d’intervention perdu, je vis un rassemblement sur le bord du quai, et, levant les yeux, un grand navire qui venait de jeter l’ancre. Il paraît singulier que j’aie pu le voir avec une telle indifférence, car il apportait la mort aux frères de Durrisdeer. Après tous les tragiques épisodes de leur lutte, les outrages, les intérêts opposés, le duel fratricide de la charmille, il était réservé à quelque pauvre diable de Grub Street, griffonnant pour vivre, et insoucieux de ce qu’il griffonnait, de jeter un sort par-delà quatre mille milles d’océan, et d’envoyer ces deux frères en des solitudes barbares et venteuses, pour y mourir. Mais cette idée était bien éloignée de mon esprit ; et tandis que tous les provinciaux étaient mis en émoi par l’animation inusitée de leur port, je traversai leur foule pour retourner à la maison, tout occupé à me remémorer cette visite au Maître et ses discours.
Le même soir, on nous apporta du navire en question un petit paquet de pamphlets. Le lendemain, Mylord était invité par le gouverneur à une partie de plaisir ; l’heure approchait, et je le laissai un moment seul dans sa chambre parcourir les pamphlets. Lorsque je revins, son front était retombé sur la table, ses bras larges étalés parmi les brochures froissées.
– Mylord ! Mylord ! m’écriai-je en courant à lui ; car je le croyais en proie à une attaque.
Il se releva comme mû par un ressort, les traits défigurés par la fureur, à un tel point que, si je l’avais rencontré au-dehors, je ne l’aurais pas reconnu. En même temps, il leva le poing comme pour me frapper. « Laissez-moi tranquille ! » râla-t-il, et je m’encourus, aussi vite que mes jambes flageolantes me le permettaient, avertir Mylady.
Elle ne perdit pas de temps ; mais quand nous revînmes à la porte, celle-ci était fermée à clef, et de l’intérieur, il nous cria de le laisser en paix. Nous nous entre-regardâmes, tout pâles, – persuadés l’un et l’autre que la catastrophe était arrivée.
– Je vais écrire au gouverneur pour l’excuser, dit-elle. Il nous faut garder nos amis influents. Mais lorsqu’elle prit la plume, celle-ci tomba des doigts : Je ne saurais écrire, dit-elle. Et vous ?
– Je vais essayer, Mylady.
Elle suivit des yeux ce que j’écrivais. « Cela suffit, dit-elle quand j’eus terminé. Grâce à Dieu, j’ai vous sur qui me reposer ! Mais que peut-il bien lui être arrivé ? Quoi ? quoi donc ? »
À mon idée, je ne voyais aucune explication possible, et je ne trouvais pas nécessaire d’en chercher une ; je craignais à la vérité que la folie de mon maître ne vînt juste d’éclater, après avoir couvé longtemps, comme un volcan fait éruption ; mais cette pensée (par pitié pour Mylady) je n’osais la formuler.
– Il est urgent de chercher la conduite à tenir, dis-je. Devons-nous le laisser seul.
– Je n’ose le déranger, répondit-elle. C’est peut-être la nature qui réclame la solitude ; et nous ne savons rien. Oh ! oui, j’aime mieux le laisser comme il est.
– Je vais, en ce cas, faire porter cette lettre, Mylady, et reviendrai ensuite, si vous le permettez, m’asseoir auprès de vous.
– Je vous en prie ! s’écria Mylady.
Tout l’après-midi, nous restâmes l’un et l’autre silencieux, à surveiller la porte de Mylord. J’avais l’esprit occupé de la scène qui venait d’avoir lieu, et de sa singulière ressemblance avec ma vision. Je dois toucher un mot de celle-ci, car l’histoire, en se divulguant, a été fort exagérée, et je l’ai moi-même vue imprimée, avec mon nom cité comme référence. Or, voici qu’elle fut ma vision : Mylord était dans une chambre, avec son front sur la table, et quand il releva la tête, il avait cette expression qui me navra jusqu’à l’âme. Mais la chambre était tout à fait différente, l’attitude de Mylord devant la table n’était pas du tout la même et son visage, quand il le tourna vers moi, exprimait un degré pénible de fureur au lieu de cet affreux désespoir qui l’avait toujours (sauf une fois, comme je l’ai dit) caractérisé dans cette vision. Telle est la vérité que le public doit enfin connaître ; et si les divergences sont considérables, la coïncidence suffit à m’emplir de malaise. Tout l’après-midi, je le répète, je restai à méditer sur ce sujet, à part moi ; car Mylady en avait assez de ses ennuis, et il ne me serait jamais venu à l’idée de la tourmenter avec mes imaginations. Vers le milieu de notre attente, elle conçut un plan ingénieux, fit chercher Mr. Alexander, et lui dit d’aller frapper à la porte de son père. Mylord envoya promener le gamin, mais sans aucune rudesse, et l’espoir me vint que l’accès était passé.
Comme la nuit tombait, et que j’allumais la lampe, la porte s’ouvrit et Mylord apparut sur le seuil. La lumière trop faible ne permettait pas de discerner ses traits ; quand il parla, sa voix me sembla un peu altérée, quoique parfaitement posée.
– Mackellar, dit-il, portez vous-même ce billet à son adresse. Il est rigoureusement personnel. Il vous faut le remettre sans témoins.
– Henry, dit Mylady, vous n’êtes pas malade ?
– Non, non, dit-il, d’un ton agacé, je suis occupé. Pas du tout ; je suis simplement occupé. C’est une chose singulière qu’on veuille vous croire malade, quand vous avez des affaires ! Envoyez-moi à souper dans ma chambre, avec un panier de vin : j’attends la visite d’un ami. Pour rien autre chose, je ne veux être dérangé. Et là-dessus il se renferma de nouveau chez lui. Le billet portait l’adresse d’un certain capitaine Harris, à une taverne du port. Je connaissais Harris (de réputation) pour un dangereux aventurier, véhémentement soupçonné de piraterie dans le passé, et faisant alors le dur métier de trafiquant indien. Ce que Mylord pouvait bien avoir à lui dire, ou lui à dire à Mylord, cela passait mon imagination ; et non plus comment Mylord avait ouï parler de lui, sinon à l’occasion d’un procès peu honorable dont cet homme s’était récemment dépêtré. Bref, je remplis ma mission à contrecœur, et d’après le peu que je vis du capitaine, j’en revins préoccupé. Je le trouvai dans une petite pièce malodorante, assis devant une chandelle qui coulait et une bouteille vide ; il lui restait quelque chose d’une allure militaire, ou plutôt c’était là une affectation, car ses manières étaient triviales. – Vous direz à Mylord, en lui présentant mes respects, que je serai chez Sa Seigneurie dans moins d’une demi-heure, dit-il, après avoir lu le billet ; puis il eut la vulgarité, en me montrant la bouteille vide, de vouloir me faire chercher à boire pour lui.
Je revins au plus vite, mais le capitaine me suivit de près, et il resta jusque tard dans la nuit. Le coq chantait pour la deuxième fois quand je vis (de ma fenêtre) Mylord le reconduire en l’éclairant jusqu’à la porte, – et tous deux, affectés par leurs libations, s’appuyaient parfois l’un sur l’autre pour confabuler. Cependant dès le matin, très tôt, Mylord sortit avec cent livres en poche. Je ne crois pas qu’il revint avec la somme ; mais je suis sûr qu’elle n’était pas destinée au Maître, car je rôdai toute la matinée aux abords de sa boutique. Ce fut la dernière fois que Mylord Durrisdeer sortit de chez lui jusqu’à notre départ de New York ; il se promenait dans le jardin, ou restait en famille, comme à l’ordinaire ; mais la ville ne le voyait plus, et ses visites quotidiennes au Maître paraissaient oubliées. Quant à ce Harris, il ne reparut plus, ou du moins pas avant la fin.
J’étais alors très opprimé par l’intuition des mystères parmi lesquels nous avions commencé de nous mouvoir. À lui seul, son changement d’habitudes dénotait que Mylord avait quelque grave souci ; mais quel était ce souci, d’où il provenait, ou pourquoi Mylord ne sortait plus de la maison ou du jardin, je ne le devinais pas. Il était clair, jusqu’à l’évidence, que les pamphlets avaient joué un certain rôle dans cette transformation. Je lisais tous ceux que je pouvais découvrir, et tous étaient des plus insignifiants, et contenaient les mêmes grossièretés scurriles que d’habitude : voire un grand politique n’y eût pu trouver matière à offense déterminée ; et Mylord s’intéressait peu aux questions publiques. La vérité est que le pamphlet origine de tout ne cessa de reposer sur le sein de Mylord. Ce fut là que je le trouvai pour finir, après son trépas, au milieu des solitudes du Nord. C’était en un tel lieu, en d’aussi pénibles circonstances, que je devais lire pour la première fois ces phrases ineptes et mensongères d’un pamphlétaire whig déclamant contre l’indulgence à l’égard des jacobites : – « Un autre Rebelle notoire, le M…e de B…e, va recouvrer son Titre. Cette Mesure a été longtemps ajournée, car il exerçait de peu honorables Fonctions en Écosse et en France. Son frère, L…d D…r, est connu pour ne valoir guère mieux que lui en Inclination ; et l’Héritier supposé, qui va être destitué, fut élevé dans les plus détestables Principes. Selon la vieille Expression, c’est six de l’un et une demi-douzaine de l’autre ; mais la Faveur d’une semblable Restauration est trop excessive pour passer inaperçue. » Un homme en possession de tous ses moyens ne se fût pas soucié pour deux liards d’un conte si évidemment absurde ; que le gouvernement eût conçu un tel projet, était inadmissible pour toute créature raisonnable, sauf peut-être l’imbécile dont la plume lui avait donné naissance ; et Mylord avait beau être peu brillant, son bon sens était