sur la conscience, maître John, et je ne vous le pardonnerai jamais.
– Conscience, ma conscience ! dit Matcham le regardant fièrement. Et vous, vous avez le sang rouge de l’homme sur votre poignard ! Et pourquoi l’avez-vous tué, le malheureux ? Il a bandé son arc, mais il n’a pas tiré ; il vous avait en son pouvoir, mais il vous a épargné. Il est aussi brave de tuer un jeune chat qu’un homme qui ne se défend pas.
Dick était muet.
– Je l’ai tué loyalement, dit-il enfin. Je me suis jeté sur son arc.
– Ce fut un coup de lâche, répliqua Matcham. Vous n’êtes qu’un butor et un tyran, maître Dick : vous abusez de vos avantages ; qu’il vienne un plus fort nous vous verrons ramper sous sa botte ! Vous ne pensez pas non plus à la vengeance, car la mort de votre père n’est pas encore expiée et sa pauvre ombre demande justice. Mais qu’il vous tombe entre les mains une pauvre créature ni forte, ni adroite, mais qui voudrait être votre amie, elle sera écrasée.
Dick était trop furieux pour remarquer cet Elle.
– Par ma fois voici du nouveau ! Sur deux l’un est plus fort. Le plus fort renverse l’autre et l’autre n’a que son dû. Vous méritez une raclée, maître Matcham, pour votre mauvaise conduite et manque de reconnaissance envers moi, et ce que vous méritez, vous l’aurez.
Et Dick qui, même dans sa plus grande colère, conservait l’apparence du calme, se mit à déboucler sa ceinture.
– Voici votre souper, dit-il d’un air farouche.
Matcham ne pleurait plus, il était blanc comme un drap, mais il regardait Dick fixement sans faire un mouvement ; Dick fit un pas en balançant la ceinture. Puis il s’arrêta, embarrassé par les grands yeux et la pauvre figure fatiguée de son compagnon. Le courage commençait à lui manquer.
– Avouez, alors, que vous aviez tort, dit-il piteusement.
– Non, dit Matcham. J’avais raison. Allez, cruel ! je suis blessé, je suis fatigué ; je ne résiste pas ; je ne t’ai jamais fait de mal ; venez, battez-moi, lâche !
Dick leva la ceinture à cette dernière provocation ; Matcham tressaillit et se replia sur lui-même avec un air de si cruel effroi que le cœur lui manqua encore. La lanière tomba à son côté et il était planté là, indécis et se sentant très sot.
– Que la peste t’étouffe ! dit-il ! Puisque vous avez la main si faible, vous devriez bien faire plus attention à votre langue. Mais j’aimerais mieux être pendu que de vous battre ! et il remit sa ceinture. Vous battre, non, continua-t-il, mais vous pardonner ? Jamais. Je ne vous connaissais pas, vous étiez l’ennemi de mon maître ; je vous ai prêté mon cheval ; vous avez mangé mon dîner, vous m’avez appelé un homme en bois, un lâche et un butor. Non, par la messe ! la mesure est comble et déborde. C’est une bonne chose d’être faible, ma foi ; vous pouvez faire le pis, et personne ne vous punira, vous pouvez voler ses armes à un homme au moment où il en a besoin et il ne faudra pas qu’il les reprenne… vous êtes faible, parbleu ! Quoi ! alors si on vient vous charger avec une lance en criant qu’on est faible, il faudra se laisser transpercer ! Peuh ! sottises !
– Et cependant vous ne me battez pas, répliqua Matcham.
– Passons, dit Dick… passons. Je vous éduquerai. Vous avez été mal élevé, je pense, et, cependant vous êtes capable d’un peu de bien, et, sans aucun doute, vous m’avez tiré de la rivière. Oui, je l’avais oublié, je suis aussi ingrat que toi-même. Mais venez, marchons. Si nous voulons être à Holywood cette nuit ou demain matin de bonne heure, le mieux est de nous mettre en route rapidement.
Mais, bien que Dick en bavardant ainsi, eût repris sa bonne humeur accoutumée, Matcham ne lui avait rien pardonné. Sa violence, le souvenir du forestier qu’il avait tué et, par-dessus tout, la vision de sa ceinture levée sur lui, étaient choses qu’il n’était pas facile d’oublier.
– Je vous remercierai pour la forme, dit Matcham. Mais vraiment, bon maître Shelton, j’aimerais autant trouver mon chemin tout seul. Voici un grand bois ; de grâce, choisissons chacun notre chemin ; je vous dois un dîner et une leçon ; adieu !
– Bah ! s’écria Dick, si cela est votre idée, qu’il en soit ainsi et que le diable vous emporte !
Chacun tourna de son côté et ils commencèrent à marcher séparément sans penser à leur direction, absorbés par leur querelle. Mais Dick n’avait pas fait dix pas qu’il était appelé par son nom et Matcham arrivait en courant.
– Dick, dit-il, c’était vilain de nous séparer si froidement. Voici ma main et mon cœur avec. Pour tout ce en quoi vous m’avez si bien servi et aidé, je vous remercie… non pour la forme mais du fond du cœur. Portez-vous bien !
– Bien, mon garçon, répliqua Dick en prenant la main qui lui était offerte, bonne chance pour vous si vous devez en avoir. Mais j’ai bien peur que non. Vous êtes trop querelleur.
Ainsi ils se séparèrent pour la seconde fois, et quelques instants après ce fut Dick qui courait après Matcham.
– Hé, dit-il, prenez mon arbalète ; vous ne pouvez aller ainsi sans armes.
– Une arbalète ! dit Matcham. Non, mon garçon, je n’aurais ni la force de la tendre, ni l’adresse de viser. Cela ne me servirait à rien, bon garçon. Mais je vous remercie.
La nuit était tombée, et, sous les arbres, ils ne pouvaient plus voir leurs visages.
– J’irai un peu avec vous, dit Dick. La nuit est sombre. Je voudrais au moins vous laisser sur un chemin. J’ai des pressentiments, vous pourriez vous perdre.
Sans un mot de plus il se mit en marche et l’autre le suivit.
L’obscurité devenait de plus en plus épaisse, et, çà et là seulement, dans des endroits découverts, ils apercevaient le ciel parsemé de petites étoiles. Au loin le bruit de la déroute de l’armée de Lancastre continuait à se faire entendre faiblement, mais à chaque pas s’éloignait derrière eux.
Au bout d’une demi-heure de marche silencieuse, ils arrivèrent à une large clairière de bruyère. Elle brillait sous la lumière des étoiles, hérissée de fougères, avec des bouquets d’ifs formant îlots. Et là ils s’arrêtèrent et se regardèrent.
– Vous êtes fatigué, dit Dick.
– Ah ! répliqua Matcham : je suis si fatigué qu’il me semble que je pourrais me coucher et mourir.
– J’entends le grondement d’une rivière, dit Dick, allons jusque-là, car je meurs de soif.
Le terrain descendait doucement, et en effet ils trouvèrent au bas une petite rivière murmurante qui courait entre des saules. Là ils se jetèrent tous deux à terre sur le bord et mettant leurs bouches au niveau d’une flaque étoilée, ils burent à satiété.
– Dick, dit Matcham, c’est assez. Je n’en peux plus.
– J’ai vu un creux comme nous descendions, dit Dick. Étendons-nous-y et dormons.
– Oh ! de tout mon cœur, dit Matcham.
Le creux était sec et sablonneux ; un fouillis de ronces pendait d’un côté et formait un abri à peu près sûr ; les deux jeunes garçons s’y étendirent, serrés l’un contre l’autre pour avoir plus chaud et ayant entièrement oublié leur querelle.
Et bientôt le sommeil tomba sur eux comme un nuage et sous la rosée et les étoiles ils reposèrent paisiblement.
CHAPITRE VII
LA FACE MASQUÉE
Ils se réveillèrent à l’aube : les oiseaux ne chantaient pas encore à pleine gorge, mais gazouillaient çà et là dans le bois ; le soleil n’était pas encore levé, le ciel était seulement, à l’est, barré de couleurs solennelles. À demi morts de faim et surmenés comme ils étaient, ils restaient couchés sans bouger, plongés dans une lassitude délicieuse. Et, comme ils étaient ainsi, le son d’une clochette frappa soudain leurs oreilles.
– Une cloche ! dit Dick s’asseyant, sommes-nous donc si près de Holywood !
Un instant après la cloche résonna de nouveau, mais cette fois un peu plus près et ensuite, toujours se rapprochant, elle continua à sonner irrégulièrement et au large dans le silence du matin.
– Qu’est-ce que cela veut dire ? dit Dick, maintenant tout à fait éveillé.
– C’est quelqu’un qui marche, répliqua Matcham et la cloche résonne toujours quand il marche.
– Je vois bien cela, dit Dick, mais pourquoi ? que fait-il dans les bois de Tunstall ? Jack, ajouta-t-il, moquez-vous de moi si vous voulez, mais je n’aime pas ce son creux.
– Non, dit Matcham, avec un frisson, cela donne une note lugubre. Si le jour n’était pas venu…
À ce moment la cloche hâtant le pas se mit à sonner à coups pressés, puis le marteau frappa un son fort et discordant, enfin elle se tut pour un moment.
– On dirait que le porteur a couru pendant le temps d’un pater et a ensuite sauté la rivière, dit Dick.
– Et à présent il recommence à marcher tranquillement, ajouta Matcham.
– Non, répliqua Dick, non Jack, pas si tranquillement. C’est un homme qui marche très vite. C’est un homme qui craint pour sa vie ou qui a quelque affaire pressée. N’entendez-vous pas comme le battement se rapproche vite ?
– Il est tout près maintenant, dit Matcham.
Ils étaient alors sur le bord du creux, et comme ce creux lui-même se trouvait sur une petite éminence, ils commandaient la vue sur la plus grande partie de la clairière jusqu’au bois épais qui la terminait.
Le jour qui était très clair et gris leur montra le ruban blanc d’un sentier serpentant parmi les ajoncs. Il passait à quelque cent mètres du creux et traversait la clairière de l’est à l’ouest.