EL James
Fifty Shades – 1
CINQUANTE NUANCES
DE GREY
roman
Traduit de l’anglais
par Denyse Beaulieu
JCLattès
Titre de l’édition originale
Fifty Shades of Grey
publiée par The Writer’s Coffee Shop Publishing House,
Australie
Maquette de couverture : Atelier Didier Thimonier,
d’après le design de Jennifer McGuire
Image © Papuga2006/Dreamstime.com
© Fifty Shades Ltd, 2011.
L’auteur a publié précédemment sur Internet Master of the Universe,
une version en feuilleton de cette histoire, avec d’autres personnages,
sous le pseudonyme Snowqueen’s Icedragon.
Tous droits réservés.
© 2012, éditions Jean-Claude Lattès pour la traduction française.
Première édition octobre 2012.
ISBN : 978-2-7096-4192-0
À Niall,
le maître de mon univers
1.
Je grimace dans le miroir, exaspérée. Ma saleté de tignasse refuse de coopérer. Merci, Katherine Kavanagh, d’être tombée malade et de m’imposer ce supplice ! Il faut que je révise, j’ai mes examens de fin d’année la semaine prochaine, et, au lieu de ça, me voilà en train d’essayer de soumettre ma crinière à coups de brosse. Je ne dois pas me coucher avec les cheveux mouillés. Je ne dois pas me coucher avec les cheveux mouillés. Tout en me répétant cette litanie, je tente une nouvelle fois de mater la rébellion capillaire. Excédée, je lève les yeux au ciel face à cette brune qui me fixe, avec son teint trop pâle et ses yeux bleus trop grands pour son visage. Tant pis. Je n’ai pas le choix : la seule façon de me rendre à peu près présentable, c’est de me faire une queue-de-cheval.
Kate est ma colocataire, et elle a été terrassée par la grippe aujourd’hui. Du coup, elle ne peut pas interviewer pour le journal des étudiants un super-magnat de l’industrie dont je n’ai jamais entendu le nom. Résultat : elle m’a désignée volontaire. Je devrais relire mes notes de cours, boucler une dissertation, bosser au magasin cet après-midi, mais non – je me tape les 265 kilomètres qui séparent Vancouver dans l’État de Washington du centre-ville de Seattle pour rencontrer le mystérieux P-DG de Grey Enterprises Holdings, Inc., grand mécène de notre université. Le temps de ce chef d’entreprise hors du commun est précieux – bien plus que le mien –, mais il a accepté d’accorder une interview à Kate. C’est un scoop, paraît-il. Comme si j’en avais quelque chose à foutre.
Kate est blottie dans le canapé du salon.
— Ana, je suis désolée. Cette interview, je cours après depuis neuf mois. Si j’annule, je n’aurai pas d’autre rendez-vous avant six mois et, d’ici là, on aura quitté la fac. Je suis la rédac’ chef, je ne peux pas me permettre de planter le journal. Je t’en supplie, ne me laisse pas tomber, m’implore-t-elle d’une voix enrouée.
Elle fait comment ? Même malade, elle est à tomber avec ses cheveux blond vénitien impeccablement coiffés et ses yeux verts pétillants, bien que, pour l’instant, ils soient rouges et larmoyants. Je refoule une bouffée de compassion.
— Évidemment que je vais y aller, Kate. Retourne te coucher. Tu veux de l’Actifed ou un Doliprane ?
— Actifed, s’il te plaît. Tiens, voici mes questions et mon dictaphone. Tu appuies ici pour enregistrer. Prends des notes, je décrypterai.
— Ce mec, je ne sais rien de lui, dis-je en tentant vainement de réprimer ma panique croissante.
— Avec mes questions, tu t’en sortiras très bien. Allez, vas-y. Tu as une longue route à faire. Il ne faut pas que tu sois en retard.
— O.K., j’y vais. Retourne te coucher. Je t’ai préparé de la soupe, tu pourras la faire réchauffer plus tard.
Il n’y a que pour toi que je ferais ça, Kate.
— D’accord. Bonne chance. Et merci, Ana – comme toujours, tu me sauves la vie.
Je prends mon sac à dos en lui adressant un sourire ironique. Je n’arrive toujours pas à croire que je me sois laissé convaincre par Kate de faire ça. Cela dit, Kate pourrait convaincre n’importe qui de faire ses quatre volontés. Elle est éloquente, forte, persuasive, combative, belle – et c’est ma meilleure amie.
Les routes sont dégagées à la sortie de Vancouver. Je ne suis attendue à Seattle qu’à 14 heures. Kate m’a prêté sa Mercedes CLK car Wanda, ma vieille Coccinelle Volkswagen, n’aurait sans doute pas pu me mener à bon port en temps et en heure. C’est marrant de conduire la Mercedes, qui avale les kilomètres dès que j’appuie sur le champignon.
Le siège social de la multinationale de M. Grey est une tour de vingt étages toute en verre et en acier incurvé, avec GREY HOUSE écrit discrètement en lettres d’acier au-dessus des portes vitrées de l’entrée principale. À 13 h 45, soulagée de ne pas être en retard, je pénètre dans l’immense hall d’entrée.
Derrière le bureau d’accueil en grès massif, une jolie blonde très soignée m’adresse un sourire affable. Je n’ai jamais vu de veste anthracite mieux coupée ou de chemisier blanc plus immaculé.
— J’ai rendez-vous avec M. Grey. Anastasia Steele, de la part de Katherine Kavanagh.
— Un instant, mademoiselle Steele.
J’aurais dû emprunter une veste de tailleur à Kate plutôt que d’enfiler mon caban marine. Je porte ma seule et unique jupe avec des bottes marron au genou et un pull bleu : c’est ma tenue la plus habillée. Je cale une mèche folle derrière mon oreille avec assurance, comme si l’hôtesse ne m’intimidait pas.
— Mlle Kavanagh est attendue. Signez ici, s’il vous plaît, mademoiselle Steele. Dernier ascenseur à droite, vingtième étage.
Elle me sourit gentiment. Je crois que je l’amuse. Quand elle me tend un badge « visiteur », je ne peux pas m’empêcher de ricaner. Pas besoin de badge pour signaler que je ne suis qu’une visiteuse. Dans ce décor, je fais tache. Comme partout, d’ailleurs. Même les agents de sécurité sont plus élégants que moi dans leurs costumes noirs.
L’ascenseur m’emmène jusqu’au vingtième étage à une vitesse étourdissante. Je me retrouve dans un hall en verre et en acier, devant un nouveau bureau en grès blanc. Une nouvelle blonde tirée à quatre épingles se lève pour m’accueillir.
— Mademoiselle Steele, pourriez-vous attendre ici, s’il vous plaît ?
Elle désigne des fauteuils en cuir blanc, derrière lesquels se trouve une vaste salle de réunion avec une immense table en bois sombre et une vingtaine de sièges assortis. Par la baie vitrée, on peut contempler Seattle jusqu’au Puget Sound. Le panorama est saisissant. Je me fige un instant, tétanisée par tant de beauté. Waouh.
Une fois assise, j’extirpe ma liste de questions de mon sac à dos pour les parcourir tout en maudissant Kate de ne pas m’avoir fourni une petite biographie. Je ne sais rien de ce type que je suis sur le point de rencontrer, même pas s’il a quatre-vingt-dix ans ou trente, et ça m’exaspère. Le trac m’empêche de tenir en place. Je ne me suis jamais sentie à l’aise dans les entretiens en tête à tête. Je préfère l’anonymat des discussions de groupe qui me permettent de me planquer au fond de la salle. Ou mieux encore, rester seule, blottie dans un fauteuil de la bibliothèque de la fac, à lire un vieux roman anglais. N’importe quoi, plutôt que de trépigner dans ce mausolée.
Je lève les yeux au ciel. Du calme, Steele. À en juger par ce décor clinique et moderne, Grey doit avoir la quarantaine et être mince, blond et bronzé, à l’instar de son personnel.
Une autre blonde impeccablement vêtue surgit à ma droite. C’est quoi, cette obsession des blondes impeccables ? On dirait des clones. J’inspire profondément et je me lève.
— Mademoiselle Steele ?
— Oui, dis-je d’une voix étranglée.
Je me racle la gorge et répète avec plus d’assurance :
— Oui.
— M. Grey va vous recevoir dans un instant. Puis-je prendre votre veste ?
— Merci, dis-je en la retirant maladroitement.
— Vous a-t-on proposé quelque chose à boire ?
— Euh… non.
Mon Dieu, est-ce que la Blonde Numéro Un va se faire engueuler ?
La Blonde Numéro Deux fronce les sourcils et foudroie la première du regard.
— Thé, café, eau ? me demande-t-elle en se retournant vers moi.
— Un verre d’eau, s’il vous plaît.
— Olivia, un verre d’eau pour Mlle Steele, ordonne-t-elle d’une voix sévère.
Olivia se lève d’un bond et s’élance vers une porte à l’autre bout du hall.
— Désolée, mademoiselle Steele. Olivia est notre nouvelle stagiaire. Asseyez-vous. M. Grey n’en a que pour cinq minutes.
Olivia revient avec un verre d’eau.
— Voilà, mademoiselle Steele.
— Merci.
La Blonde Numéro Deux marche d’un pas décidé vers le grand bureau en faisant claquer ses talons. Elle s’assied et toutes deux reprennent leur travail.
M. Grey exige-t-il que toutes ses employées soient blondes ? Je suis vaguement en train de me demander si c’est légal lorsque la porte du bureau s’ouvre pour laisser passer un homme noir de haute taille, élégant, coiffé de dreadlocks courtes.
Il se retourne vers l’intérieur du bureau :
— Une partie de golf cette semaine, Grey ?
Je n’entends pas la réponse. Lorsqu’il m’aperçoit, il me sourit. Olivia a bondi pour appeler l’ascenseur. En fait, elle est encore plus nerveuse que moi !
— Bon après-midi, mesdames, lance-t-il en montant dans l’ascenseur.
— M. Grey va vous recevoir maintenant, mademoiselle Steele, m’informe la Blonde Numéro Deux.
Je me lève en tentant de maîtriser mon trac, attrape mon sac à dos et m’avance vers la porte entrouverte.
— Inutile de frapper, entrez directement, ajoute-t-elle avec un sourire