avoir décliné ces avances, non plus que de blâmer sa femme lorsqu’elle se piquait au vif de les voir rejeter. Mais ils devinrent de plus en plus étrangers l’un à l’autre, et finirent par ne plus guère se parler (comme je l’ai dit) en dehors des repas. Même le sujet du voyage à Édimbourg fut d’abord entamé à table, et il se trouva que Mme Henry était ce jour-là souffrante et mal disposée. Elle n’eut pas plus tôt compris où voulait en venir son mari, que le rouge lui monta au visage.
– C’en est trop, à la fin ! s’écria-t-elle. Je n’ai déjà pas tant de plaisirs dans l’existence, qu’on doive me priver de cette unique consolation. Il faut refouler ces honteux penchants ; nous sommes déjà la risée de tout le voisinage. Je ne souffrirai pas cette nouvelle insanité.
– Je n’y puis rien, répliqua Mr. Henry.
– Rien ? s’écria-t-elle. Vous n’avez pas honte ! Heureusement, j’ai de l’argent à moi.
– Tout est mien, madame, de par notre mariage, lança-t-il, rageusement. Et aussitôt, il quitta la salle.
Mon vieux lord leva les bras au ciel, et lui et sa fille se retirèrent au coin de la cheminée, ce qui me signifiait mon congé. J’allai retrouver Mr. Henry dans son refuge habituel, le bureau du régisseur. Il était assis au bord de la table, dans laquelle il enfonçait son canif, d’un air sinistre.
– Mr. Henry, dis-je, vous vous faites trop de tort, et il est temps que cela cesse.
– Oh ! s’écria-t-il, personne ne s’en aperçoit, ici. Ils se figurent que c’est tout naturel. J’ai de honteux penchants. Je suis un chien d’avaricieux (et il enfonça le canif jusqu’à la garde). Mais je ferai voir à cet individu, lança-t-il avec un juron, je lui ferai voir qui est le plus généreux.
– Ceci n’est pas de la générosité, dis-je, c’est simplement de l’orgueil.
– Croyez-vous que j’aie besoin de morale ? répliqua-t-il.
Je crus qu’il avait besoin de secours, et que je lui en donnerais, bon gré mal gré. Mme Henry ne fut pas plus tôt retirée chez elle, que je me présentai à sa porte, et lui demandai une audience.
Elle laissa voir un étonnement réel.
– Que désirez-vous de moi, Mr. Mackellar ? dit-elle.
– Dieu sait, madame, répondis-je, que je ne vous ai jamais jusqu’ici importunée de mes libertés ; mais cette fois, la chose me pèse trop sur la conscience, et il faut que cela sorte. Peut-on véritablement être aussi aveugle que vous et Mylord ? Peut-on vivre depuis tant d’années avec un noble cœur comme Mr. Henry, sans mieux comprendre son caractère ?
– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.
– Ne savez-vous donc pas où va son argent ? le sien… et le vôtre… et l’argent même du vin qu’il ne boit pas à table ?… À Paris !… à cet homme ! Huit mille livres qu’il a eues de nous en sept ans, et mon maître assez fou pour n’en rien dire !
– Huit mille livres ! répéta-t-elle. C’est impossible : les revenus n’y suffiraient pas.
– Dieu sait comment nous avons usé les farthings pour faire la somme, dis-je. Mais elle est de huit mille soixante, et des shillings. Si vous pouvez croire après cela que mon maître est regardant, je ne me mêle plus de rien.
– N’en dites pas davantage, Mr. Mackellar, répondit-elle. Vous avez parfaitement agi de vous en mêler, comme vous le dites trop modestement. Je suis fort à blâmer, et vous devez me croire incapable d’observation (et elle me regardait avec un singulier sourire), mais je veux sur-le-champ remettre les choses au point. Le Maître a toujours été d’un naturel fort irréfléchi ; mais il a un cœur d’or, il est la générosité incarnée. Je vais lui écrire moi-même. Vous ne pouvez vous figurer combien votre communication m’a fait de peine.
– J’avais espéré plutôt, madame, vous faire plaisir, dis-je, car j’étais furieux de la voir toujours penser au Maître.
– Et plaisir, dit-elle, plaisir aussi, bien entendu.
Le même jour (je ne puis dire que je ne les guettais pas), j’eus la satisfaction de voir Mr. Henry sortir de la chambre de sa femme en un état qui lui ressemblait fort peu ; car son visage portait des traces abondantes de pleurs, et néanmoins, il ne touchait plus terre. Je compris, à le voir, que sa femme lui avait fait amende honorable. – « Ah ! me dis-je en moi-même, j’ai fait aujourd’hui un beau coup ! »
Le lendemain, j’étais assis devant mes livres, quand Mr. Henry arriva doucement derrière moi, me saisit aux épaules et me secoua en manière de jeu.
– Ah ! ah ! je sais tout ; vous n’êtes donc pour finir qu’un individu sans foi, dit-il.
Ce fut sa seule illusion ; mais il la fit d’un ton plus éloquent que toute protestation de gratitude. Et là ne se borna pas ma réussite ; car lorsqu’un nouveau messager se présenta (et ce ne fut guère longtemps après) de la part du Maître, il n’emporta rien qu’une missive. Depuis quelque temps, c’était moi qui traitais ce genre d’affaires. Mr. Henry ne mettait pas la main à la plume et, moi-même, je n’usais que des termes les plus secs et les plus formalistes. Mais cette épître-là, je ne la vis même point. Elle ne devait pas être d’une lecture fort agréable, car Mr. Henry se sentait soutenu par sa femme, – et je remarquai, le jour où il l’expédia, qu’il avait une expression très satisfaite.
Les choses allaient mieux dans la famille, – sans toutefois prétendre qu’elles allaient bien. Du moins n’y avait-il plus désormais de malentendu : on était aimable des deux parts ; et je crois qu’un retour d’intimité n’était pas impossible entre mon maître et sa femme, s’ils eussent pu seulement, lui, mettre son orgueil dans sa poche, et elle oublier (ce qui était l’origine du mal) ses rêvasseries sur un autre homme. C’est merveille comme une pensée cachée transpire au-dehors ; c’est merveille à présent pour moi de me rappeler à quel point nous suivions le cours de ses sentiments. Elle avait beau être d’allures paisibles, et de dispositions égales, nous savions toujours quand son imagination l’emportait vers Paris. Et qui ne se serait figuré voir l’idole abattue par ma révélation ? C’est à croire que les femmes sont possédées du diable. Toutes ces années écoulées sans jamais revoir l’homme, bien peu de tendresse à se rappeler (d’un commun accord) même du temps où il était auprès d’elle, la nouvelle de sa mort et, depuis, sa rapacité sans cœur étalée à nu devant elle ; que tout cela ne pût suffire, et qu’elle gardât toujours la meilleure place en son cœur à ce maudit individu, il y a de quoi exaspérer un honnête homme. Je n’eus jamais beaucoup de sympathie naturelle pour la passion amoureuse, mais cette démence chez la femme de mon maître me dégoûta entièrement de la chose. Je me souviens d’avoir repris une servante parce qu’elle chantait une bêtise sentimentale tandis que j’étais dans ces dispositions ; et ma sévérité me valut la rancune de tous les cotillons du château. Je m’en souciais fort peu, mais cela amusait Mr. Henry, qui me raillait souvent sur notre impopularité jumelle. La chose est singulière (car ma mère était assurément la perle des femmes, et ma tante Dickson, qui paya mes études à l’Université, une femme remarquable), mais je n’ai jamais eu grande indulgence pour le sexe féminin, ni même peut-être beaucoup de compréhension ; et comme je suis loin d’être un homme hardi, j’ai toujours esquivé leur société. Non seulement je ne vois aucun motif de regretter ma défiance, mais j’ai remarqué invariablement que les pires catastrophes frappent ceux qui ont été moins sages. C’est par crainte de m’être montré injuste envers Mme Henry que j’ai jugé utile de consigner cette mienne tournure d’esprit. Et d’ailleurs la remarque m’est venue tout naturellement, à relire la lettre qui provoqua de nouveaux événements, et qui me fut, à mon grand étonnement, remise en particulier, une semaine environ après le départ du précédent messager.
Lettre du colonel Burke (par la suite chevalier) à Mr. Mackellar
Troyes-en-Champagne, le 12 juillet 1756.
Mon cher monsieur,
Vous serez sans doute surpris de recevoir une communication d’une personne si peu connue de vous ; mais cette fois où j’eus l’heureuse chance de vous rencontrer à Durrisdeer, j’ai distingué en vous un jeune homme du caractère le plus sérieux ; et j’admire cette qualité et l’estime à peine moins que le génie spontané ou la hardiesse chevaleresque du soldat. Je m’intéresse en outre à la famille que vous avez l’honneur de servir, ou plutôt, dont vous êtes l’humble et respectable ami ; et une conversation que j’eus le plaisir d’avoir avec vous, un matin de très bonne heure, ne m’est pas sortie de la mémoire.
Me trouvant ces jours-ci à Paris, où je m’étais rendu, de cette cité fameuse où je suis en garnison, je m’informai de votre nom (que j’avais oublié, je l’avoue) à mon ami le Maître de Ballantrae, et je saisis une occasion favorable pour vous écrire et vous mander les nouvelles.
Le Maître de Ballantrae (la dernière fois que nous en parlâmes, vous et moi) était titulaire, je crois vous l’avoir dit, d’une pension très avantageuse du Secours-Écossais. On lui donna ensuite une compagnie, puis bientôt un régiment. Mon cher monsieur, je ne tenterai pas d’expliquer la chose ; et non plus pourquoi moi-même, qui ai chevauché à la droite des princes, on me berne sous divers prétextes, et on m’envoie pourrir dans un trou perdu de province. Accoutumé comme je le suis aux cours, je ne puis ne pas m’apercevoir que l’atmosphère ici n’est point faite