Déjà ils doivent deviner le pied fourchu, puisque, avec tout votre prétendu soin de l’honneur de la famille, vous vous faites un jeu de la dégrader en ma personne.
– Tout cela est très joli, dit Mylord ; mais pour nous qui vous connaissons depuis longtemps, soyez sûr que cela ne signifie rien. Vous choisissez le parti que vous croyez devoir vous être le plus avantageux. Prenez-le, si possible, en silence ; le silence vous conviendra mieux à la longue, croyez-moi, que cet étalage d’ingratitude.
– Oh ! gratitude, Mylord, s’écria le Maître, sur une gamme ascendante, et l’index levé de façon très ostensible. – Soyez en repos ; ma gratitude ne vous manquera pas. Il ne me reste plus qu’à saluer ces messieurs, que nous avons détournés du soin de leurs affaires.
Et il s’inclina devant chacun à tour de rôle, assura son épée, et se retira, laissant chacun ébaubi de sa conduite, et moi de celle de Mylord.
Alors, cette division de famille entra dans une nouvelle phase. Le Maître n’était en aucune façon aussi dépourvu que Mylord se le figurait, ayant sous la main, et tout dévoué à ses intérêts, un habile artiste en toutes sortes de travaux d’orfèvrerie. L’allocation de Mylord, moins réduite qu’il ne l’avait annoncé, suffisait au couple pour vivre ; et tous les gains de Secundra Dass pouvaient ainsi être mis de côté pour une occasion à venir. Je ne doute pas que ce fut fait. Selon toute apparence, le but du Maître était de réunir une somme suffisante, puis de se mettre en quête du trésor qu’il avait enfoui longtemps auparavant au cœur des montagnes. Il eût mieux fait de s’en tenir à ce projet strict. Mais, malheureusement pour lui et pour nous, il écouta sa colère. La honte publique de sa réception – je m’étonne fort qu’il ait pu y survivre – lui rongeait les moelles ; il était dans cette humeur où – selon le vieil adage – on se couperait le nez pour se défigurer ; et il en vint à s’afficher en spectacle cynique, dans l’espoir qu’un peu de sa honte rejaillirait sur Mylord.
Il dénicha, dans un quartier misérable de la ville, une maison en planches, petite et isolée, ombragée par deux ou trois acacias. Il y avait sur la façade un appentis ouvert, espèce de niche à chien, mais élevée à partir du sol environ comme une table, dans laquelle son humble constructeur avait jadis étalé sa marchandise. Ce fut cette niche qui séduisit l’imagination du Maître et lui inspira probablement sa tactique nouvelle. Il avait acquis à bord du bateau-pirate quelque habileté aux travaux d’aiguille, – assez, en tout cas, pour jouer le rôle de tailleur aux yeux du public ; il n’en fallait pas plus à sa vengeance. Il apposa au-dessus de la niche une pancarte avec cette inscription :
James Durie
Ci-devant Maître de Ballantrae
Raccommode les Habits proprement.
Secundra Dass
Gentilhomme déchu de l’Inde
Orfèvrerie fine.
Sous cette pancarte, lorsqu’il avait du travail, mon gentilhomme s’asseyait en tailleur dans la niche, et cousait activement. Je dis lorsqu’il avait du travail, mais les chalands qu’il recevait venaient surtout pour Secundra, et la couture du Maître était plutôt une toile de Pénélope. Il ne pouvait même prétendre gagner le beurre de son pain grâce à son genre d’industrie : il lui suffisait que le nom de Durie fût traîné dans la boue sur la pancarte, et que l’héritier de cette orgueilleuse famille trônât jambes croisées en public comme vivant témoignage de la ladrerie fraternelle. Et son plan réussit à un tel point qu’il y eut des murmures dans la ville et qu’un parti se forma, très hostile à Mylord. Par contre, la faveur de Mylord auprès du gouverneur devint plus apparente ; Mylady (elle ne fut jamais si bien reçue qu’alors dans la colonie) rencontrait des allusions pénibles ; dans une société de femmes, où c’est cependant le thème de conversation le plus naturel, le seul mot de couture lui était presque insupportable ; et je l’ai vue revenir toute bouleversée de ces réunions et jurant qu’elle n’irait plus dans le monde.
Entre-temps, Mylord demeurait dans sa belle maison, féru d’agriculture. Populaire dans son entourage, et insoucieux ou inconscient du reste, il engraissait ; sa face rayonnait d’activité ; même les chaleurs semblaient lui réussir ; et Mylady – en dépit de ses préoccupations secrètes – bénissait chaque jour le ciel de ce que son père lui eût légué un tel paradis. Elle avait contemplé, de derrière une fenêtre, l’humiliation du Maître ; et dès lors, elle parut soulagée. Je l’étais moins, pour ma part, car, avec le temps, des symptômes morbides se révélèrent dans les allures de Mylord. Heureux, il l’était sans doute, mais les causes de son bonheur étaient cachées ; même au sein de sa famille, il lui arrivait de savourer avec une joie visible quelque pensée secrète ; et j’eus enfin le soupçon (tout à fait indigne de nous deux) qu’il avait une maîtresse quelque part en ville. Cependant, il sortait peu, et ses journées étaient très occupées ; en fait, il y avait une heure unique de son temps, et cela très tôt dans la matinée, alors que Mr. Alexander étudiait ses leçons, dont j’ignorais l’emploi. Il faut bien se dire, en vue de justifier ce que je fis alors, que je gardais toujours des craintes sur l’intégrité de sa raison ; et avec notre ennemi se tenant coi ainsi dans la même ville que nous, je faisais bien d’être sur mes gardes. Donc, sous un prétexte, je changeai l’heure à laquelle j’enseignais à Mr. Alexander les principes de la numérotation et des mathématiques, et me mis en place à suivre les pas de mon maître.
Chaque matin, beau ou mauvais, il prenait sa canne à pomme d’or, mettait son chapeau en arrière sur sa tête – habitude récente, que j’attribuais à une excessive chaleur de son front – et partait pour faire un circuit déterminé. Son chemin passait d’abord sous d’aimables ombrages et le long d’un cimetière, où il s’asseyait un moment, s’il faisait beau, à méditer. Puis il gagnait le bord de l’eau, et revenait par les quais du port et la boutique du Maître. Arrivé à cette deuxième partie de son tour, Mylord Durrisdeer ralentissait le pas, comme pour mieux jouir du bon air et du paysage ; et devant la boutique, juste à mi-chemin entre celle-ci et le bord de l’eau, il faisait une brève halte, appuyé sur sa canne. C’était l’heure où le Maître jouait de l’aiguille, assis sur son établi. Les deux frères se considéraient avec des visages durs ; puis Mylord repartait en souriant tout seul.
Deux fois seulement, je dus m’abaisser à cette ingrate nécessité de jouer le rôle d’espion. Elles me suffirent à vérifier le but que poursuivait Mylord dans ses flâneries et l’origine secrète de son plaisir. C’était donc là sa maîtresse ; la haine, et non l’amour, lui donnait ce teint florissant. Des moralistes auraient peut-être été soulagés par une telle découverte ; j’avoue qu’elle m’inquiéta. Je trouvai cette situation des deux frères non seulement odieuse en elle-même, mais grosse de dangers possibles pour l’avenir ; et je pris l’habitude, pour autant que mes occupations le permettaient, d’aller, par un chemin plus court, assister secrètement à leur entrevue. Un jour que j’arrivais un peu tard, après avoir été empêché presque une semaine, je fus frappé de constater qu’il y avait du nouveau. Je dois dire qu’un banc s’adossait à la maison du Maître, où les clients pouvaient s’asseoir afin de parlementer avec le boutiquier ; sur ce banc, je trouvai Mylord assis, les bras croisés sur sa canne, et promenant sur la baie un regard satisfait. À moins de trois pieds de lui, le Maître était assis à coudre. Aucun des deux ne parlait ; et, dans cette nouvelle position, Mylord ne jetait même pas un coup d’œil sur son ennemi. Il se délectait de son voisinage, il faut croire, plus directement par cette proximité de leurs personnes ; et, sans aucun doute, il buvait à longs traits jouisseurs à la coupe de la haine.
Il ne se fut pas plus tôt éloigné que je le rattrapai sans me dissimuler davantage.
– Mylord, Mylord, dis-je, ceci n’est pas une manière d’agir.
– Je m’en engraisse, répliqua-t-il ; et non seulement ses mots, qui étaient déjà fort singuliers, mais l’expression de sa physionomie, me choquèrent.
– Je vous mets en garde, Mylord, contre ce laisser-aller aux mauvais sentiments, dis-je. Je ne sais si le péril est plus grand pour l’âme ou pour la raison ; mais vous prenez le chemin de les tuer toutes les deux.
– Vous ne pouvez pas comprendre, dit-il. Vous n’avez jamais eu sur le cœur pareilles montagnes d’amertume.
– Et à tout le moins, ajoutai-je, vous finirez sûrement par pousser cet homme à quelque extrémité.
– Au contraire, je le démoralise, répliqua Mylord.
Chaque matin, durant près d’une semaine, Mylord alla s’asseoir sur le même banc. C’était un lieu agréable, sous les acacias verts, ayant vue sur la baie et les navires, et non loin, des mariniers au travail chantaient. Les deux frères restaient là sans parler, sans qu’on les vît faire un mouvement, autre que celui de l’aiguille du Maître coupant son fil avec ses dents, car il s’obstinait à son simulacre d’industrie ; et c’est là que je me faisais un devoir de les rejoindre, étonné de moi-même et de mes compagnons. S’il venait à passer un des amis de Mylord, celui-ci l’appelait gaiement, et lui criait qu’il était en train de donner de bons conseils à son frère, lequel devenait à présent (ce qui le charmait) tout à fait habile. Et ce nouvel outrage,