Illustration de couverture : Julien Tixier
Titre original : Der satanarchäolügenialkohöllische Wunschpunsch
Michael Ende © 1989, Thienemann Verlag
(Thienemann Verlag GmbH), Stuggart/Wien.
© 2006, Bayard Éditions Jeunesse
pour la traduction française.
3, rue Bayard, 75008 Paris
ISBN : 2-7470-2100-9
Dépôt légal : novembre 2006
Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse Reproduction, même partielle, interdite
Michael Ende
Traduit de l’allemand par Jean-Claude Mourlevat
BAYARD JEUNESSE
Michael Ende est né en 1929 à Garmisch-Paterkirchen, en Allemagne. Fils du peintre surréaliste Edgar Ende, il est l’un des auteurs allemands les plus connus au monde. Il s’essaie d’abord aux métiers d’acteur, de critique littéraire et cinématographique, puis se consacre à l’écriture. En 1979, il publie L’histoire sans fin, qui lui vaut un succès international. En dehors d’ouvrages pour la jeunesse, il a écrit de la poésie et des pièces de théâtre. Son œuvre a été récompensée par de nombreux prix en Allemagne et à l’étranger. Il est décédé en 1995.
Aux Éditions Bayard Jeunesse :
Jim Bouton et Lucas le chauffeur de locomotive, 2004.
Jim Bouton et les Terribles 13,2005.
17 heures
En ce dernier après-midi de l’année, la nuit était tombée étonnamment tôt. Des nuages noirs avaient assombri le ciel, et une tempête de neige balayait le parc de la Mort depuis des heures.
Rien ne bougeait à l’intérieur de la villa Cauchemar, à part les flammes vertes qui dansaient dans la cheminée et créaient dans le laboratoire de magie une lumière fantomatique.
Les rouages de la pendule, au-dessus de la cheminée, se mirent à cliqueter. Il s’agissait d’un coucou ordinaire, sauf que l’habituel oiseau avait été remplacé par un pouce endolori sur lequel cognait un marteau.
— Aïe ! fit le pouce. Aïe ! Aïe ! Aïe ! Aïe !
Il était donc cinq heures.
D’ordinaire, entendre sonner la pendule mettait le Conseiller en Magie Secrète Belzebub Laboulette d’excellente humeur, mais par cette soirée de la Saint-Sylvestre, il lui jeta un regard plutôt morose. Il s’enveloppa dans la fumée de sa pipe, le front plissé, en proie à de sombres pensées. Car il savait que de gros ennuis l’attendaient – et pas plus tard que tout à l’heure, dès minuit sans doute – lorsqu’on changerait d’année.
Le sorcier était assis dans le vaste fauteuil qu’un vampire bricoleur avait fabriqué quatre cents ans plus tôt avec des planches de cercueil. Les coussins, un peu miteux aujourd’hui, étaient en peau de loup-garou. Laboulette tenait à ce meuble hérité de sa famille, même s’il se montrait par ailleurs tout à fait moderne, notamment dans la pratique de son métier.
Sa pipe représentait une petite tête de mort dont les yeux s’embrasaient de vert dès qu’il tirait dessus. Les nuages de fumée formaient dans l’air toutes sortes de figures : des nombres et des formules, des serpents enroulés, des chauves-souris, de petits fantômes et surtout… des points d’interrogation.
Belzebub Laboulette soupira profondément et commença à faire les cent pas dans son laboratoire. On allait lui demander des comptes, il en était persuadé. Mais à qui aurait-il affaire ? Qu’aurait-il à avancer pour sa défense ? Et surtout : accepterait-on ses arguments ?
Sa longue silhouette osseuse était enveloppée dans les plis d’une robe de chambre vert poison (le vert poison était la couleur préférée du Conseiller en Magie Secrète). Sa petite tête chauve et ratatinée faisait penser à une pomme ridée. Sur son nez crochu étaient posées de grandes lunettes à montures noires. Leurs verres flamboyants, aussi épais que des loupes, grossissaient anormalement ses yeux. Ses oreilles s’écartaient de la tête comme les poignées d’une marmite, et sa bouche était aussi mince que si on avait tailladé son visage au rasoir. Bref, il n’était pas ce genre de personne à qui on accorde spontanément sa confiance. Mais cela ne dérangeait pas du tout Laboulette ; il n’aimait guère la compagnie. Il préférait rester seul et travailler dans la discrétion.
17 h 07
Soudain, il cessa ses allées et venues et se gratta pensivement le crâne.
— Je devrais au moins terminer l’élixir numéro 92, marmonna-t-il, au moins ça. À condition que ce fichu matou ne se mette pas dans mes pattes.
Il s’avança vers la cheminée.
Un chaudron de verre était posé sur un trépied métallique au milieu des flammes vertes. La soupe qui y cuisait à feu doux semblait assez dégoûtante : noire comme du goudron et poisseuse comme de la bave d’escargot. Il touilla avec soin la mixture à l’aide d’une baguette en cristal de roche alors que la tempête jetait des paquets de neige bruissante contre les volets fermés.
La soupe devrait mijoter encore longtemps avant d’être prête et de transmuter correctement. Mais une fois achevée, elle donnerait un élixir tout à fait insipide et qu’on pourrait mélanger à n’importe quel aliment ou n’importe quelle boisson. Les personnes qui en consommeraient seraient immédiatement convaincues que tous les produits Laboulette contribuaient au progrès de l’humanité. Le sorcier avait l’intention de le proposer dès la nouvelle année à tous les supermarchés de la ville. Il y serait vendu sous l’appellation « Le bon régime du Docteur Youplaboum ».
Mais on n’en était pas encore là. Il fallait un peu de temps – et c’était justement là le hic.
Le Conseiller en Magie Secrète posa sa pipe et laissa son regard errer dans la pénombre du laboratoire. Le reflet vert du feu dansait sur les montagnes de livres anciens et récents, où se trouvaient consignées toutes les formules et recettes qui lui étaient nécessaires pour mener ses expériences. Dans un coin sombre de la pièce étincelaient mystérieusement des cornues, des verres, des bouteilles et des tuyaux en spirale, dans lesquels montaient, descendaient, gouttaient et fumaient des liquides multicolores. Il y avait aussi des ordinateurs et des appareils électriques, dont les lampes minuscules clignotaient et qui émettaient sans cesse de petits bips et des bourdonnements. Dans une niche obscure flottaient des boules rouges et bleues qui évoluaient en silence. De la fumée tournoyait dans un vase de cristal, en prenant parfois la forme d’une fleur brûlante et spectrale.
Laboulette était, comme on l’a dit, très au fait de la technique moderne. Il possédait même à bien des égards une longueur d’avance sur elle.
Il n’était désespérément en retard que sur un point : les délais.
17 h 11
Un léger toussotement le fit sursauter.
Il se retourna.
Quelqu’un était assis dans le grand fauteuil.
« Ah, pensa-t-il, ça commence. Courage ! Il s’agit de ne pas se laisser impressionner. »
Un sorcier – et surtout un sorcier de la trempe de Laboulette – est habitué à voir surgir chez lui à l’improviste toutes sortes de créatures repoussantes : la plupart du temps, des revenants avec la tête sous le bras, ou des monstres à trois yeux et six mains, ou encore des dragons cracheurs de feu, enfin des horreurs de ce genre. De telles apparitions n’auraient donc pas effrayé du tout notre Conseiller en Magie Secrète, tant cela lui était familier.
Seulement voilà : ce visiteur n’était pas comme les autres. Il avait une apparence aussi normale que n’importe quel homme de la rue. Incroyablement normale, en réalité. Et Laboulette s’en trouva désemparé.
Le bonhomme portait un manteau noir en bon état, un chapeau melon noir, des gants noirs, et il tenait un porte-documents noir sur ses genoux. Son visage était parfaitement inexpressif, très pâle, presque blanc. Il écarquillait ses yeux un peu exorbités, sans jamais ciller, car il ne possédait pas de paupières.
Laboulette serra les dents et s’avança vers lui :
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
L’autre prit son temps. Il fixa son interlocuteur de ses yeux globuleux, puis répondit d’une voix sourde :
— Ai-je l’honneur de m’adresser au Conseiller en Magie Secrète Professeur Docteur Belzebub Laboulette ?
— Vous avez l’honneur. Et après ?
— Permettez-moi, je vous prie, de me présenter.
Sans bouger de son fauteuil, le visiteur souleva à peine son chapeau ; l’espace d’un instant, on put apercevoir sur son crâne lisse et blanc deux bosse-lettes rougeâtres semblables à des abcès.
— Mon nom est Made – Maledictus Made, si vous permettez.
Le sorcier était toujours déterminé à ne pas se laisser intimider.
— Et qu’est-ce qui vous donne le droit de m’importuner ?
— Oh, dit M. Made sans sourire, si vous me permettez cette remarque, monsieur : vous devriez vous dispenser d’une question aussi stupide.
Laboulette pressa ses doigts au point de les faire craquer.
— Vous venez peut-être de… ?
— Précisément, confirma l’homme. De là-bas.
Et il pointa son doigt vers le sol.
Laboulette avala sa salive de travers et se tut.
— Je suis mandaté par Son Excellence Infernale, poursuivit l’autre, par Votre Très Honoré Bienfaiteur.
Le sorcier essaya de feindre un sourire, mais ses dents lui semblèrent tout à coup comme collées entre elles.
— Que… quel honneur ! réussit-il à murmurer.
— En effet, monsieur, répondit le visiteur. Je viens de la part de Monsieur le Ministre des Ténèbres Absolues en personne, Son Excellence Belzebub, dont vous osez usurper le nom. Pour ma part, je ne suis qu’un misérable organe exécutif, et de la plus basse catégorie. Si j’accomplis ma tâche à la satisfaction de Son Excellence, alors je pourrai espérer une promotion et devenir – qui sait ? – esprit maléfique indépendant.
— Félicitations, monsieur Made, bredouilla Laboulette. Et… en quoi consiste votre mission ?
Son visage virait lentement au verdâtre.
— Je suis ici, expliqua M. Made, en tant que fonctionnaire. En tant qu’huissier, en quelque sorte.
Le sorcier dut se racler la gorge. Sa voix était sourde quand il dit :
— Mais, par tous les Trous Noirs de l’univers, que venez-vous faire chez moi ? Saisir mes biens ? Il doit s’agir d’une erreur.
— Nous allons voir ça, dit M. Made.
Il tira un document de sa mallette et le tendit à Laboulette.
— Vous connaissez sans doute ce contrat, cher monsieur le Conseiller en Magie. Vous l’avez établi vous-même avec mon chef, à l’époque, et vous l’avez signé de votre main.