parodie de quelque chose, personnage de conte de fées en cape rouge, descendant vers un moment d’insouciance qui est identique au danger. Une Sœur, trempée dans le sang.
Au pied de l’escalier il y a un porte-parapluies-et-chapeaux, de ceux faits de bois courbé, avec de longs barreaux arrondis qui s’incurvent doucement vers le haut en forme de frondes de fougères sur le point de s’ouvrir. Il contient plusieurs parapluies : un noir, pour le Commandant, un bleu, pour l’Épouse du Commandant, et celui qui m’est affecté, et qui est rouge. Je laisse le parapluie rouge à sa place, parce que j’ai vu par la fenêtre que le soleil brille. Je me demande si l’Épouse du Commandant est dans le salon. Elle ne reste pas tout le temps assise. Quelquefois je l’entends marcher de long en large, un pas lourd, puis un pas léger, et le martèlement discret de sa canne sur le tapis vieux rose.
Je parcours le vestibule, passe devant la porte du salon et celle qui mène à la salle à manger, j’ouvre la porte à l’extrémité du couloir et pénètre dans la cuisine. Ici, l’odeur n’est plus celle de la cire à meubles. Rita est là, debout à la table de cuisine, qui a un plateau d’émail écaillé. Elle porte sa robe habituelle de Martha, d’un vert terne, comme une blouse de chirurgien du temps d’avant. Cette robe ressemble beaucoup à la mienne par sa coupe, longue et dissimulante, mais elle est recouverte d’un tablier à bavette et ne comporte ni les ailes ni le voile. Elle revêt le voile pour sortir, mais personne ne se soucie beaucoup que le visage d’une Martha soit vu. Elle a les manches roulées au coude, découvrant ses bras bruns. Elle est en train de faire du pain, de façonner les miches pour le dernier pétrissage rapide, suivi de la mise en forme. Rita me voit et fait un signe de tête, en guise de salut, ou simplement pour marquer ma présence, je ne saurais le dire, essuie ses mains farinées à son tablier et fourrage dans le buffet de cuisine à la recherche du carnet de tickets. Sourcils froncés, elle détache trois tickets et me les tend. Son visage pourrait être bienveillant si seulement elle souriait. Mais le froncement de sourcils ne s’adresse pas à moi : c’est la robe rouge qu’elle désapprouve, avec ce qu’elle représente. Elle pense que je risque d’être contagieuse, comme une maladie ou n’importe quelle forme de malchance.
Parfois j’écoute à l’extérieur de portes fermées, chose que je n’avais jamais faite avant. Je n’écoute pas longtemps, parce que je ne veux pas être prise sur le fait. Pourtant, une fois, j’ai entendu Rita dire à Cora qu’elle n’accepterait pas de s’avilir ainsi.
Personne te le demande, répondit Cora, de toute façon, qu’est-ce que tu ferais, si ça t’arrivait ?
Aller aux Colonies, dit Rita. Elles ont le choix.
Avec les Antifemmes, et crever de faim, et Dieu sait quoi encore ? dit Cora. À d’autres !
Elles étaient à écosser des pois ; même à travers la porte presque close, j’entendais le léger tintement des pois durs tombant dans le bol de métal. J’entendis Rita, grogner ou soupirer, en guise de protestation ou d’assentiment.
Quand même, elles font ça pour nous ; en tout cas, c’est ce qu’on dit, reprit Cora. Si j’m’étais pas fait ligaturer les trompes, ç’aurait pu être moi, si j’avais, disons dix ans de moins. C’est pas si terrible que ça. C’est pas ce qu’on appellerait du travail pénible.
Plutôt elle que moi, fit Rita, et j’ouvris la porte. Leurs visages étaient comme sont les visages de femmes qui ont parlé de vous derrière votre dos, et croient que vous les avez entendues : gênés, mais un peu insolents. Comme si c’était leur droit. Ce jour-là, Cora fut plus aimable avec moi que d’habitude, Rita plus revêche.
Aujourd’hui, malgré le visage fermé de Rita et ses lèvres serrées, j’aurais aimé rester ici dans la cuisine. Cora aurait pu entrer, venant d’un autre endroit de la maison, avec sa bouteille d’essence de citron et son chiffon à poussière, et Rita aurait fait du café (dans les maisons des Commandants, il y a encore du vrai café) et nous nous serions assises à la table de cuisine de Rita, qui ne lui appartient pas plus que ne m’appartient ma table, et nous aurions causé, de douleurs et de courbatures, de maladies, nos pieds, notre dos, toute la série de mauvais tours que nos corps, tels des enfants indisciplinés, peuvent nous jouer. Nous aurions hoché la tête pour ponctuer les dires les unes des autres, et montrer que oui, nous connaissons bien tout cela. Nous aurions échangé des remèdes, et tenté de nous surpasser mutuellement dans la litanie de nos misères physiques ; doucement, nous nous serions plaintes, à voix basse, sur un ton mineur et mélancolique comme des pigeons sur les rebords des gouttières. Je vois exactement ce que tu veux dire, aurions-nous murmuré.
Ou, expression curieuse que l’on entend encore parfois, dans la bouche de personnes âgées : J’entends bien d’où tu viens, comme si la voix elle-même était une voyageuse, arrivant d’un endroit lointain. Ce qui serait le cas. Ce qui est le cas.
Comme je méprisais ces conversations. Maintenant, je soupire après elles. Au moins, nous parlions. Un échange, du moins.
Ou nous aurions cancané. Les Marthas savent des choses, elles parlent entre elles, font circuler les nouvelles officieuses d’une maison à l’autre. Comme moi, elles écoutent aux portes, sans doute, et voient des choses, même les yeux ailleurs. Je les ai entendues faire, parfois, j’ai saisi des bouffées de leurs conversations privées. Mort-né, qu’il était. Ou : L’a piquée avec une aiguille à tricoter, en plein dans le ventre. La jalousie, sûrement, qui la rongeait. Ou, féroces : C’est du récurant pour les W. -C., qu’elle a utilisé. Ça a marché à merveille, pourtant on croirait qu’il l’aurait senti. Il devait être fin saoul ; mais elle s’est fait pincer quand même.
Ou j’aurais aidé Rita à faire le pain, plongeant les mains dans cette chaleur résistante et douce qui ressemble tant à de la chair. J’ai faim de toucher quelque chose d’autre que du tissu ou du bois. J’ai faim de commettre l’acte de toucher.
Mais même si je le demandais, même à supposer que je viole l’étiquette à ce point, Rita ne me le permettrait pas. Elle aurait trop peur. Les Marthas ne sont pas censées fraterniser avec nous. Fraterniser signifie se comporter comme un frère. C’est Luke qui me l’a dit. Il disait qu’il n’existe pas de mot correspondant pour signifier se comporter comme une sœur. Il faudrait dire sororiser, d’après lui. Ça vient du latin. Il aimait savoir ce genre de détails, les origines des mots, les usages curieux. Je le taquinais à propos de sa pédanterie.
Je prends les tickets dans la main tendue de Rita. Ils portent des images, qui représentent les choses contre quoi on peut les échanger : une douzaine d’œufs, un morceau de fromage, un objet brun qui est censé représenter un steak. Je les range dans la poche à glissière de ma manche, là où je garde mon laissez-passer.
« Dites-leur bien frais, les œufs, fait-elle. Pas comme la dernière fois. Et dites-leur un poulet, pas une poule. Dites-leur pour qui c’est, et ils ne vous colleront pas n’importe quoi. »
Je réponds : « Très bien. » Je ne souris pas. Pourquoi l’attirer dans une amitié ?
3.
Je sors par la porte de derrière, et me trouve dans le jardin, qui est vaste et bien entretenu : une pelouse au milieu, un saule, pleurant des chatons, tout autour, des plates-bandes de fleurs où les jonquilles maintenant se fanent, et où les tulipes ouvrent leurs calices et répandent de la couleur. Les tulipes sont rouges, d’un cramoisi plus foncé vers la tige, comme si on les avait coupées là et qu’elles commençaient à se cicatriser.
Le jardin est le domaine de l’Épouse du Commandant. En regardant par ma fenêtre aux vitres incassables, je l’y ai souvent vue, les genoux sur un coussin, un voile bleu pâle jeté sur son chapeau de jardinier à larges bords, un panier à ses côtés, garni de sécateurs et de bouts de ficelle pour attacher les fleurs en place. Un Gardien affecté au service du Commandant assure le gros bêchage. L’Épouse du Commandant dirige les opérations en pointant avec sa canne.
Beaucoup d’Épouses ont des jardins, cela leur donne quelque chose à organiser, entretenir et soigner.
J’ai eu un jardin, autrefois. Je me rappelle l’odeur de la terre retournée, les formes rebondies des bulbes tenus dans les mains, plénitude, le bruissement sec des graines filant entre les doigts. Le temps pouvait passer plus vite ainsi. Parfois l’Épouse du Commandant fait apporter un fauteuil et reste juste assise, dans son jardin. De loin, cela ressemble à la paix.
Elle n’est pas là maintenant, et je commence à me demander où elle est. Je n’aime pas tomber sur l’Épouse du Commandant à l’improviste. Peut-être coud-elle, dans le salon, le pied gauche sur un tabouret, à cause de son arthrite. Ou bien elle tricote, pour les Anges qui sont au front. J’ai peine à croire que les Anges aient besoin de ces écharpes ; de toute façon, celles que fabrique l’Épouse du Commandant sont trop surchargées. Elle dédaigne le motif croix-et-étoile qu’utilisent beaucoup les autres Épouses, ce n’est pas excitant. Des sapins défilent le long des bouts de ses écharpes, ou des aigles, ou des personnages humanoïdes guindés, un garçon, une fille, un garçon, une fille. Ce ne sont pas des écharpes pour des hommes adultes mais pour des enfants.
Parfois je pense que ces écharpes ne sont pas du tout