aller lentement en me servant de mon bâton, je craignais de me découvrir. Mais voyez, ajouta-t-il, ce pauvre malheureux reprend un peu vie. Un peu de bon canarie(1) le remettra.
Le chevalier sortit de dessous sa robe une forte bouteille et se mit à frotter les tempes et, à mouiller les lèvres du patient qui revint peu à peu à lui et roula de l’un à l’autre des yeux ternes.
– Quelle joie, Jack ! dit Dick. Ce n’était pas un lépreux ; c’était Sir Daniel ! Voyez !
– Avalez-moi une bonne gorgée de ceci, dit le chevalier. Cela vous donnera de la virilité. Ensuite je vous ferai manger tous les deux et nous irons tous trois à Tunstall. Car, Dick, continua-t-il, tout en déposant sur l’herbe du pain et de la viande, je vous avouerai en bonne conscience, qu’il me tarde fort d’être à l’abri entre quatre murs. Jamais, depuis que j’ai monté un cheval, je ne me suis trouvé en si mauvaise posture : danger de mort, craintes pour mes terres et mes richesses, et, pour comble, tous ces gredins du bois qui me pourchassent. Mais je ne suis pas encore à bas. Quelques-uns de mes hommes retrouveront bien leur chemin, Hatch en a dix ; Selden en avait six. Bah ! nous serons bientôt encore forts ; et si je peux seulement acheter ma paix avec mon très fortuné et indigne Lord d’York, eh bien ! Dick, nous serons de nouveau un homme et monterons à cheval !
Disant cela, le chevalier se remplit une corne de canarie et d’un geste muet porta la santé de son pupille.
– Selden, bégaya Dick…, Selden… et il s’arrêta ; Sir Daniel déposa le vin sans le goûter.
– Comment, s’écria-t-il, d’une voix altérée. Selden ? Parlez ? Qu’y a-t-il ?
Dick balbutia l’histoire de l’embuscade et du massacre.
Le chevalier écouta en silence, mais en entendant, sa figure se convulsa de rage et de colère.
– Eh bien, dit-il, sur ma main droite, je jure de venger cela ! Si j’y manque, si je ne répands pas le sang de dix hommes pour un, que cette main se dessèche sur mon corps ! J’ai brisé ce Duckworth comme un fétu ; je l’ai fait mendiant à sa propre porte ; j’ai brûlé son toit sur sa tête, je l’ai chassé de ce pays : et maintenant il revient me braver ? Non, Duckworth, cette fois la lutte sera dure !
Il se tut un instant, sa figure travaillait.
– Mangez, dit-il, soudain. Et vous, ici, ajouta-t-il en s’adressant à Matcham, faites-moi serment de me suivre tout droit à Moat-House ?
– Je vous donne ma parole d’honneur, répliqua Matcham.
– Et que ferai-je de votre honneur, dit le chevalier. Jurez sur le salut de votre mère.
Matcham prêta le serment exigé et Sir Daniel remit son capuchon. Cet effrayant déguisement fit encore impression sur ses deux compagnons. Mais le chevalier fut bientôt sur pied.
– Mangez vite, dit-il, et suivez-moi lestement dans ma maison.
À ces mots il s’enfonça dans les bois ; peu après la cloche commença à sonner, marquant ses pas ; les deux jeunes gens, assis à côté du repas auquel ils ne goûtaient pas, l’entendirent s’éteindre lentement, au loin, sur la colline.
– Et alors vous allez à Tunstall ? demanda Dick.
– Oui, vraiment, dit Matcham, puisqu’il le faut ! Je suis plus brave derrière le dos de Sir Daniel qu’en face de lui.
Ils mangèrent hâtivement et se mirent en marche en suivant le chemin par les hautes parties aérées de la forêt, où de grands hêtres étaient dispersés au milieu de prairies vertes, et où les oiseaux et les écureuils étaient joyeux dans les rameaux. Deux heures plus tard, ils descendirent de l’autre côté et déjà, à travers le haut des arbres, aperçurent le toit et les murs rouges du château de Tunstall.
– Ici, dit Matcham, s’arrêtant, vous allez prendre congé de votre ami Jack, que vous ne devez plus revoir. Allons, Dick, pardonnez-lui ce qu’il a fait de mal, comme lui, de son côté, vous pardonne de bon cœur et de bonne amitié.
– Et pourquoi cela ? demanda Dick. Si nous allons tous deux à Tunstall, je vous verrai encore, je pense, et très souvent.
– Vous ne verrez plus jamais le pauvre Jack Matcham, qui était si peureux et si encombrant, et qui, cependant, vous a tiré de la rivière, vous ne le verrez plus, Dick, sur mon honneur ! Il ouvrit ses bras et les deux jeunes gens s’embrassèrent. Et puis, Dick, continua Matcham, j’ai des pressentiments. Vous allez voir un nouveau Sir Daniel, car jusqu’à présent tout lui a merveilleusement réussi, la fortune était avec lui ; mais maintenant que le sort tourne contre lui et qu’il est en péril de sa vie, il me semble qu’il va se montrer mauvais seigneur pour nous deux. Il peut être brave en bataille, mais il a l’œil d’un menteur, il y a de la peur dans son œil, Dick, et la peur est aussi cruelle que le loup ! Nous descendons dans ce château, sainte Marie nous protège pour en sortir !
Et ils continuèrent à descendre en silence et arrivèrent enfin devant la forteresse forestière de Sir Daniel, basse et ombragée, flanquée de tours rondes et tachée de mousses et de lichen, entourée des eaux du fossé couvert de lys. Au moment où ils parurent les portes furent ouvertes, le pont abaissé, et Sir Daniel lui-même avec Hatch et le prêtre à ses côtés se tenaient prêts à les recevoir.
LIVRE II
MOAT-HOUSE
CHAPITRE PREMIER
DICK QUESTIONNE
Moat-House n’était pas loin de la route à travers la forêt. Extérieurement c’était un rectangle compact de pierres rouges, flanqué à chaque coin d’une tour ronde percée de trous pour les archers, et crénelée. Intérieurement elle comprenait une cour étroite. Le fossé large de douze pieds environ était traversé par un seul pont-levis. L’eau lui venait par une tranchée conduisant à un étang dans la forêt et commandée dans toute sa longueur par les créneaux des deux tours du sud. Sauf qu’on avait laissé un ou deux grands arbres touffus à une portée de flèche des murs, la maison était en bonne position de défense.
Dans la cour Dick trouva une partie de la garnison occupée aux préparatifs de défense et discutant tristement sur les chances d’un siège. Quelques-uns faisaient des flèches, d’autres aiguisaient des épées depuis longtemps hors d’usage, mais même en travaillant ils branlaient la tête.
Douze des gens de Sir Daniel s’étaient enfuis de la bataille, s’étaient risqués à traverser la forêt et étaient arrivés vivants à Moat-House. Mais sur ces douze, trois avaient été sérieusement blessés, deux à Risingham dans le désordre de la déroute, un par la terreur de Jean Répare-tout en traversant la forêt. Cela mettait la force de la garnison en comptant Hatch, Sir Daniel et le jeune Shelton à un effectif de vingt-deux hommes. Et à tout moment on pouvait espérer en voir arriver d’autres. Le danger, par conséquent, n’était pas dans le manque d’hommes.
C’était la terreur de la Flèche-Noire qui déprimait les courages. De leurs ennemis déclarés du parti d’York, par ces temps de changements continuels, ils ne se préoccupaient guère. Le monde, comme on disait alors, pouvait changer encore avant qu’il n’arrive du mal. Mais leurs voisins dans la forêt les faisaient trembler. Ce n’était pas Sir Daniel seul qui était en butte à la haine. Les hommes, certains de l’impunité, s’étaient conduits cruellement dans tout le pays. De durs ordres avaient été exécutés durement, et, de la petite bande qui causait, assise dans la cour, il n’y en avait pas un qui ne fût coupable de quelque excès ou cruauté. Et maintenant, par la fortune de la guerre, Sir Daniel était devenu impuissant à protéger ses instruments ; maintenant, résultat de quelques heures de bataille, auxquelles beaucoup d’entre eux n’avaient pas assisté, ils étaient tous devenus de punissables traîtres envers l’État, hors du bouclier de la loi, troupe diminuée dans une pauvre forteresse à peine tenable, exposés de tous côtés au juste ressentiment de leurs victimes. Et les menaces n’avaient pas manqué pour les informer de ce qui les attendait.
À différents moments du soir et de la nuit, pas moins de sept chevaux sans cavalier étaient venus hennir de terreur à la porte. Deux étaient de la troupe de Selden, cinq appartenaient à des hommes qui étaient allés à la bataille avec Sir Daniel. En dernier lieu, un peu avant le jour, un lancier était venu en chancelant sur le côté du fossé, percé de trois flèches ; comme on le transportait, il rendit l’âme ; mais d’après les paroles qu’il prononça dans son agonie, il devait être le dernier survivant d’une troupe nombreuse.
Hatch lui-même montrait sous sa peau tannée la pâleur de l’anxiété, et, quand il eut pris Dick à part, et appris le sort de Selden, il tomba sur un banc de pierre et bel et bien pleura. Les autres, d’où ils étaient assis sur des escabeaux ou des pas de portes dans l’angle ensoleillé de la cour, le regardaient avec étonnement et inquiétude, mais pas un n’osa s’informer au sujet de son émotion.
– Eh bien, maître Shelton, dit Hatch enfin… non, mais qu’ai-je dit ? Nous partirons tous. Selden était un homme de savoir faire ; il était pour moi comme un frère. Eh bien ! il est parti le second ; et nous suivrons tous ! Que disaient leurs vers de gredins ?… Une flèche noire dans chaque cœur noir. N’était-ce pas comme cela ? Appleyard, Selden, Smith, le vieil Humphrey partis et ce pauvre John Carter, gît là, criant ; pauvre pécheur, après le prêtre.
Dick écouta. Par une fenêtre basse tout près de