aujourd’hui, et partirons en cachette la nuit prochaine. Grâce au ciel, nous avons une autre demeure ! Le premier navire en partance nous emmènera à New York.
– Et qu’adviendra-t-il de lui ? demandai-je.
– Nous lui laisserons Durrisdeer, s’écria-t-elle. Et grand bien lui fasse !
– Que non pas, avec votre permission, dis-je. Il trouvera un chien à ses grègues pour le retenir. Il aura le lit, la table, et un cheval de selle, s’il se conduit bien ; mais les clefs, si vous le jugez bon, Mylady, resteront aux mains du nommé Mackellar. Il en aura soin, je vous le garantis.
– Mr. Mackellar, s’écria-t-elle, je vous remercie pour cette idée. Tout sera laissé entre vos mains. S’il nous faut partir pour un pays barbare, du moins je vous remets le soin de nous venger. Expédiez Macconochie à St-Bride afin qu’il dispose les chevaux en secret et ramène le notaire. Mylord lui laissera une procuration.
À cet instant Mylord entra, et nous lui exposâmes notre plan.
– Je ne veux pas entendre parler de cela, s’écria-t-il ; il se figurerait que j’ai peur de lui. Je resterai chez moi, si Dieu veut, jusqu’à ma mort. Il n’est personne capable de m’en déloger. Une fois pour toutes, j’y suis, j’y reste, en dépit de tous les diables de l’enfer.
Je ne saurais donner une idée de la véhémence avec laquelle il s’exprimait ; nous en fûmes tous abasourdis, et surtout moi, qui venais de le voir si bien en possession de lui-même.
Mylady me lança un regard suppliant qui m’alla au cœur et me donna du courage. Je lui fis signe de partir, et quand elle m’eut laissé seul avec Mylord, j’allai retrouver celui-ci au bout de la salle, qu’il arpentait de long en large comme à demi fou, et lui posai avec fermeté la main sur l’épaule.
– Mylord, dis-je, je vais une fois de plus vous parler tout net ; si c’est pour la dernière fois, tant mieux, car je suis fatigué de ce rôle.
– Rien ne me fera changer, répondit-il. Dieu garde que je refuse de vous entendre ; mais rien ne me fera changer.
Il prononça ces mots avec décision, mais sans plus trace de violence, ce qui me rendit de l’espoir.
– Très bien, dis-je ; peu importe si je perds ma salive.
Je lui montrai un siège, où il s’assit tourné vers moi, et je commençai :
– Il fut un temps, je me souviens, où Mylady vous négligea beaucoup…
– Jamais je n’en ai parlé, tant qu’il a duré, me répliqua Mylord, tout rouge ; et c’est tout à fait changé, à présent.
– Savez-vous à quel point ? dis-je. Savez-vous à quel point c’est changé ? La situation est renversée, Mylord ! C’est Mylady qui mendie de vous un mot, un regard… oui, et elle les mendie en vain. Savez-vous avec qui elle passe ses journées, alors que vous êtes à baguenauder par le domaine ? Mylord, elle est bien aise de les passer avec un certain vieux régisseur du nom d’Éphraïm Mackellar ; et vous êtes, je crois, à même de vous rappeler ce que cela signifie, car, ou je me trompe beaucoup, vous avez vous-même été réduit à cette société-là.
– Mackellar ! s’écria Mylord, en se levant. Ô mon Dieu ! Mackellar !
– Ce n’est pas le nom de Mackellar, ni celui de Dieu, qui changeront rien à la vérité, dis-je ; et je vous expose ce qui est. Or, pour vous, qui avez tant souffert, est-ce le rôle d’un chrétien d’infliger cette même souffrance à autrui ? Mais vous êtes si entiché de vos nouveaux amis que vous en oubliez les anciens. Ils sont effacés de votre mémoire. Et cependant ils vous ont soutenu aux heures les plus sombres ; et Mylady la première. Mais songez-vous jamais à Mylady ? Songez-vous à ce qu’elle a souffert cette nuit-là… ou à l’époque qu’elle a été pour vous depuis ?… ou en quelle situation elle se trouve aujourd’hui ? Pas du tout ! Vous avez résolu dans votre orgueil de demeurer pour le braver, et elle doit rester avec vous. Oh ! l’orgueil de Mylord… voilà la grande affaire ! Et pourtant elle n’est qu’une femme, et vous êtes un homme grand et fort ! Elle est la femme que vous avez juré de protéger, et, par-dessus tout, la mère de votre fils !
– Votre langage est bien amer, Mackellar, dit-il ; mais, Dieu sait, je crains que vous ne disiez vrai. Je n’étais pas digne de mon bonheur. Rappelez Mylady.
Mylady était tout proche, attendant l’issue de la discussion. Lorsque je rentrai avec elle, Mylord nous prit à chacun la main, qu’il mit à la fois sur son cœur.
– J’ai eu deux amis dans mon existence, dit-il. Toute la consolation que j’ai jamais reçue provenait de l’un ou de l’autre. Puisque vous êtes tous les deux d’un même avis, je serais un monstre d’ingratitude… (ses mâchoires se contractèrent étroitement, et il nous regarda avec des yeux hagards)… Faites de moi ce que vous voudrez. Seulement, n’allez pas croire… (Il s’arrêta encore). – Faites ce que vous voudrez de moi : Dieu sait combien je vous aime et vous honore.
Et, lâchant nos deux mains, il nous tourna le dos et s’en alla regarder par la fenêtre. Mais Mylady courut à lui, l’appelant par son nom, et, se jetant à son cou, elle fondit en larmes.
Je sortis, fermant la porte derrière moi, et remerciant Dieu du fond de mon cœur.
Au déjeuner, suivant le dessein de Mylord, nous étions tous présents. Le Maître avait eu le loisir de changer ses bottes rapiécées et de faire une toilette convenable ; Secundra Dass n’était plus drapé dans ses étoffes, mais portait un habit simple et décent, qui lui messeyait étrangement. Tous deux étaient à la grande fenêtre, et regardaient au-dehors, quand la famille entra. Ils se retournèrent ; l’homme noir (comme on l’avait déjà surnommé dans le château) salua jusqu’à terre, mais le Maître alla pour se précipiter vers nous comme quelqu’un de la famille. Mylady l’arrêta, lui faisant la révérence dès le bas de la salle, et mettant ses enfants derrière elle. Mylord était un peu en avant : les trois cousins de Durrisdeer se rencontraient donc là face à face. L’œuvre du temps était inscrite sur tous les visages ; je croyais y lire un memento mori ; et ce qui m’affectait le plus, c’est que le méchant supportait mieux que tous le poids des années. Mylady était métamorphosée en matrone, bien faite pour présider une vaste tablée d’enfants et de subalternes. Mylord s’était relâché dans toutes ses articulations ; il se voûtait ; il allait à petits pas pressés, comme s’il eût réappris de Mr. Alexander ; son visage était tiré, et semblait plus allongé que jadis ; et il y errait parfois un sourire singulièrement mêlé d’amertume et de souffrance. Mais le Maître plastronnait toujours, quoique peut-être avec effort, son front se barrait, entre les sourcils, de rides impérieuses ; ses lèvres se serraient comme pour ordonner. Il avait toute la gravité de Satan dans le Paradis perdu, et quelque chose de sa beauté. Je ne pouvais m’empêcher de l’admirer, surpris d’ailleurs qu’il ne m’inspirât pas plus de crainte.
Mais en fait (tout le temps que nous fûmes à table) son prestige semblait évanoui et ses crocs arrachés. Nous l’avions connu pour un magicien qui dominait les éléments, nous le revoyions transformé en un gentleman ordinaire, papotant comme ses voisins à la table du déjeuner. Car, à présent que le père était défunt, et Mylord et Mylady réconciliés, dans quelle oreille eût-il pu insinuer ses calomnies ? Je compris par une sorte de révélation à quel point j’avais surévalué sa finesse. Il possédait toujours sa malice ; il était aussi faux que jamais ; toutefois, par la disparition de ce qui faisait sa force, il était réduit à l’impuissance ; la vipère demeurait, mais à présent c’était sur une lime qu’elle gaspillait son venin. Deux autres pensées m’occupèrent aussi au cours du déjeuner : la première, qu’il était stupéfait – j’allais presque dire désespéré – de voir sa méchanceté absolument inefficace ; la deuxième, que peut-être Mylord était dans le vrai, et que nous aurions tort de fuir devant notre ennemi désemparé. Mais je resongeai au cœur bondissant de mon pauvre maître, et je me souvins que nous nous faisions lâches pour lui sauver la vie.
Le repas terminé, le Maître m’accompagna jusque dans ma chambre, et, prenant une chaise (que je ne lui offrais pas), il me demanda ce qu’on allait faire de lui.
– Mais, Mr. Bally, répondis-je, le château vous restera ouvert pour un temps.
– Pour un temps ? répéta-t-il. Je ne sais si je vous entends bien.
– C’est assez clair, dis-je. Nous vous gardons par convenance. Dès que vous vous serez déconsidéré publiquement par quelqu’une de vos frasques, nous vous mettrons dehors aussitôt.
– Vous êtes devenu un bien impudent drôle, dit le Maître, les sourcils froncés d’un air menaçant.
– J’ai appris à bonne école, répliquai-je. Et vous avez pu vous apercevoir qu’avec le décès de Mylord votre père, votre pouvoir a complètement disparu. Je ne vous crains plus, Mr. Bally ; je crois même – Dieu me pardonne ! – que je prends un certain agrément à votre société.
Il eut un éclat de rire, visiblement feint.
– Je suis venu les poches vides, dit-il, après une pause.
– Je ne crois pas que l’argent roule de nouveau, répliquai-je. Je vous préviens de ne pas faire fond là-dessus.
– J’aurais cependant quelque chose à dire.
– En vérité ? Je ne devine pas quoi, en tout cas.
– Oh ! vous affectez la confiance, dit le Maître. Ma position est toujours