entourait, il faisait noir comme dans un four. Parfois, lorsque la Bonne Espérance s’abattait vertigineusement dans la vallée des vagues, une crête se brisait, une énorme cataracte d’écume neigeuse prenait tout à coup naissance, pour, l’instant d’après, s’écouler en torrent dans le sillage, et disparaître.
Plusieurs des hommes s’accrochaient et priaient à haute voix, un plus grand nombre étaient malades, et s’étaient traînés jusqu’à la cale, où ils se débattaient au milieu de la cargaison. Et avec l’extrême violence de la marche, et les continuelles bravades d’ivrogne de Lawless qui criait et chantait toujours à la barre, le plus ferme courage à bord devait avoir une terrible méfiance du résultat.
Mais Lawless, comme guidé par l’instinct, gouvernait entre les brisants, se jetait sous le vent d’un grand banc de sable, où ils naviguèrent un moment dans des eaux tranquilles, et, bientôt après, amena le vaisseau le long d’une grossière jetée de pierres, où il fut hâtivement attaché, et resta, plongeant et grinçant dans l’obscurité.
CHAPITRE V
« LA BONNE-ESPÉRANCE » (suite)
La jetée n’était pas loin de la maison où se trouvait Joanna ; il ne restait plus qu’à faire atterrir les hommes, entourer la maison d’un fort parti, enfoncer la porte et enlever la captive. Ils pouvaient donc se considérer comme quittes de la Bonne Espérance, elle les avait portés à l’arrière de leurs ennemis, et, que leur entreprise réussît ou échouât, les meilleures chances pour la retraite étaient dans la direction de la forêt et des propriétés de lord Foxham.
Faire atterrir les hommes, cependant, n’était pas chose aisée ; beaucoup avaient été malades, tous étaient transpercés de froid, la promiscuité et le désordre à bord avaient troublé leur discipline ; le mouvement du bateau et l’obscurité de la nuit avaient abattu leur énergie. Ils se précipitèrent sur la jetée ; Monseigneur, l’épée tirée contre ses propres serviteurs, dut se jeter en avant ; et cette poussée de foule ne fut pas refrénée sans quelques cris, vraiment déplorables dans l’occurrence.
Lorsqu’un peu d’ordre fut rétabli, Dick, avec quelques hommes choisis, s’avança. L’obscurité à terre, par contraste avec le scintillement du ressac, apparaissait devant lui comme un corps solide, et le hurlement et le sifflement de la tempête couvrait tout autre bruit.
Pourtant il était à peine arrivé au bout de la jetée, qu’il y eut un moment d’accalmie ; et il lui sembla entendre sur le rivage, le pas sonore de chevaux et un cliquetis d’armes. Arrêtant ceux qui le suivaient le plus près, il s’avança, d’un ou deux pas, seul, mettant même le pied sur la dune ; et là, il put s’assurer qu’il y avait des formes d’hommes et de chevaux en marche. Un violent découragement l’assaillit. Si leurs ennemis étaient réellement sur leurs gardes, et s’ils avaient assiégé le bout de la jetée, lui et lord Foxham étaient pris dans une posture de pauvre défense, la mer en arrière et les hommes serrés dans l’obscurité sur une étroite chaussée. Il siffla doucement, ce qui était le signal convenu.
Ce fut un signal pour les autres aussi. En un instant tomba à travers la nuit sombre une averse de flèches lancées au hasard ; et les hommes étaient tellement entassés sur la jetée que plus d’un fut atteint, et il fut répondu aux flèches par des cris d’effroi et de douleur. Dans cette première décharge, lord Foxham fut frappé ; Hawksley le fit porter de suite à bord, et ses hommes pendant la courte fin de l’escarmouche combattirent (ceux du moins qui combattirent), sans ordres. Ce fut peut-être la cause principale du désastre qui suivit bientôt.
Au bout de la jetée, vers la côte, pendant peut-être une minute, Dick tint bon avec une poignée d’hommes ; un ou deux furent blessés de chaque côté de lui ; le fer croisait le fer ; il n’y avait pas encore le moindre signe d’avantage, quand, en un clin d’œil, la marée tourna contre ceux du vaisseau. Quelqu’un cria que tout était perdu ; les hommes étaient dans un état d’esprit à écouter un avis néfaste ; le cri fut repris : « À bord, les amis, il y va de notre vie ! » cria un autre. Un troisième, avec le pur instinct du poltron, suscita l’inévitable rumeur de toute déroute : « Nous sommes trahis ! » Et en un moment, toute cette troupe d’hommes se choquant et se poussant en arrière sur la jetée, tournèrent leurs dos sans défense à leurs ennemis et percèrent la nuit de leurs clameurs apeurées.
Un lâche repoussa l’arrière du vaisseau, pendant qu’un autre le retenait encore par l’avant. Les fugitifs sautèrent en criant et furent hissés à bord, ou retombèrent et périrent dans la mer. Quelques-uns furent massacrés sur la jetée par les ennemis. Beaucoup furent blessés sur le pont du navire dans l’aveugle hâte et la terreur du moment, un homme sautant sur un autre et un troisième sur les deux. Enfin, et soit à dessein, soit par accident, l’avant de la Bonne Espérance fut détaché et le toujours prêt Lawless qui avait conservé sa place au gouvernail à travers le tohu-bohu, grâce à sa force physique et à l’usage libéral du froid acier, aussitôt la mit en bon chemin. Le vaisseau commença de nouveau à se mouvoir sur la mer orageuse, le sang coulant sur ses dalots, son pont encombré d’hommes tombés qui se traînaient et se débattaient dans l’obscurité.
Alors Lawless rengaina sa dague et, se tourna vers son voisin : « Je les ai marqués, compère, dit-il, les lâches chiens aboyeurs. »
Pendant qu’ils étaient tous à sauter et se débattre pour leur vie, les hommes n’avaient pas pu s’apercevoir des rudes poussées et des coups tranchants par lesquels Lawless avait conservé son poste dans le désordre. Mais peut-être avaient-ils déjà commencé à comprendre un peu plus clairement ou peut-être une autre oreille surprit les paroles du timonier.
Les troupes frappées de panique se remettent lentement, et des hommes qui viennent de se déshonorer par une lâcheté, comme pour essuyer le souvenir de leur faute, parfois se jettent tout droit par contre dans l’extrême insubordination. Ce fut le cas, et les mêmes hommes qui avaient jeté leurs armes et avaient été hissés, les pieds en avant, sur la Bonne Espérance, se mirent à crier contre leurs chefs et demandèrent que quelqu’un fût puni.
Cette croissante animosité se tourna contre Lawless.
Dans le but de gagner le large nécessaire, le vieil outlaw avait tourné la tête de la Bonne Espérance vers la mer.
– Quoi, brailla un des mécontents, il nous conduit vers la mer.
– C’est vrai, cria un autre, non, nous sommes trahis pour sûr.
Et tous en chœur crièrent qu’ils étaient trahis et, avec des menaces et des jurons abominables ordonnèrent à Lawless de tourner son vaisseau et de le ramener rapidement à terre.
Lawless, grinçant des dents, continua en silence à gouverner dans le vrai chemin, et guida la Bonne Espérance parmi de formidables lames. À leurs terreurs vides, comme à leurs déshonorantes menaces, entre l’ivresse et la dignité, il dédaignait de répondre. Les mécontents se réunirent un peu à l’arrière du mât, et il était évident qu’ils étaient comme des coqs de basse-cour qui « chantent pour se donner du courage ». Bientôt ils seraient mûrs pour n’importe quelle extrémité d’injustice ou d’ingratitude. Dick monta à l’échelle, impatient de s’interposer ; mais un des outlaws, qui était aussi quelque peu matelot, s’avança devant lui.
– Amis, commença-t-il, vous êtes de vraies têtes de bois, je pense. Car pour retourner, par la messe ! il faut avoir du large, n’est-ce pas ? Et ce vieux Lawless…
Quelqu’un frappa l’orateur sur la bouche, et, l’instant d’après, de même que le feu court dans la paille sèche, il fut renversé sur le pont, foulé aux pieds et massacré à coups de dagues par ses compagnons. À cette vue, la colère saisit Lawless.
– Gouvernez vous-mêmes, hurla-t-il avec un juron et, insoucieux du résultat, il quitta le gouvernail.
La Bonne Espérance vacillait à ce moment au sommet d’une lame. Elle s’affaissa avec une effrayante rapidité de l’autre côté. Une vague, comme un grand rempart noir, se souleva immédiatement devant elle, et avec un ébranlement, elle plongea la tête en avant à travers cette colline liquide. L’eau verte passa droit sur elle de la poupe à la proue à la hauteur des genoux, l’écume alla plus haut que le mât ; et elle se releva de l’autre côté avec une indécision effrayante, tremblante comme un animal blessé mortellement.
Six ou sept des mécontents avaient été enlevés par-dessus bord ; et quant aux autres, lorsqu’ils retournèrent leurs langues, ce fut pour beugler aux saints et supplier Lawless de revenir et de reprendre le gouvernail.
Et Lawless n’attendit pas d’être requis deux fois. Le terrible résultat de son accès de juste ressentiment le dégrisa complètement. Il savait mieux que personne à bord, combien la Bonne Espérance avait été près de s’enfoncer sous leurs pieds ; et il pouvait juger à la passivité avec laquelle elle avait reçu la mer, que le danger était loin d’être paré.
Dick, qui avait été renversé par le choc, et à moitié noyé, se leva, s’avança péniblement sur la proue inondée, de l’eau jusqu’aux genoux, et se faufila à côté du vieux timonier.
– Lawless, dit-il, notre sort à tous dépend de vous, vous êtes un homme brave, solide et habile à la manœuvre des navires, je vais mettre trois hommes sûrs pour veiller à votre sûreté.
– Inutile, mon maître, inutile, dit le timonier, perçant l’obscurité du regard. Peu à peu, nous nous dégageons de ces bancs de sable ; et peu à peu la mer nous jette des paquets de plus en plus lourds et, quant à tous ces pleurnicheurs, ils