client poussa la porte du restaurant et un souffle d’air glacial s’engouffra dans la salle. Isabelle frissonna et prit son écharpe en soie noire.
— Ce n’est pas réaliste.
— Tu préférerais quoi ? Qu’a mangé le comte aujourd’hui, les enfants ? Un pauvre villageois, deux pauvres villageois, trois pauvres villageois…
— Chuuut.
Isabelle finit de nouer son écharpe autour de son cou et se pencha pour prendre le poignet de Simon. Ses grands yeux sombres s’étaient soudain mis à briller comme chaque fois qu’elle s’apprêtait à traquer des démons.
— Regarde de ce côté.
Simon suivit son regard. Deux hommes étaient plantés près de la vitrine à pâtisseries où étaient disposés des gâteaux nappés d’un glaçage épais, des assiettes de rugelach et des feuilletés fourrés à la crème. Mais ni l’un ni l’autre n’avait l’air de s’intéresser aux pâtisseries. Ils étaient tous deux de petite taille et d’une maigreur telle que les os de leurs pommettes saillaient sur leurs joues livides. Ils avaient les cheveux gris et clairsemés, des yeux argent très pâle et leurs manteaux ceinturés couleur ardoise leur descendaient jusqu’aux pieds.
— À ton avis, à quoi on a affaire ?
Simon, paupières plissées, observa les nouveaux venus. À leur tour, ils posèrent sur lui leurs yeux vides dépourvus de cils.
— On dirait des nains de jardin malfaisants.
— Ce sont des humains, des assujettis, siffla Isabelle. Ils appartiennent à un vampire.
— Comment ça, ils « appartiennent » ?
Elle laissa échapper un grognement d’impatience.
— Par l’Ange, tu ne sais vraiment rien sur ton espèce ! Est-ce que tu sais au moins comment on fait un vampire ?
— Eh bien, quand une maman vampire et un papa vampire s’aiment très fort…
Isabelle lui fit une grimace.
— D’accord, tu sais que les vampires n’ont pas besoin d’avoir des rapports sexuels pour se reproduire, mais je parie que tu ne sais même pas comment ça marche.
— Bien sûr que si, protesta Simon. Je suis devenu vampire parce que j’ai bu le sang de Raphaël avant de mourir. Mort plus absorption de sang égale vampire.
— Ce n’est pas exactement ça. Tu es un vampire parce que tu as bu le sang de Raphaël, c’est vrai, mais tu as été mordu par d’autres vampires, et ensuite tu es mort. Il faut avoir été mordu à un moment donné.
— Pourquoi ?
— La salive vampirique a des propriétés… particulières. Des propriétés de transformation.
— Berk.
— À d’autres ! C’est toi qui as une salive magique. Certains vampires gardent des humains près d’eux pour se nourrir quand ils sont à court de sang. Un peu comme des distributeurs de casse-croûtes ambulants, expliqua Isabelle avec un air de dégoût. On pourrait penser que le fait de donner constamment leur sang les affaiblit, or la salive de vampire a aussi des propriétés curatives. Elle augmente le nombre de leurs globules rouges, les rend plus forts, plus résistants aux maladies, et prolonge leur durée de vie. C’est pourquoi il n’est pas illégal pour un vampire de se nourrir d’un humain. Ça ne les affecte pas trop. Bien sûr, de temps en temps, le vampire veut plus qu’un casse-croûte et crée un assujetti en donnant à l’humain qu’il mord de petites quantités de sang pour qu’il devienne docile et lui reste attaché. Un assujetti vénère son maître et adore le servir. Il ne cherche qu’à rester près de lui. Un peu comme toi lorsque tu es retourné à l’hôtel Dumort. Tu étais attiré par le vampire dont tu avais bu le sang.
— Raphaël, dit Simon d’un ton morne. Je n’ai pas une folle envie d’être auprès de lui, ces derniers temps, crois-moi.
— Non, les effets se dissipent quand on devient vampire à part entière. Seuls les assujettis révèrent leur maître et leur obéissent au doigt et à l’œil. À l’hôtel Dumort, le clan de Raphaël t’a vidé de ton sang. Tu es mort, puis tu es devenu un vampire. Si, au lieu de te saigner à blanc, ils t’avaient donné plus de sang de vampire, tu serais maintenant un assujetti.
— Tout ça est très intéressant, mais ça n’explique pas pourquoi ils nous observent fixement.
Isabelle jeta un autre coup d’œil dans leur direction.
— C’est toi qu’ils regardent. Peut-être que leur maître est mort et qu’ils cherchent un autre vampire pour les prendre sous son aile. Ça te ferait des animaux de compagnie, ajouta-t-elle en souriant.
— Ou alors ils raffolent des desserts maison.
— Les assujettis ne consomment qu’un mélange de sang de vampire et de sang animal, qui les maintient dans un état végétatif. Ils ne deviennent pas immortels pour autant, mais ils vieillissent très lentement.
— Hélas pour eux, le physique ne suit pas, déclara Simon en les jaugeant du regard.
Isabelle se redressa.
— Ils viennent par ici. On va enfin savoir ce qu’ils veulent, j’imagine.
Les deux assujettis donnaient moins l’impression de marcher que de glisser sans bruit sur le sol, comme s’ils étaient montés sur roulettes. Il ne leur fallut que quelques secondes pour traverser la salle. Entretemps, Isabelle avait dégainé la dague en argent massif, avec des croix gravées sur le manche, qu’elle dissimulait dans sa botte. Elle la posa sur la table. La lame étincela à la lumière des néons. La plupart des armes antivampires étaient ornées de croix, car on supposait que les vampires étaient chrétiens, songea Simon. Qui aurait cru qu’être adepte d’une religion minoritaire puisse comporter autant d’avantages ?
— C’est assez près, dit Isabelle, la main à quelques centimètres de la dague, au moment où les deux assujettis faisaient halte près de la table. Qu’est-ce que vous voulez, tous les deux ?
— Chasseuse d’Ombres, dit la créature de gauche dans un murmure, nous ne pensions pas te trouver ici.
Isabelle leva un sourcil.
— Ah, parce que ça change quelque chose ?
Le second assujetti désigna Simon d’un long doigt gris à l’ongle pointu et jauni.
— Nous avons une affaire à régler avec le vampire diurne.
— Sûrement pas, répliqua Simon. Je ne sais pas qui vous êtes. Je ne vous ai jamais vus.
— Je suis M. Walker, dit la première créature, et voici M. Archer. Nous servons le vampire le plus puissant de New York, le chef du plus gros clan de Manhattan.
— Raphaël Santiago, lâcha Isabelle. Dans ce cas, vous devez savoir que Simon n’appartient à aucun clan. Il joue cavalier seul.
M. Walker esquissa un mince sourire.
— Mon maître espère que la situation pourra évoluer.
Simon et Isabelle échangèrent un regard, puis elle haussa les épaules.
— Raphaël ne t’avait pas demandé de rester à l’écart du clan ?
— Il a peut-être changé d’avis, répondit Simon. Tu sais comment il est : lunatique, inconstant…
— Non, je l’ignorais. Je ne l’ai pas revu depuis la fois où je l’ai menacé avec un candélabre. Il l’a bien pris, d’ailleurs. Il n’a pas bronché.
— Super, marmonna Simon.
Les deux assujettis le fixaient de leurs yeux d’un gris laiteux, de la même teinte que la neige sale.
— Si Raphaël tient à me faire entrer dans son clan, c’est parce qu’il veut quelque chose de moi, poursuivit Simon. Vous feriez peut-être mieux de me le dire tout de suite.
— Nous ne connaissons pas les projets de notre maître, rétorqua M. Archer d’un ton condescendant.
— Alors c’est non. Je ne viens pas.
— Si tu refuses de nous accompagner, nous sommes autorisés à employer la force pour t’y contraindre.
Simon eut l’impression que la dague venait de jaillir dans la main d’Isabelle ; ou du moins, il la vit à peine bouger, et l’instant d’après elle la brandissait entre ses doigts. Elle la fit tourner d’un geste désinvolte.
— Je m’abstiendrais si j’étais vous. M. Archer lui sourit.
— Depuis quand les Enfants de l’Ange jouent-ils les gardes du corps pour des Créatures Obscures en perdition ? Je te croyais au-dessus de tout cela, Isabelle Lightwood.
— Je ne suis pas son garde du corps, je suis sa copine. Ça me donne donc le droit de vous botter les fesses si vous vous en prenez à lui. C’est comme ça que ça marche.
« Sa copine » ? Simon la considéra, bouche bée d’étonnement. Elle regardait les deux assujettis, et ses yeux sombres lançaient des éclairs. Jusqu’ici, il ne se souvenait pas l’avoir entendue se désigner comme sa petite amie. D’un autre côté, c’était assez révélateur de la tournure étrange qu’avait prise son existence : c’était ce détail-là qui le frappait ce soir, plus encore que le fait qu’il ait été convoqué par le vampire le plus puissant de New York.
— Mon maître, reprit M. Walker d’un ton qui se voulait conciliant, a une proposition à soumettre au vampire diurne…
— Il s’appelle Simon Lewis.
— À soumettre à M. Lewis. Je peux vous assurer qu’il est dans l’intérêt de M. Lewis de nous suivre et d’écouter mon maître jusqu’au bout. Je jure sur l’honneur de mon maître qu’il ne te sera fait aucun mal, vampire, et que tu es libre de refuser l’offre de mon maître.
« Mon maître, mon maître »… M. Walker répétait ces mots avec un mélange d’adoration et de crainte. Simon frémit intérieurement. Quelle horreur d’être enchaîné ainsi à quelqu’un, de n’avoir aucune volonté propre !
Isabelle secoua la tête à l’intention de