à son avantage ; car, après un temps de froideur, les relations se firent plus étroites que jamais entre lui et Mme Henry. Ils étaient perpétuellement ensemble. Je ne veux pas avoir l’air de jeter une ombre de blâme, en dehors de ce qui est dû à un aveuglement semi-volontaire, sur cette malheureuse lady ; mais je crois que, durant ces derniers jours, elle joua de très près avec le feu ; et que je me trompe ou non là-dessus, une chose du moins est claire et suffisante : Mr. Henry le croyait. Ce pauvre gentilhomme restait assis des journées entières dans ma chambre, avec un air si malheureux que je n’osais m’aventurer à lui parler ; cependant, il faut croire qu’il trouvait quelque réconfort dans ma simple présence et dans la conscience de ma sympathie. À d’autres fois, nous causions, et c’était une singulière causerie : personne n’était nommé, l’on ne citait aucun détail personnel ; mais nous avions le même sujet dans l’esprit, et nous le savions l’un et l’autre. C’est là un curieux exercice auquel on peut se livrer : parler d’une chose pendant des heures, sans la désigner, ni même y faire allusion. Et je me demandai si ce n’était pas à l’aide d’un artifice analogue que le Maître courtisait Mme Henry tout le long du jour (comme il était manifeste), sans jamais alarmer sa pudeur.
Pour montrer à quel point en étaient venues les choses, je rapporterai quelques mots de Mr. Henry, prononcés (j’ai des raisons pour ne pas l’oublier) le 26 février 1757. C’était par un temps hors de saison, un retour à l’hiver : pas de vent, un froid glacial, un monde tout blanc de givre, un ciel bas et gris, une mer noire et silencieuse comme l’ouverture d’un puits de mine. Mr. Henry était assis devant le feu, et se demandait (ce qui était devenu fréquent chez lui) si « un homme » doit « agir », si « une intervention serait opportune », et autre propositions générales, dont chacun de nous faisait l’application. J’étais à la fenêtre, regardant au-dehors, quand passèrent au-dessous de moi le Maître, Mme Henry et Miss Katharine, ce trio devenu sempiternel. L’enfant courait çà et là, enchantée de la gelée ; le Maître parlait à l’oreille de Madame avec une grâce qui semblait (même de si loin) insinuante et diabolique ; et elle, de son côté, regardait à terre comme absorbée dans son attention. Je sortis de ma réserve.
– Si j’étais de vous, Mr. Henry, dis-je, je m’ouvrirais franchement à Mylord.
– Mackellar, Mackellar, dit-il, vous ne voyez pas la fausseté de ma position. Je ne puis révéler d’aussi basses pensées à personne – à mon père encore moins ; ce serait me vouer à son plus profond mépris. La fausseté de ma situation, reprit-il, elle est en moi : ma personne n’attire pas la sympathie. Je possède leur reconnaissance, chacun me dit cela ; et je n’en suis pas plus riche ! Mais je ne figure pas dans leurs esprits ; ils ne sont tentés ni de penser comme moi, ni de penser à moi. C’est là ce qui me perd ! – (il se mit debout, et donna un coup de pied sur une bûche). – Mais il faut trouver un moyen, Mackellar, dit-il, me regardant tout à coup par-dessus son épaule ; – nous devons trouver un moyen. J’ai beaucoup de patience… beaucoup trop. Je me méprise, à la fin. Et cependant, il est sûr que personne jamais ne fut enveloppé dans une pareille trame !
Et il retomba dans sa méditation.
– Courage ! lui dis-je. Elle se rompra d’elle-même.
– J’ai depuis longtemps dépassé la colère, à cette heure, dit-il.
Et sa réponse avait si peu de rapport avec ma remarque, que je n’insistai pas.
V
Ce qui se passa dans la nuit du 27 février 1757
Le soir de l’entrevue racontée plus haut, le Maître sortit du château, et ne rentra que dans la journée du lendemain, ce fatal 27 février ; mais où il alla, et ce qu’il fit, personne ne se donna la peine de le demander avant le surlendemain. Si nous l’avions fait, cependant, ce que nous fîmes alors, fut fait sans rien savoir, et doit être jugé pareillement : aussi raconté-je les événements tels qu’ils nous apparurent à l’origine, et je garde tout ce que j’ai découvert depuis pour l’époque de la découverte. Car j’en suis arrivé maintenant à l’un des épisodes les plus sombres de mon récit, et je dois réclamer pour mon maître l’indulgence du lecteur.
Ce temps rigoureux dura toute la journée du 27. Le froid était mortel ; les gens que l’on croisait fumaient comme des cheminées ; les bûches s’empilaient dans l’âtre spacieux de la salle ; quelques oiseaux printaniers qui s’étaient déjà fourvoyés jusque dans nos contrées du nord assiégeaient les fenêtres du château, ou sautillaient sur le gazon gelé, comme dépaysés. Vers midi, un rayon de soleil perça, éclairant un merveilleux paysage hivernal et glacé de collines et de bois tout blancs. Là-bas, derrière le cap, le lougre de Crail attendait le vent, et de chaque ferme ou cottage, les fumées montaient droit dans l’air. Avec le soir, la trouée se referma dans la brume ; la nuit tomba, sombre, sans étoiles et excessivement froide : une nuit des plus hors de saison, digne d’événements singuliers.
Mme Henry se retira, selon sa nouvelle habitude, très tôt. Nous nous étions mis récemment à passer les soirées en jouant aux cartes, – nouveau symptôme que notre hôte s’ennuyait profondément de l’existence de Durrisdeer ; – et nous jouions depuis peu de temps, lorsque Mylord quitta sans bruit sa place au coin du feu et partit sans rien dire se réchauffer dans son lit. Les trois personnes restantes n’avaient ni sympathie ni politesse à échanger ; pas un de nous ne serait demeuré un instant pour en obliger un autre ; néanmoins, par la force de l’habitude, et comme on venait de distribuer les cartes, nous continuâmes la partie. Je dois dire que nous nous couchions tard ; et bien que Mylord se fût retiré plus tôt qu’à son ordinaire, la pendule avait déjà dépassé minuit, et les domestiques étaient au lit depuis longtemps. Je dois dire également que le Maître, bien que je ne l’aie jamais vu influencé par la boisson, avait bu abondamment, et se trouvait peut-être un peu échauffé sans toutefois qu’il y parût.
En tout cas, il recourut alors à une de ses transitions ; et, sitôt la porte refermée derrière Mylord, et sans le moindre changement de ton, il passa de la conversation polie habituelle à un torrent d’injures.
– Mon cher Henry, c’est à vous de jouer, venait-il de dire ; – et il continua : – il est vraiment curieux de vous voir, jusque dans cette mince affaire d’un jeu de cartes, déployer une telle rusticité. Vous jouez, Jacob, comme un vieux laird1 à bonnet, ou un matelot dans une taverne. Même pesanteur, même avidité mesquine, cette lenteur d’hébété qui me fait rager2 ; il est bizarre que j’aie un pareil frère. Même Bouts-Carrés montre une certaine vivacité lorsqu’il craint pour son enjeu ; mais toute la fastidiosité de jouer avec vous, je manque de mots pour l’exprimer.
Mr. Henry continua de regarder ses cartes, comme s’il méditait longuement quelque coup ; mais il avait l’esprit ailleurs.
– Bon Dieu ! ce sera-t-il jamais fini ? s’écria le Maître. Quel lourdaud3. Mais que vais-je embarrasser d’expressions françaises quelqu’un perdu dans une telle ignorance ? Un lourdaud, mon cher frère, est comme qui dirait un colas, un benêt, un croûton, un individu sans grâce, sans légèreté ni alacrité ; aucun talent de plaire, aucun brillant naturel : celui que vous pourrez voir quand vous le voudrez, en regardant un miroir. Je vous dis cela pour votre bien, je vous assure ; et en outre, Bouts-Carrés – (et il me regarda en étouffant un bâillement) – c’est une de mes distractions en ce lieu d’ennui, de vous retourner, vous et votre maître, comme des châtaignes au feu. Je prends un vif plaisir à votre cas, et observe que le surnom, tout grossier qu’il soit, a toujours le pouvoir de vous faire faire la grimace. Mais j’ai parfois plus de difficulté avec ce cher garçon-ci, qui semble s’être endormi sur ses cartes. Ne voyez-vous pas l’application de l’épithète que je viens de vous gloser, mon cher Henry ? Je vais vous la faire voir. Par exemple, avec toutes ces solides qualités que j’ai plaisir à vous reconnaître, je ne sache pas de femme qui ne me préfère, – ni, je pense (poursuivit-il avec la plus suave délibération) – je pense, qui ne continue à me préférer.
Mr. Henry déposa ses cartes. Il se leva très lentement, sans cesser de paraître absorbé en de profondes réflexions.
– Lâche ! dit-il doucement, comme à lui-même. Et puis, sans nulle hâte ni violence spéciales, il frappa le Maître sur la bouche.
Le Maître bondit et sembla transfiguré. Je ne le vis jamais aussi beau.
– Un coup ! s’écria-t-il. Je n’en recevrais pas du Dieu Tout-Puissant !
– Baissez la voix, dit Mr. Henry. Voulez-vous donc que votre père intervienne de nouveau en votre faveur ?
– Messieurs ! Messieurs ! m’écriai-je, tâchant de m’interposer.
Le Maître me prit par l’épaule, me tint à bout de bras, et s’adressant toujours à son frère :
– Savez-vous ce que cela signifie ? demanda-t-il.
– Ce fut le geste le plus délibéré de ma vie, répliqua Mr. Henry.
– Je veux du sang, j’aurai du sang pour cela, dit le Maître.
– Le vôtre, s’il plaît à Dieu, dit Mr. Henry.
Et il s’en alla décrocher à une panoplie du mur