par la triste nouvelle de famille que vous avez reçue. Je n’ai donc plus guère le droit de vous laisser poursuivre, et je courrais le risque d’être blâmé s’il devait survenir quelque aventure regrettable.
Mylord se tourna vers Mountain.
– De quoi donc a-t-il fait semblant de mourir ? demanda-t-il.
– Je n’entends pas Votre Honneur, dit le trafiquant, d’un air très troublé en s’interrompant de soigner des engelures cruelles.
Pendant quelques minutes, Mylord sembla tout déconcerté ; et puis non sans irritation :
– Je vous demande de quoi il est mort. La question est claire, je pense.
– Oh, je ne sais pas, dit Mountain. Hastie même l’ignorait. Sa maladie a paru lui venir naturellement, et il a trépassé.
– Là ! vous voyez bien ! conclut Mylord, en se tournant vers Sir William.
– Votre Seigneurie est trop profonde pour moi, répliqua Sir William.
– Pourtant, dit Mylord, c’est une affaire de succession ; le titre de mon fils peut être révoqué en doute ; et si personne ne peut dire de quoi cet homme est mort, il y a là matière à provoquer de graves soupçons.
– Mais, Dieu me damne ! cet homme est enterré, s’écria Sir William.
– C’est ce que je ne croirai jamais, répliqua Mylord, tremblant à faire peur. Je ne le croirai jamais, cria-t-il en se levant d’un bond. Avait-il l’air mort ? demanda-t-il à Mountain.
– L’air mort ? répéta le trafiquant. Il était tout blanc. Quoi ? qu’est-ce que vous croyez ? C’est moi, vous dis-je, moi qui ai jeté les pelletées sur lui.
Mylord agrippa de ses doigts contracturés l’habit de Sir William :
– Cet homme passe pour être mon frère, dit-il, mais chacun sait bien qu’il n’est pas naturel.
– Pas naturel ? reprit Sir William, comment cela ?
– Il n’est pas de ce monde, chuchota Mylord, ni lui ni le diable noir son serviteur. Je lui ai passé mon sabre au travers du corps, s’écria-t-il ; j’en ai senti la garde résonner sur son bréchet, son sang chaud m’a jailli au visage, à plusieurs reprises, répéta-t-il avec un geste fou. – Mais il n’est pas mort pour si peu, dit-il. (Et je poussai moi-même un gros soupir). – Pourquoi irais-je maintenant le croire mort ?… Non, tant que je ne l’aurai pas vu décomposé.
Sir William me regarda de côté, la mine allongée. Mountain en oubliait ses blessures, et nous considérait, béant.
– Mylord, dis-je, je vous conjure de rassembler vos esprits. – Mais j’avais la gorge tellement sèche, et la tête si perdue, qu’il me fut impossible de rien ajouter.
– Non, dit Mylord, il n’est pas croyable qu’il me comprenne. Mackellar, oui, car il sait tout, et il l’a vu enterré déjà une fois. Ce Mackellar, Sir William, est un très bon serviteur pour moi ; il l’a enterré de ses propres mains – avec l’aide de mon père – à la lueur de deux flambeaux d’argent. Cet autre homme est un esprit familier : il l’a ramené du Coromandel. Je vous aurais conté tout cela depuis longtemps, Sir William, si ce n’avait été un secret de famille. – Ces dernières remarques furent faites avec un sérieux mélancolique, et il semblait que son égarement fût passé. – Vous pourrez comprendre vous-même ce que tout cela veut dire, reprit-il. Mon frère tombe malade, il meurt, et est enterré, voilà ce qu’on raconte ; et cela paraît tout simple. Mais pourquoi le familier retourne-t-il sur ses pas ? Vous voyez vous-même, je pense, que ce point demande un éclaircissement.
– Je serai à votre service, Mylord, dans une demi-minute, dit Sir William en se levant. Mr. Mackellar, deux mots à part. – Et il m’entraîna hors du camp. Le gel grinçait sous nos pas, les arbres nous entouraient, chargés de givre, comme cette nuit de la Grande-Charmille. – Bien entendu, tout cela est de la folie pure, dit Sir William, dès que nous fûmes hors de portée d’être entendus.
– Oui, assurément, il est fou. La chose est, je crois, manifeste.
– Vais-je le faire saisir et lier ? demanda Sir William. Je m’en remets à votre avis. Si tout cela est pur délire, il faut certainement le faire.
Je regardai le sol devant moi, puis le camp, avec ses jeux clairs et les gens qui nous considéraient, et puis, autour de moi, les bois et les montagnes. Il y avait une seule direction dans laquelle je ne pouvais regarder, celle de Sir William.
– Sir William, dis-je enfin, je crois que Mylord n’est pas dans son état normal, et je le crois depuis longtemps. Mais il y a des degrés dans la folie ; et si oui ou non il doit être enfermé, Sir William, je n’en suis pas bon juge.
– Je le serai, dit Sir William. Je demande des faits. Y avait-il dans tout ce jargon un seul mot de vérité ou de raison ? Vous hésitez ? demanda-t-il. Dois-je comprendre que vous avez déjà enterré ce gentleman auparavant ?
– Pas enterré, dis-je, puis reprenant enfin courage : – Sir William, dis-je, si je ne vous raconte pas d’abord une longue histoire, qui compromettrait une noble famille (et pas du tout moi), il m’est impossible de rendre l’affaire compréhensible pour vous. Dites un mot, et je la raconte, à tort ou à droit. Mais en tout cas, je puis vous dire sans scrupule que Mylord n’est pas aussi fou qu’il le semble. C’est là une affaire singulière, dont vous subissez malheureusement le contrecoup.
– Je n’ai aucune envie de savoir vos secrets, répondit Sir William ; mais je serai clair, et vous avouerai, quitte à être impoli, que ma présente société me procure peu d’agrément.
– Je serai le dernier à vous le reprocher, dis-je.
– Je ne vous demande ni blâme, ni louange, monsieur, répliqua Sir William. Je désire seulement être débarrassé de vous ; et à cet effet, je mets un bateau avec son équipage à votre disposition.
– L’offre est honnête, dis-je, après avoir réfléchi. Mais vous me permettrez de dire un mot contre elle. Nous sommes positivement curieux d’apprendre la vérité sur cette affaire, je le suis moi-même ; Mylord (c’est bien évident) ne l’est que trop. Le retour de l’Indien est une véritable énigme.
– Je le crois, moi aussi, interrompit Sir William ; et je propose (puisque je vais dans cette direction) de la sonder à fond. Que l’homme soit ou non retourné pour mourir sur la tombe de son maître, comme un chien, sa vie, du moins, est en danger, et je me propose de la sauver, si possible. Il n’y a rien à dire contre lui ?
– Rien, Sir William.
– Et l’autre ? J’ai entendu Mylord, c’est vrai ; mais d’après la fidélité de son serviteur, je dois supposer qu’il avait quelques nobles vertus.
– Ne demandez pas cela ! m’écriai-je. L’enfer peut avoir de nobles flammes. Je l’ai connu depuis vingt ans, et je l’ai toujours haï, et toujours admiré, et toujours redouté servilement.
– Il me semble que je pénètre dans vos secrets, dit Sir William ; croyez-moi, c’est sans le vouloir. Il me suffit de voir cette tombe, et, si possible, de sauver l’Indien. À ces conditions, persuaderez-vous à votre maître de retourner à Albany ?
– Sir William, je vous dirai ce qui en est. Vous ne voyez pas Mylord à son avantage ; il peut même vous sembler bizarre que je l’aime tant ; mais je l’aime, et je ne suis pas le seul. S’il s’en retourne à Albany, ce ne sera que par force, et ce retour est l’arrêt de mort de sa raison, et peut-être de sa vie. Telle est ma sincère conviction ; mais je suis entre vos mains, et prêt à vous obéir, si vous voulez assumer la responsabilité de donner un tel ordre.
– Je ne veux aucune part de responsabilité ; précisément tous mes efforts tendent à l’éviter, s’écria Sir William. Vous insistez pour suivre cette expédition ; ainsi soit-il ! Et je me lave les mains de toute l’affaire.
Ayant dit ces paroles, il fit volte-face, et donna l’ordre de lever le camp. Mylord, qui n’avait cessé de rôder autour de nous, s’approcha aussitôt de moi.
– Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il.
– Vous aurez votre volonté, répondis-je. Vous allez voir la tombe. L’emplacement de la tombe du Maître fut, entre guides, aisément déterminé ; car elle se trouvait toute proche d’un des repères principaux du Désert, une certaine rangée de hauteurs, remarquables par leur forme et leur altitude, et où prenaient leur source maints torrents tributaires du lac Champlain, cette mer intérieure. Il était donc possible de couper tout droit dans cette direction, au lieu de remonter la piste sanglante des fugitifs ; et nous couvririons en quelque seize heures de marche une distance que leurs méandres affolés avaient allongée à plus de soixante. On laissa les bateaux sous bonne garde au bord du fleuve ; mais il était probable qu’au retour nous les trouverions pris dans les glaces ; et le petit équipement avec lequel nous entreprîmes notre expédition comprenait, outre une quantité de fourrures destinées à nous protéger du froid, un arsenal de raquettes pour nous rendre le voyage possible, lorsque tomberait la neige inévitable. Notre départ fut entouré des plus grandes précautions ; la marche conduite avec une sévérité militaire ; le camp nocturne soigneusement choisi et gardé. Ce fut une considération de cette espèce qui nous arrêta, le second jour, à quelques cents yards seulement de notre but : – la nuit allait tomber, le lieu où nous nous trouvions faisait un camp très convenable pour une troupe de notre importance ; bref, Sir William se détermina soudain à nous faire faire halte.
Devant nous s’élevait une haute chaîne de montagnes dont nous n’avions