seront bientôt sur le dos. Car, mon maître, c’est un mystère, mais véritable, qu’il n’y a jamais eu de méchant homme qui soit un bon marin. Il n’y a que les gens honnêtes et braves qui puissent supporter ce ballottement d’un bateau.
– Non, Lawless, dit Dick en riant, c’est un vrai dicton de matelot, ça n’a pas plus de sens que le sifflement du vent. Mais, je te prie, comment allons-nous ? Sommes-nous en bon chemin ? Nous en tirerons-nous ?
– Maître Shelton, répliqua Lawless, j’ai été Frère Gris, j’en remercie la fortune…, archer, voleur et matelot. De tous ces vêtements, j’avais la meilleure envie de mourir dans celui du Frère Gris comme vous pouvez bien le penser, et la moindre envie de mourir dans la veste goudronnée du matelot ; et cela pour deux excellentes raisons : premièrement, parce que la mort peut prendre un homme subitement ; et la seconde, à cause de l’horreur de l’asphyxie dans ce grand bain salé sous mon pied ici… et Lawless frappa du pied. Cependant, continua-t-il, si je ne meurs pas d’une mort de marin, et cela cette nuit même, je devrai une fière chandelle à Notre-Dame.
– C’est vrai ? demanda Dick.
– Parfaitement, répliqua l’outlaw. Ne sentez-vous pas comme le bateau se meut lourdement et lentement ? N’entendez-vous pas l’eau qui baigne sa cale ? Il sera à peine sensible au gouvernail à présent, attendez qu’il s’enfonce un peu plus ; et, ou bien il descendra sous vos pieds comme un bloc de pierre, ou dérivera sur la côte, ici, sous notre vent, et se mettra en pièces comme un paquet de ficelle.
– Vous parlez avec bon courage, répliqua Dick. Et vous n’êtes pas épouvanté ?
– Pourquoi, maître ? répondit Lawless ; si jamais homme eut un mauvais équipage à ramener au port, c’est moi… Frère défroqué, voleur, et tout le reste avec. Bien, vous pouvez vous en étonner, mais je garde bon espoir dans mon bissac et si je dois être noyé, je me noierai l’œil clair, maître Shelton, et la main ferme.
Dick ne répondit pas ; mais il fut surpris de trouver le vieux vagabond si résolu, et craignant quelque nouvelle violence ou trahison, il se mit en quête de trois hommes sûrs. La plupart des hommes avaient déserté le pont, qui était incessamment lavé par la crête des lames, et où ils étaient exposés à l’âpreté du vent d’hiver. Ils s’étaient réunis dans la cale des marchandises, parmi les muids de vin et deux lanternes les éclairaient en se balançant.
Là, quelques-uns conservaient leur gaieté et ne cessaient de porter la santé les uns des autres avec le vin de Gascogne d’Arblaster. Mais, comme la Bonne Espérance continuait à s’agiter sur les vagues furieuses et lançait sa poupe et sa proue alternativement haut dans le vide, et profondément dans l’écume blanche, le nombre de ces joyeux compagnons diminuait à chaque instant et à chaque embardée. Beaucoup étaient à part, soignant leurs blessures, mais la plupart étaient déjà abattus par le mal de mer, et gisaient et geignaient à fond de cale.
Greensheve, Cuckow et un jeune garçon de lord Foxham que Dick avait déjà remarqué pour son intelligence et sa bravoure, étaient encore cependant en état de comprendre, et disposés à obéir. Dick les installa comme gardes du corps près de la personne du timonier, puis, avec un dernier regard à la mer et au ciel noirs, il retourna et descendit dans la cabine, où lord Foxham avait été transporté par ses serviteurs.
CHAPITRE VI
« LA BONNE-ESPÉRANCE » (fin)
Les plaintes du baron blessé se confondaient avec les gémissements du chien du vaisseau. Soit que le pauvre animal fût en peine d’être séparé de ses amis, soit qu’il reconnût quelque danger dans la marche du vaisseau, ses cris, régulièrement, de minute en minute, dominaient les rugissements des vagues et de l’orage ; et les plus superstitieux des hommes entendaient dans ces hurlements le glas de la Bonne Espérance.
Lord Foxham avait été couché dans un hamac sur son manteau de fourrures. Une lampe brûlait faiblement devant la Vierge dans la cloison, et, à sa lueur, Dick put voir la figure pâle et les yeux creux du blessé.
– Je suis grièvement blessé, dit-il. Approchez, jeune Shelton, qu’il y ait au moins près de moi quelqu’un de bien né ; car, après avoir vécu noblement et richement tous les jours de ma vie, c’est une triste condition d’avoir été blessé dans une pareille escarmouche et de mourir ici dans un affreux bateau, glacé, en mer, parmi des gens sans aveu et des rustres.
– Non, Monseigneur, dit Dick, je prie plutôt les saints que vous guérissiez de votre blessure et arriviez bientôt à terre sain et sauf.
– Comment ? demanda Sa Seigneurie. Venir sauf à terre ? C’est donc possible ?
– Le vaisseau marche péniblement… la mer est mauvaise et contraire, répliqua le jeune homme, et, d’après ce que m’a dit mon compagnon qui nous gouverne, nous aurons de la chance si nous arrivons à terre à pied sec.
– Ah ! dit le baron, sombre, ainsi, toutes les terreurs accompagneront mon âme au moment du passage ! Monsieur, priez plutôt de vivre durement, afin de pouvoir mourir tranquillement ; cela vaut mieux que d’être flatté et chanté toute la vie au son de la flûte et du tambourin, et d’être à la dernière heure plongé dans le malheur ! Mais j’ai sur la conscience des choses qui ne peuvent être remises. Nous n’avons pas de prêtre à bord ?
– Non, répondit Dick.
– Alors, à mes intérêts séculiers, conclut Lord Foxham. Il faut que vous soyiez pour moi, après ma mort, un aussi bon ami que vous avez été loyal ennemi de mon vivant. Je tombe dans un mauvais moment, pour moi, pour l’Angleterre, et pour ceux qui avaient confiance en moi. Mes hommes devront être conduits par Hamley… celui qui fut votre rival ; ils se réuniront dans la salle longue à Holywood ; cet anneau à mon doigt vous accréditera pour présenter mes ordres ; et, de plus, je vais écrire deux mots sur ce papier, enjoignant Hamley de vous abandonner la demoiselle. Obéirez-vous ? je ne sais.
– Mais, Monseigneur, quels ordres ? demanda Dick.
– Oui, dit le baron, oui… les ordres ; et il regarda Dick avec hésitation. Êtes-vous Lancastre ou York ? demanda-t-il enfin.
– J’ai honte de le dire, répondit Dick, c’est à peine si je puis répondre. Mais il est certain que, puisque je sers avec Ellis Duckworth, je sers la maison d’York. Eh bien ! donc, je me déclare pour York !
– C’est bien, répondit l’autre, c’est parfait. Car, en vérité, si vous aviez dit Lancastre, je ne sais ce que j’aurais fait. Mais, puisque vous êtes pour York, écoutez-moi. Je ne suis venu ici que pour surveiller ces seigneurs à Shoreby pendant que mon excellent jeune seigneur Richard de Gloucester(2) prépare une force suffisante pour tomber dessus et les disperser. J’ai pris note de leur force, de leurs gardes, de leurs casernements, et ces notes, je devais les remettre à mon jeune Seigneur, dimanche, une heure avant midi, à la croix de Sainte-Bride, près la forêt. Ce rendez-vous, il est probable que je le manquerai, mais, je vous prie, soyez assez aimable pour vous y rendre à ma place ; et que ni plaisir, peine, tempête, blessure ou peste ne vous empêchent de vous trouver au lieu et à l’heure, car le bien de l’Angleterre dépend de ce coup.
– Je prends résolument cela sur moi, dit Dick. Autant que cela dépendra de moi, votre mission sera remplie.
– C’est bien, dit le blessé, Monseigneur le duc vous donnera d’autres ordres, et si vous lui obéissez avec intelligence et bon vouloir, votre fortune est faite. Approchez un peu la lampe que je puisse écrire ces mots pour vous.
Il écrivit une note « à son honorable cousin, Sir John Hamley », puis une seconde qu’il laissa sans inscription extérieure.
– Ceci pour le duc, dit-il. Le mot est « Angleterre et Édouard » et la réponse « Angleterre et York ».
– Et Joanna, Monseigneur ? demanda Dick.
– Vous prendrez Joanna comme vous pourrez, répliqua le baron. Je vous ai désigné comme mon choix dans ces deux lettres ; mais il faudra la prendre vous-même, jeune homme. J’ai essayé comme vous voyez, et j’y ai perdu la vie. Un homme ne peut faire plus.
Cependant le blessé commençait à se sentir très faible ; et Dick, serrant les précieux papiers dans son sein, lui souhaita bon espoir et le laissa reposer.
Le jour commençait à poindre, froid et bleu avec des flocons de neige voltigeants. Tout près sous le vent de la Bonne Espérance, la côte se déroulait, des promontoires rocheux alternaient avec des baies sablonneuses ; et, plus loin dans les terres, les cimes des collines boisées de Tunstall se dessinaient vers le ciel ; mais le vaisseau se traînait profondément et s’élevait, à peine au-dessus des vagues.
Lawless était toujours fixé à la barre ; et, maintenant, presque tous les hommes avaient rampé jusque sur le pont et regardaient avec des figures mornes la côte inhospitalière.
– Allons-nous à terre ? demanda Dick.
– Oui, dit Lawless, à moins que nous n’allions d’abord au fond.
À ce moment, le vaisseau se souleva d’un effort si languissant, à la rencontre d’une vague, et l’eau roula si bruyamment dans sa cale, que Dick saisit involontairement le bras du timonier.
– Par la messe ! s’écria Dick, lorsque les bossoirs de la Bonne Espérance reparurent au-dessus de l’écume, je croyais le bateau coulé, et mon sang n’a fait qu’un tour.
Dans l’entre-deux, Greensheve, Hawksley et les meilleurs hommes des deux compagnies étaient occupés à démolir