forte, – car vous craignez tous un scandale, et j’en profite.
– Pardonnez-moi, Mr. Bally, dis-je. Nous ne craignons pas le moins du monde un scandale qui vous atteindrait.
Il se remit à rire.
– Vous avez étudié l’art de la repartie. Mais la parole est aisée, et parfois bien trompeuse. Je vous le dis en face : je serai pour vous du vitriol dans le château. Vous feriez plus sagement de me lâcher la somme et de ne voir plus que mes talons.
Là-dessus il me salua de la main, et quitta la chambre.
Peu après, Mylord entra, accompagné du notaire, Mr. Carlyle. On fit monter une bouteille de vieux vin, dont nous bûmes un verre avant de nous mettre à la besogne. Les actes voulus furent ensuite rédigés et signés, et les terres d’Écosse remises en fidéicommis à Mr. Carlyle et à moi-même.
– Il y a un point, Mr. Carlyle, dit Mylord, quand tout fut réglé, sur lequel je voudrais que vous me rendiez service. Ce brusque départ coïncidant avec l’arrivée de mon frère va sans doute provoquer des commentaires. Je voudrais que vous persuadiez aux gens qu’il n’y a aucun rapport entre les deux faits.
– Je m’y essaierai, Mylord, dit Mr. Carlyle. Le Maî… Mr. Bally, donc, ne vous accompagne point ?
– C’est ce dont je vais vous parler, dit Mylord. Mr. Bally reste à Ballantrae, sous la surveillance de Mr. Mackellar ; et je ne veux pas qu’il sache où nous allons.
– Mais, la rumeur publique… commença le notaire.
– Ah ! Mr. Carlyle, n’oubliez pas que ceci doit rester entre nous, interrompit Mylord. Personne autre que vous et Mackellar ne doit être au courant de nos déplacements.
– Alors, Mr. Bally demeure ici ? Très bien, dit Mr. Carlyle. Les pouvoirs que vous laissez… (Mais il s’interrompit à nouveau). – Mr. Mackellar, nous avons là une bien lourde responsabilité.
– Sans doute, monsieur, dis-je.
– Oui, sans doute, reprit-il. Mr. Bally n’aura pas voix au chapitre ?
– Pas la moindre, dit Mylord ; ni d’influence, j’espère. Mr. Bally n’est pas de bon conseil.
– Je saisis, dit le notaire. Entre parenthèses, est-ce que Mr. Bally a de l’argent ?
– J’entends qu’il n’ait rien, répondit Mylord. Je lui donne la table, le feu et la bougie dans ce château.
– Et en fait d’allocation ? Si je dois partager la responsabilité, vous sentez combien il est désirable que je comprenne vos intentions, dit le notaire. Sur le chapitre allocation ?
– Pas d’allocation, dit Mylord. Je désire que Mr. Bally vive très retiré. Nous n’avons pas toujours été satisfaits de sa conduite.
– Et en matière d’argent, ajoutai-je, il s’est montré un ménager déplorable. Jetez un coup d’œil, Mr. Carlyle, sur cette liste où j’ai réuni les différentes sommes qu’il a tirées de nous en ces derniers quinze ou vingt ans. Cela fait un joli total.
Mr. Carlyle esquissa un sifflement.
– Je n’avais pas idée de cela, dit-il. Excusez-moi encore une fois, Mylord, si je semble vous pousser ; mais il est réellement souhaitable que je pénètre vos intentions. Il se peut que Mr. Mackellar vienne à décéder, et que je me trouve seul fidéicommis. Ne serait-ce pas plutôt la préférence de Votre Seigneurie que Mr. Bally… que Mr. Bally… hum !… quitte le pays ?
Mylord regarda Mr. Carlyle.
– Pourquoi demandez-vous cela ? dit-il.
– Je soupçonne, Mylord, que Mr. Bally n’est pas une consolation pour sa famille, dit en souriant le notaire.
Le visage de Mylord se contracta soudain.
– Je voudrais qu’il fût en enfer ! s’écria-t-il.
Et il versa un verre de vin, mais d’une main si tremblante qu’il en répandit la moitié en buvant. C’était la deuxième fois que, au milieu de la conduite la plus sage et la plus pondérée, son animosité se faisait jour. Elle surprit Mr. Carlyle, qui ne cessa plus d’observer Mylord avec une curiosité discrète. Quant à moi, elle me rendit la certitude que nous agissions pour le mieux au regard de la santé de Mylord et de sa raison. À part cet éclat, l’entrevue aboutit très heureusement. Sans doute Mr. Carlyle, comme tous les notaires, ne lâchait ses paroles qu’une à une. Mais il était sensible que nous avions amorcé un revirement d’opinion en notre faveur dans le pays ; et la mauvaise conduite même de cet homme achèverait certainement ce que nous avions commencé. Et, avant de partir, le notaire nous laissa entrevoir qu’il s’était déjà répandu au-dehors un certain soupçon de la vérité.
– Je devrais peut-être vous avouer, Mylord, dit-il, en s’arrêtant, le chapeau à la main, – que les dispositions prises par Votre Seigneurie dans le cas de Mr. Bally ne m’ont pas trop surpris. Quelques bruits d’une nature analogue ont transpiré, lors de son dernier séjour à Durrisdeer. On parlait d’une femme de Saint-Bride, avec laquelle vous vous êtes admirablement conduit, et Mr. Bally avec un haut degré de cruauté. La substitution d’héritier, encore, a été fort commentée. Bref, il y a eu pas mal de propos, à droite et à gauche ; et certains de nos Salomons de village ont motivé fortement leur opinion. Je restais dans l’expectative, comme il sied à mon habit ; mais la note de Mr. Mackellar m’a finalement ouvert les yeux. Je ne crois pas, Mr. Mackellar, que ni vous ni moi lui laissions prendre beaucoup de libertés.
La suite de cette importante journée se passa heureusement. C’était notre tactique de garder l’ennemi à vue, et je pris mon tour de guet comme les autres. Je crois que son attention s’éveilla, de se voir ainsi observé, et je sais que la mienne déclina peu à peu. Ce qui m’étonnait le plus était la dextérité singulière de cet homme à s’insinuer dans nos préoccupations. Vous avez peut-être senti (après un accident de cheval, par exemple) la main du rebouteur séparer avec art les muscles, les interroger, et appuyer avec force sur l’endroit blessé ? La langue du Maître, à l’aide de questions insidieuses, produisait le même effet ; et ses yeux, si prompts à tout remarquer. Je croyais n’avoir rien dit, et cependant tout m’avait échappé. Sans me laisser le temps de me reconnaître, il s’affligeait avec moi de ce que Mylady nous négligeait de la sorte, Mylord et moi, et de ce que Mylord gâtait aussi déplorablement son fils. Sur ce dernier point, je le vis (non sans une crainte irraisonnée) appuyer à diverses reprises. L’enfant avait manifesté à la vue de son oncle un certain éloignement ; l’idée me vint alors que son père avait été assez fou pour l’endoctriner, ce qui constituait un triste début ; et en regardant l’homme qui se tenait devant moi, toujours si aimable, si beau parleur, avec une telle diversité d’aventures à conter, je vis que c’était le vrai personnage destiné à séduire une imagination de garçon. John-Paul n’était parti que du matin ; on ne pouvait croire qu’il fût resté entièrement muet sur son sujet favori : nous avions donc ici Mr. Alexander dans le rôle de Didon, plein d’une ardente curiosité ; et là, le Maître, tel un diabolique Énée, rempli des sujets les plus agréables du monde pour une oreille juvénile : batailles, naufrages, évasions, et les forêts de l’Ouest, et (grâce à son dernier voyage) les antiques cités des Indes. Avec quelle ruse il saurait mettre en jeu ces appâts, et quel empire il s’assurerait ainsi, peu à peu, sur l’âme de l’enfant, tout cela m’apparut clairement. Il n’y avait pas de défense, aussi longtemps que l’homme serait au château, assez forte pour les éloigner l’un de l’autre ; car, s’il est malaisé de charmer les serpents, il n’est pas très difficile de fasciner un petit bout d’homme qui commence à peine à porter des culottes. Je me souvins d’un vieux marin qui habitait une maison isolée (il la nommait, je crois, Portobello) au-delà du faubourg de Figgate-Whins, et autour de qui les enfants de Leith se rassemblaient le samedi, pour écouter ses histoires émaillées de jurons, aussi nombreux que des corbeaux sur une charogne : – spectacle que j’ai souvent remarqué en passant, à l’époque où j’étais étudiant, au cours de mes promenades. Beaucoup de ces gamins allaient sans doute à rencontre d’une défense expresse, beaucoup craignaient et même haïssaient la vieille brute en qui ils voyaient un héros ; et je les ai vus s’enfuir devant lui lorsqu’il était éméché, et lui jeter des pierres lorsqu’il était ivre. Et néanmoins ils venaient chaque samedi ! À plus forte raison un garçon comme Mr. Alexander devait tomber sous le charme d’un gentilhomme-aventurier à la belle prestance, au beau langage, à qui viendrait la fantaisie de l’enjôler ; or, ce prestige obtenu, comme il l’emploierait volontiers à pervertir l’enfant !
Notre ennemi n’avait pas encore nommé trois fois Mr. Alexander, que je pénétrais son dessein. Toutes ces réflexions et ces souvenirs me traversèrent en une seule onde, et je faillis reculer comme si un gouffre béant venait de s’ouvrir sur mon chemin. Mr. Alexander : là était le point faible, là était l’Ève de notre paradis éphémère ; et déjà le serpent sifflait et s’était mis en chasse.
Je poussai activement les préparatifs, je vous le garantis ; mes derniers scrupules avaient disparu, le danger de l’attente s’inscrivait devant moi en gros caractères. De cet instant je n’eus plus ni repos ni trêve. Je ne quittais mon poste auprès du Maître et de son Indien, que pour aller dans le grenier, boucler une valise ; j’envoyais Macconochie la porter au rendez-vous, par la poterne et le sentier sous bois ; et je retournais chez Milady pour un bref conciliabule. Tel fut le verso de notre vie à Durrisdeer, ce jour-là. Quant au recto, parfaite tranquillité apparente,