je veux m’acquitter avec lui ! je veux mettre ordre à tout cela. J’ai été faible, et, pis encore, aveugle.
– Je ne veux pas que vous vous blâmiez, Mylord, ayant sur la conscience tout ce qui me reste à vous dire, – répliquai-je. Vous n’avez pas été faible ; vous avez été abusé par un infernal hypocrite. Rappelez-vous comme il vous a trompé sur le danger qu’il courait soi-disant ; il vous a trompé du commencement à la fin, à chaque pas. Je veux l’extirper de votre cœur, je veux tourner vos yeux sur votre autre fils. Ah ! c’est en lui que vous avez un vrai fils !
– Non, non, dit-il, deux fils… c’est deux fils que j’ai.
Je laissai échapper un geste de désespoir qui le surprit. Il me regarda en changeant de visage.
– Avez-vous pis encore à m’annoncer ? demanda-t-il, d’une voix défaillante.
– Bien pis, répondis-je. Cette nuit même, il a dit ces paroles à Mr. Henry : « Il n’y a pas de femme qui ne me préfère à vous, ni, je pense, qui ne continue à me préférer. »
– Je ne veux rien entendre contre ma fille, s’écria-t-il. Et sa vivacité à m’interrompre sur ce sujet me fit conclure que ses yeux n’étaient pas aussi aveugles que je l’avais cru, et qu’il avait suivi, non sans anxiété, les progrès du siège de Mme Henry.
– Je ne songe pas à la blâmer, dis-je. Il ne s’agit pas de cela. Ces paroles ont été dites en ma présence à Mr. Henry ; et si vous ne les trouvez pas assez claires, en voici d’autres qui vinrent après : « Votre femme, qui est en galanterie avec moi. »
– Ils se sont querellés ? dit-il.
Je fis un signe affirmatif.
– J’y cours, dit-il, allant une fois encore pour sortir de son lit.
– Non, non ! m’écriai-je, tendant vers lui mes mains jointes.
– Vous ne comprenez pas, dit-il. Ce sont là phrases impardonnables.
– Est-ce que rien ne vous fera comprendre, Mylord ? dis-je.
Ses yeux implorèrent la vérité.
Je me jetai à genoux contre le lit.
– Oh ! Mylord, m’écriai-je, pensez à celui qui vous reste ; pensez à ce pauvre pécheur que vous avez obtenu du ciel, que votre épouse vous a donné, que nous n’avons, aucun de nous, affermi comme il convenait ; pensez à lui, non à vous ; il souffre, lui aussi… pensez à lui ! Voici devant vous la porte des douleurs… la porte qui mène à Christ, à Dieu. Oh ! quelle est grande ouverte. Pensez à lui, de même qu’il a pensé à vous : Qui va le dire à mon père ? – Ce sont ses paroles textuelles. C’est pour cela que je suis venu ! c’est pourquoi je suis en train de plaider à vos pieds.
– Laissez-moi me lever, s’écria-t-il, me rejetant de côté.
Il fut debout avant moi. Sa voix tremblait comme une voile au vent, mais il parlait avec force ; son visage était de neige, mais il avait les yeux secs et le regard assuré.
– C’est trop de discours, dit-il. Où cela s’est-il passé ?
– Sous la charmille, dis-je.
– Et Mr. Henry ? demanda-t-il.
Et, sur ma réponse, son vieux visage se plissa de rides méditatives.
– Et Mr. James ? dit-il.
– Je l’ai laissé par terre, dis-je, – à côté des bougies.
– Des bougies ? s’écria-t-il ; et, courant à la fenêtre, il l’ouvrit et regarda au-dehors. – Elles sont visibles de la route.
– Il n’y passe personne à cette heure, objectai-je.
– Peu importe, dit-il. Quelqu’un pourrait passer. Écoutez ! Qu’est cela ?
C’était, sur la baie, un bruit d’avirons maniés très discrètement. Je le lui dis.
– Les contrebandiers, reprit Mylord. Courez vite, Mackellar ; éteignez ces bougies. En attendant, je vais m’habiller ; et à votre retour, nous verrons ce qu’il convient de faire.
Je descendis l’escalier à tâtons, et gagnai la porte. Dans la distance, on distinguait une lueur qui faisait des points brillants dans la charmille ; par une nuit aussi noire, elle devait être visible en mer, à plusieurs milles ; et je me reprochai amèrement cette imprudence. Et combien davantage lorsque je fus arrivé sur les lieux ! Un des flambeaux était renversé, et sa bougie éteinte. Celle qui restait brûlait paisiblement, et faisait un grand rond de lumière sur le sol gelé. L’intérieur de ce cercle semblait, par contraste avec les ténèbres environnantes, plus clair que le jour. Au milieu, il y avait la flaque de sang ; et un peu plus loin, le sabre de Mr. Henry dont le pommeau était d’argent ; mais de corps, nulle trace. Mon cœur sursauta dans ma poitrine, mes cheveux se hérissèrent sur mon crâne, à ce spectacle inattendu, qui m’emplit d’une crainte affreuse. Je regardai de tous côtés ; la terre était si dure qu’elle ne portait aucune empreinte. Je tendis les oreilles jusqu’à me les endolorir ; mais la nuit se creusait au-dessus de moi comme une église vide ; pas la moindre vaguelette ne se brisait sur le rivage ; on eût pu entendre une épingle tomber dans le comté.
J’éteignis la bougie, et les ténèbres se refermèrent sur moi, absolues. Elles m’environnaient comme une foule dense ; et je retournai au château de Durrisdeer, la tête sans cesse tournée par-dessus l’épaule, en proie aux plus folles imaginations. Sur le seuil, une forme s’avança à ma rencontre ; et je faillis pousser un cri de terreur, lorsque je reconnus Mme Henry.
– Lui avez-vous parlé ? dit-elle.
– C’est lui qui m’a envoyé, dis-je. Il a disparu. Mais pourquoi êtes-vous ici ?
– Il a disparu ! répéta-t-elle. Qui a disparu ?
– Le cadavre, dis-je. Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de votre mari ?
– Disparu ? dit-elle. Vous n’avez pas bien regardé. Retournez.
– Il n’y a plus de lumière, dis-je. Je n’ose pas.
– J’y verrai dans l’obscurité. Je suis restée ici longtemps, si longtemps, dit-elle. Allons, donnez-moi la main.
Nous retournâmes la main dans la main jusque sous la charmille, à l’endroit fatal.
– Prenez garde au sang ! dis-je.
– Au sang ! s’écria-t-elle, se rejetant en arrière.
– Je crois qu’il y en a. Je suis quasi aveugle.
– Non, dit-elle, rien ! N’avez-vous pas rêvé ?
– Ah ! plût à Dieu !
Elle aperçut le sabre, le ramassa, et, à la vue du sang, le laissa retomber en ouvrant les mains toutes grandes. – Ah ! s’écria-t-elle. Et puis, avec un réel courage, elle le reprit une seconde fois et l’enfonça jusqu’à la garde dans la terre gelée.
– Je vais l’emporter pour le nettoyer à fond, dit-elle, en regardant de nouveau de tous côtés. – Il n’est peut-être pas mort, ajouta-t-elle.
– Son cœur ne battait plus. Puis, me souvenant : Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de votre mari ?
– Ce n’est pas la peine, dit-elle ; il ne me répondra pas.
– Lui, ne pas vous répondre ? Oh ! vous n’avez pas essayé.
– Vous avez le droit de douter de moi, répondit-elle, avec une simplicité digne.
À ces mots, et pour la première fois, elle m’inspira de la pitié.
– Dieu sait, madame, dis-je, Dieu sait que je ne suis pas si dur que j’en ai l’air ; en cette nuit de malheur, comment peser ses paroles ? Mais je suis l’ami de tous ceux qui ne sont pas les ennemis d’Henry Durie.
– En tout cas, il est dur à vous d’hésiter au sujet de sa femme !
Je découvris, comme si un voile se déchirait, avec quelle noblesse elle supportait ce cruel malheur, et quelle générosité elle opposait à mes reproches.
– Rentrons. Il faut aller raconter ceci à Mylord, dis-je.
– Lui ? je n’oserai jamais, s’écria-t-elle.
– Vous verrez que c’est lui le moins ému de nous tous.
– Et malgré cela, je n’oserai jamais.
– Eh bien, dis-je, retournez auprès de Mr. Henry. Je verrai Mylord. Nous retournions, moi portant les flambeaux, elle le sabre – singulier fardeau pour une femme – lorsqu’elle eut une autre idée.
– Devons-nous le dire à Henry ? demanda-t-elle.
– Mylord décidera, répondis-je.
Mylord était presque habillé lorsque j’entrai dans sa chambre. Il fronça les sourcils en m’écoutant.
– Les contrebandiers, dit-il. Mais était-il mort ou vivant ?
– Je l’ai cru… dis-je ; et je m’arrêtai, n’osant prononcer le mot.
– Je sais. Mais vous avez pu fort bien vous tromper. Pourquoi l’auraient-ils emporté, s’il n’était plus en vie ? Oh ! voilà une porte grande ouverte à l’espérance. Il faut faire courir le bruit qu’il est reparti – comme il est venu – à l’improviste. Nous devons à tout prix éviter le scandale.
Je vis qu’il songeait, comme nous autres, surtout à l’honneur de la maison. À présent que tous les membres vivants de la famille étaient plongés dans une irrémédiable douleur, il était singulier de nous voir tous préoccupés de cette entité abstraite, la famille en soi, nous efforçant de soutenir le rien immatériel de sa réputation : non seulement les Duries, mais jusqu’à l’intendant à gages.
– Allons-nous le dire à Mr. Henry ? demandai-je à Mylord.
– Je verrai, dit-il. Je veux d’abord lui rendre visite ; puis j’irai avec vous examiner la charmille, et je réfléchirai.
Nous descendîmes à la salle. Mr. Henry était assis devant la table, le front dans la main, comme un homme de pierre. Sa femme se tenait un peu à l’écart, la main sur la bouche ; évidemment, elle n’avait pas réussi à attirer son attention. Mylord s’avança lentement vers son fils ; il avait l’air grave, certes, mais un peu froid, à mon avis. Quand il fut près de lui, il avança les deux mains, et dit :
– Mon fils !
Avec un cri étouffé et inarticulé, Mr. Henry sauta au cou de son père, en sanglotant. Ce fut une scène navrante.
– Oh ! père,