinq, que l’Indien peina pour ranimer le corps de son maître. Je sais seulement qu’il faisait toujours nuit, et que la lune, non encore couchée, mais déjà très basse, barrait le plateau de longues ombres, quand Secundra poussa un léger cri de satisfaction. Je me penchai vivement, et crus distinguer une modification sur les traits glacés du déterré. Un instant plus tard, je vis battre ses paupières, puis elles se soulevèrent tout à fait, et ce cadavre d’une semaine me regarda en face durant quelques instants.
Qu’il ait montré ce signe de vie, je puis quant à moi en jurer. J’ai ouï dire à d’autres qu’il s’efforça visiblement de parler, que ses dents apparurent dans sa barbe, et que son front se plissa d’une sorte d’agonie douloureuse. Cela se peut, je ne sais, j’étais occupé ailleurs. Car sitôt que se furent ouverts les yeux du mort, Mylord Durrisdeer tomba sur le sol, et quand je le relevai, il n’était plus qu’un cadavre.
Le jour vint, sans que Secundra pût être encore dissuadé de renoncer à ses vains efforts. Sir William, laissant une petite troupe sous mes ordres, repartit dès la première aube pour accomplir sa mission et toujours l’Indien frictionnait les membres du corps mort et lui insufflait son haleine dans la bouche. On eût pensé que de tels efforts devaient donner la vie à un marbre ; mais, sauf cet unique moment (qui fut celui de la mort de Mylord), le noir esprit du Maître se refusa à rentrer dans l’argile qu’il avait abandonnée ; et vers l’heure de midi enfin, le fidèle serviteur lui-même en fut convaincu. Il accepta la chose avec une quiétude égale.
– Trop froid, dit-il. Bon moyen dans l’Inde, pas bon ici.
Puis, ayant réclamé quelque nourriture, qu’il dévora en affamé sitôt placée devant lui, il s’approcha du feu et prit place à mon côté. En ce lieu même, dès qu’il eut fini de manger, il s’étendit de son long, et s’endormit d’un sommeil d’enfant, dont il me fallut le réveiller, quelques heures plus tard, afin qu’il assistât aux doubles funérailles. Il ne se départit pas de sa conduite ; il semblait avoir oublié sur l’instant, et du même effort, son chagrin envers son maître et la terreur que Mountain et moi lui inspirions.
Un des hommes laissés avec moi savait un peu tailler la pierre ; et avant que Sir William fût revenu nous prendre, je fis graver sur un bloc de rocher cette inscription, dont la copie viendra tout à point clore ma narration :
J. D.
HÉRITIER D’UN GRAND NOM D’ÉCOSSE,
MAÎTRE DES ARTS ET EN TALENTS,
ADMIRÉ EN EUROPE, ASIE, AMÉRIQUE,
EN GUERRE COMME EN PAIX,
SOUS LA TENTE DES CHASSEURS SAUVAGES
ET DANS LES FORTERESSES DES ROIS, APRÈS AVOIR TANT
ACQUIS, ACCOMPLI ET SOUFFERT,
GÎT ICI OUBLIÉ.
H. D.
SON FRÈRE,
APRÈS UNE VIE DE SOUFFRANCES IMMÉRITÉES
BRAVEMENT SUPPORTÉES,
MOURUT PRESQUE À LA MÊME HEURE,
ET REPOSE DANS CE TOMBEAU
AVEC SON FRATERNEL ENNEMI.
LA PIÉTÉ DE SA FEMME
ET D’UN VIEUX SERVITEUR
A ÉLEVÉ UN MONUMENT
À TOUS DEUX.
Cet ouvrage est le 936e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
1 Le Maître, Master, titre du fils aîné de certaines familles écossaises, répondant à notre mot chevalier, quand c’est le titre du fils d’un baron (Cette note et les suivantes sont – sauf indication contraire – du traducteur).
1 La terminaison écossaise ae se prononce ée.
2 Roi d’Écosse, 1124-1153.
1 En dialecte écossais dans le texte.
2 En dialecte écossais dans le texte.
1 Golfe de la mer d’Irlande, forme la limite entre l’Angleterre et l’Écosse.
1 Nom des golfes profonds, analogues aux fjords de Norvège, qui indentent le littoral de l’Écosse.
1 Charles-Édouard Stuart, dit le Prétendant, ou le comte d’Albany. Né en 1720. Vint en France en 1744, comptant y trouver des secours afin de reconquérir le trône d’Angleterre pour son père Jacques-Édouard (dit le Chevalier de Saint-George, qui fut nommé Jacques III à la seule cour de Louis XIV ; fils de Jacques II, exclu du trône d’Angleterre par la révolution de 1688). Il alla débarquer en Écosse, en 1745, réunit autour de lui beaucoup de chefs de clans highlanders, entra dans Édimbourg, battit l’ennemi à Preston-pans, et pénétra jusqu’à Derby, à deux journées de Londres. Mais l’irrésolution et l’indiscipline des chefs écossais le forcèrent à la retraite. De retour en Écosse, il gagna la bataille de Falkirk, mais fut vaincu à Culloden (1746). Il se vit obligé de se cacher et ne réussit qu’avec des peines inouïes à regagner la France. Ses partisans s’appelaient les jacobites.
1 George II, roi d’Angleterre, né en 1683, succéda, en 1727, à son père George Ier, le premier roi d’Angleterre de la maison de Hanovre, qui était monté sur le trône en 1714 à la mort de la reine Anne, comme son plus proche héritier dans la ligne protestante, à l’exclusion du prétendant catholique, Jacques III.
1 Ville d’Angleterre, comté de Cumberland, prise par les jacobites en 1745.
1 Lord George Murray, principal commandant de l’armée écossaise.
1 Non par la force, mais en y revenant sans cesse.
1 Officier civil des comtés.
1 Auld Hernie, en dialecte écossais. – Le Diable.
1 Note de Mr Mackellar – Ne s’agirait-il pas ici d’Alan Breck Stewart, connu par la suite comme le meurtrier d’Appin ? Le chevalier n’est pas très ferré sur les noms.
1 Ce terme désigne, en Écosse, aussi bien un lac qu’un bras de mer long et étroit.
1 Détroit situé entre la côte N.O. de l’Écosse et les Hébrides septentrionales.
1 Pat ou Paddy, surnom générique donné aux Irlandais, en mémoire de leur patron, saint Patrick.
1 Le Charenton anglais.
1 En français dans le texte.
1 Jeu de mots, qui pourrait se traduire capitaine Enseigne (to teach – enseigner, au sens actif) capitaine Apprends (to learn – apprendre, au sens passif)
1 Note de Mr. Mackellar. – On ne doit