le dos au jeune Shelton.
Dick n’était ni content ni affligé. Il avait déjà trop vu le jeune duc à l’œuvre pour faire grand fond sur son affection ; l’origine de sa faveur était trop frivole et la croissance en avait été trop rapide pour lui inspirer grande confiance. Il ne craignait qu’une chose… que ce chef vindicatif révoquât l’offre des lances. Mais en cela il ne rendait pas justice à l’honneur de Gloucester (comme celui-ci le comprenait) ni, surtout, à sa fermeté. S’il avait une fois jugé que Dick était l’homme voulu pour poursuivre Sir Daniel, il n’était pas homme à changer ; et il le prouva bientôt en disant à Catesby de se hâter, que le paladin attendait.
Dans l’intervalle, Dick se tourna vers le vieux marin, qui avait paru aussi indifférent à sa condamnation qu’à sa libération ultérieure.
– Arblaster, dit Dick, je vous ai fait du tort ; mais maintenant, par la croix, je pense avoir payé ma dette.
Mais le vieux capitaine le regardait d’un air hébété et ne disait mot.
– Allons, continua Dick, une vie est une vie, vieux malin, ça vaut mieux que des bateaux et de la liqueur. Dites que vous me pardonnez ; car si votre vie n’est rien pour vous, elle m’a coûté le commencement de ma fortune. Allons, je l’ai payée cher ; ne soyez pas si têtu.
– Si j’avais eu mon bateau, dit Arblaster, je serais parti à l’abri en haute mer… moi et mon homme Tom, mais vous m’avez pris mon bateau, compère, et je suis un mendiant ; et, quant à mon homme Tom, un gredin en rouge l’a abattu d’un coup : « Peste » il a dit, et il n’a plus parlé. « Peste », a été son dernier mot, et sa pauvre âme a passé. Il ne naviguera plus, mon Tom.
Dick fut saisi de vains remords et de pitié ; il chercha à prendre la main du capitaine, mais Arblaster l’évita.
– Non, dit-il, laissez. Vous avez joué au diable avec moi, que cela vous suffise.
Les mots s’arrêtèrent dans la gorge de Richard, il vit à travers ses larmes, le pauvre vieux, hébété par la boisson et le chagrin, s’en aller en chancelant, tête baissée, par la neige, son chien, sans qu’il y prit garde, gémissant sur ses talons ; et, pour la première fois, Dick commença à comprendre le jeu terrible que nous jouons dans la vie, et comment aucune réparation ne peut changer une chose une fois faite ni y remédier.
Mais il n’eut pas le temps de s’abandonner aux vains regrets. Catesby avait maintenant réuni les cavaliers, et, chevauchant vers Dick, il descendit de son cheval et le lui offrit.
– Ce matin, dit-il, j’étais un peu jaloux de votre faveur. Elle n’a pas eu une longue croissance. Et maintenant, Sir Richard, c’est tout à fait de bon cœur que je vous offre ce cheval… pour partir avec.
– Supportez-moi encore un instant, répliqua Dick. Cette faveur… sur quoi était-elle fondée ?
– Sur votre nom, répliqua Catesby, c’est la principale superstition de Monseigneur. Si je m’appelais Richard, je serais comte demain.
– Bien, Monsieur, je vous remercie, répliqua Dick. Et, puisqu’il est invraisemblable que je suive de telles grandes fortunes, je vous dis adieu. Je ne prétendrai pas qu’il m’ait été désagréable de me croire sur le chemin de la fortune, mais je ne prétendrai pas non plus être trop chagrin d’en être quitte ! Autorité et richesse sont de bonnes choses, certes ; mais un mot tout bas… votre duc c’est un terrible gars.
Catesby rit.
– Oui, dit-il, il est vrai que celui qui marche derrière Dick le Bossu s’engagera loin. Eh bien, Dieu nous garde tous du mal ! Faites vite.
Là-dessus, Dick se mit à la tête de ses hommes et donna l’ordre de partir. Il traversa la ville, suivant tout droit le chemin qu’il croyait être celui de Sir Daniel, guettant tout signe qui pouvait lui indiquer s’il ne se trompait pas.
Les rues étaient jonchées des morts et des blessés, dont le sort, dans l’âpre gelée, était de beaucoup le plus digne de pitié. Les vainqueurs allaient et venaient de maison en maison, pillaient et massacraient, parfois chantaient en chœur.
De différents quartiers, sur sa route, des bruits de violences furieuses arrivaient aux oreilles du jeune Shelton ; tantôt des coups de marteau de forgeron sur une porte barricadée, tantôt de lamentables cris de femmes.
Le cœur de Dick venait de s’éveiller. Il venait de voir les cruelles conséquences de sa propre conduite ; et la pensée de toute la somme de misères qui était en ce moment créée dans la ville de Shoreby le remplissait de désespoir.
Enfin il atteignit les faubourgs, et là, en effet, il vit droit devant lui, le même large sentier battu sur la neige qu’il avait remarqué du haut de l’église. Il alla donc plus vite ; mais tout en chevauchant, son œil attentif examinait les hommes tombés et les chevaux couchés au bord du chemin. Beaucoup de ceux-ci, cela le rassurait, portaient les couleurs de Sir Daniel et il reconnut même la figure de quelques-uns qui étaient couchés sur le dos.
Environ à mi-chemin entre la ville et la forêt, ceux qu’il poursuivait avaient visiblement été attaqués par des archers, car les cadavres se rapprochaient beaucoup, chacun traversé d’une flèche. Et là, Dick découvrit parmi les autres le corps d’un très jeune homme, dont les traits lui rappelaient une ressemblance familière.
Il arrêta sa troupe, descendit de cheval et souleva la tête du garçon. Ce faisant, le chapeau tomba et une masse de longs cheveux bruns se déroula. En même temps les yeux s’ouvrirent.
– Ah ! le chasseur de lions ! dit une voix faible. Elle est plus loin. Courez… Courez vite.
Et la jeune dame s’évanouit de nouveau.
Un des hommes de Dick apporta un flacon d’un fort cordial, avec lequel Dick réussit à lui faire reprendre connaissance. Alors il prit l’amie de Joanna sur l’arçon de sa selle et continua son chemin vers la forêt.
– Pourquoi me prenez-vous ? dit la jeune fille, vous retardez votre marche.
– Non, Mistress Risingham, répliqua Dick, Shoreby est plein de sang, d’ivresse et de désordre, ici vous êtes en sûreté. Calmez-vous.
– Je ne veux pas être obligée par quelqu’un de votre faction, cria-t-elle, mettez-moi à terre.
– Madame, vous ne savez ce que vous dites, répliqua Dick, vous êtes blessée.
– Je ne le suis pas, dit-elle, c’est mon cheval qui a été tué.
– Peu importe, répliqua Richard, vous êtes ici au milieu d’une plaine de neige et entourée d’ennemis : que vous le vouliez ou non, je vous emporte avec moi. Je suis heureux d’avoir cette occasion, car ainsi je paierai un peu de notre dette.
Pendant un moment, elle ne dit rien, puis brusquement elle demanda :
– Mon oncle ?
– Lord Risingham ? répliqua Dick, je voudrais avoir de bonnes nouvelles à vous en donner, Madame ; mais je n’en ai pas. Je l’ai vu une fois dans la bataille, une seule fois. Ayons bon espoir.
CHAPITRE V
NUIT DANS LES BOIS : ALICIA RISINGHAM
Il était presque certain que Sir Daniel s’était dirigé vers Moat-House ; mais à cause de la neige épaisse, de l’heure tardive et de la nécessité d’éviter les routes et de passer par le bois, il était non moins certain qu’il ne pouvait espérer arriver avant le lendemain.
Deux voies s’ouvraient à Dick ; soit continuer à suivre la trace du chevalier et, s’il pouvait, tomber sur son camp cette nuit même, ou chercher un autre chemin et tâcher de se placer entre Sir Daniel et son but.
Chacun de ces plans rencontrait de sérieuses objections, et Dick, qui craignait d’exposer Joanna aux hasards d’une bataille, ne s’était encore décidé pour aucun lorsqu’il atteignit la lisière de la forêt.
En cet endroit, sir Daniel avait incliné un peu vers la gauche, puis s’était enfoncé tout droit vers une futaie de hauts troncs. La troupe avait été formée sur un front plus étroit pour pouvoir passer entre les arbres, et la trace était piétinée d’autant plus profonde dans la neige. L’œil la suivait sous l’enfilade dépouillée des chênes, droite et étroite ; les arbres la couvraient avec leurs nœuds énormes et la grande forêt élevée de leurs branches ; aucun bruit, ni d’hommes ni de bêtes… pas même un vol de rouge-gorge ; et, sur la plaine de neige, le soleil d’hiver dessinait un réseau d’ombres.
– Qu’en pensez-vous, demanda Dick à l’un de ses hommes, suivre tout droit où gagner Tunstall ?
– Sir Richard, répliqua l’homme d’armes, je suivrais leur trace jusqu’où ils se séparent.
– Vous avez raison, il n’y a pas de doute, répliqua Dick. Mais nous sommes partis très vite parce que le temps nous pressait. Ici il n’y a pas de maisons, ni pour manger ni pour s’abriter, et, demain dès l’aube, nous aurons froid aux doigts et le ventre vide. Qu’en dites-vous, amis ? voulez-vous braver le froid pour le succès de l’expédition ou bien passerons-nous par Holywood pour souper chez notre mère l’Église ? L’affaire étant quelque peu incertaine, je ne forcerai personne, mais, si vous m’en croyez, vous choisirez le premier plan.
Les hommes répondirent presque d’une voix qu’ils suivraient Sir Richard où il voudrait.
Et Dick, éperonnant son cheval, se remit en marche.
La neige dans la piste avait été fort piétinée, et les poursuivants avaient ainsi un grand avantage sur les poursuivis. Ils s’avançaient vraiment d’un trot vif, deux cents sabots frappant alternativement le sourd pavage de neige, le cliquetis des armes, le hennissement des chevaux faisaient retentir d’un bruit guerrier les arches du bois silencieux.
Maintenant la large piste des poursuivis arrivait sur la grand’route de Holywood ; là elle devenait un moment indistincte ; puis, à