secoue la tête pour chasser ces pensées déplacées. Tout en marmonnant une banalité, je lui demande de s’asseoir, puis je remarque qu’elle regarde les tableaux de mon bureau d’un œil assez avisé. Je lui explique qu’ils sont de Trouton, un artiste local.
— Ils sont ravissants. Ils rendent extraordinaires des objets ordinaires, déclare-t-elle, rêveuse, plongée dans leur beauté exquise.
Elle a un profil délicat – nez retroussé, lèvres pleines et douces. Et ce qu’elle dit de mes tableaux correspond exactement à ce que j’en pense. En plus d’être mignonne, Mlle Steele est donc intelligente.
J’acquiesce en marmonnant et elle rougit encore. Je m’assois en face d’elle en essayant de réfréner le tour de plus en plus salace que prennent mes pensées.
Elle extirpe une feuille de papier chiffonnée et un dictaphone de sa besace. Un dictaphone ? Ça n’a pas disparu en même temps que les cassettes vidéo, ce genre de gadget ? Nom de Dieu, qu’est-ce qu’elle est empotée. Elle fait tomber le machin deux fois sur ma table basse Bauhaus. Manifestement, elle n’a jamais fait ça. Normalement, ce genre de maladresse me fiche en rogne, mais, je ne sais pas pourquoi, elle m’amuse. Je cache mon sourire derrière mon index en me retenant de l’aider à installer son matériel.
Tandis qu’elle s’empêtre de plus en plus, je songe que quelques coups de cravache pourraient l’aider à améliorer sa coordination. Habilement manié, l’instrument peut mettre au pas les créatures les plus nerveuses. Elle lève les yeux vers moi et mord sa lèvre inférieure. Putain ! Comment ai-je fait pour ne pas remarquer cette bouche-là ?
— D… désolée. Je n’ai pas l’habitude de faire ça.
Ça se voit, bébé… mais pour l’instant, je m’en fous, parce que je ne peux pas quitter ta bouche des yeux.
— Prenez votre temps, mademoiselle Steele.
Il me faut encore un moment pour rassembler mes pensées indisciplinées. Grey… arrête, tout de suite.
— Ça vous ennuie que je vous enregistre ? me demande-t-elle d’un air candide et plein d’espoir.
J’ai envie de rire. Ouf.
— C’est maintenant que vous me posez la question, après tout le mal que vous vous êtes donné pour installer votre dictaphone ?
Elle ouvre de grands yeux perdus et j’éprouve un pincement inhabituel de culpabilité. Arrête de te conduire comme un salaud, Grey. Je ne veux plus être responsable de ce regard-là.
— Non, ça ne m’ennuie pas.
— Kate, enfin Mlle Kavanagh, vous a-t-elle expliqué la raison de l’interview ?
— Oui. Elle paraît dans le numéro de fin d’année du journal des étudiants, puisque je dois remettre des diplômes.
Pourquoi j’ai accepté de faire ça, je l’ignore. Mon attaché de presse m’assure que c’est un honneur. Et surtout, le département des sciences de l’environnement de la fac a besoin de pub pour attirer des fonds, en plus de la subvention que je lui accorde.
Mlle Steele ouvre à nouveau de grands yeux, comme si ça l’étonnait. On dirait même que ça l’offusque ! Elle ne s’est donc pas documentée avant l’interview ? Cette pensée me refroidit. Quand j’accorde mon temps, je m’attends à un minimum de préparation de la part de mes interlocuteurs.
— Bien. J’ai quelques questions à vous poser, monsieur Grey.
Elle se cale une mèche derrière l’oreille, ce qui me distrait de mon agacement.
— Je m’en doutais un peu, dis-je sèchement.
Comme je l’avais prévu, elle se tortille nerveusement, puis se ressaisit. Elle s’assoit bien droite et redresse ses petites épaules. Elle se penche pour appuyer sur le bouton « enregistrer » du dictaphone et fronce les sourcils en consultant ses notes chiffonnées.
— Vous êtes très jeune pour avoir bâti un pareil empire. À quoi devez-vous votre succès ?
C’est tout ce qu’elle trouve à me demander ? Putain, tu parles d’une question bateau. Pas un gramme d’originalité. Ça me déçoit de sa part. Je ressors mon laïus habituel : je suis entouré d’une équipe exceptionnelle en laquelle j’ai toute confiance, à supposer que je fasse confiance à qui que ce soit, je paie bien mes collaborateurs – bla bla bla bla… Mais, mademoiselle Steele, le fait est que je suis un génie dans mon domaine. Je fais des affaires comme je respire. Racheter des entreprises en difficulté, les redresser ou, si elles sont vraiment irrécupérables, les démanteler pour vendre leurs actifs aux plus offrants… Il s’agit simplement de savoir distinguer les deux cas, ce qui revient toujours à une question d’équipe. Pour réussir en affaires, il faut bien savoir s’entourer, et pour ça, je suis plus doué que la plupart des gens.
— Ou alors, vous avez eu de la chance, tout simplement, fait-elle avec sa petite voix.
De la chance ? Non, mais et puis quoi encore ? De la chance ? Non, ce n’est pas une question de chance, mademoiselle Steele. Elle paraît toute timide, comme ça… mais quelle question ! Personne ne m’a jamais demandé si j’avais eu de la chance. Travailler d’arrache-pied, m’entourer de collaborateurs hors pair, les surveiller de près, revenir sur leurs décisions si nécessaire ; puis, s’ils ne sont pas à la hauteur, les virer. C’est ça que je fais, et je le fais bien. Ça n’a rien à voir avec la chance ! Je t’en ficherais, de la chance… Affichant mon érudition, je lui cite mon industriel américain préféré.
— Autrement dit, vous êtes un maniaque du contrôle, conclut-elle, absolument sérieuse.
Mais qu’est-ce que… !? Ce regard candide m’a percé à jour. « Contrôle », c’est mon second prénom.
Je la dévisage froidement.
— Oui, j’exerce mon contrôle dans tous les domaines, mademoiselle Steele.
Et j’aimerais l’exercer sur vous, ici, maintenant.
Ses yeux s’écarquillent, une jolie rougeur envahit à nouveau son visage et elle recommence à se mordiller la lèvre. Je continue à raconter n’importe quoi, juste pour éviter de regarder sa bouche.
— De plus, on n’acquiert un pouvoir immense que si on est persuadé d’être né pour tout contrôler.
— Vous avez le sentiment de détenir un pouvoir immense ? demande-t-elle d’une voix douce.
Elle hausse un sourcil délicat, qui trahit sa désapprobation. Je suis de plus en plus agacé. Elle fait exprès de me provoquer ? Qu’est-ce qui m’énerve le plus, ses questions, son attitude ou le fait qu’elle me trouble ?
— J’ai plus de quarante mille salariés, mademoiselle Steele. Cela me confère de grandes responsabilités – autrement dit, du pouvoir. Si je décidais du jour au lendemain que l’industrie des télécommunications ne m’intéressait plus et que je vendais mon entreprise, vingt mille personnes auraient du mal à boucler leurs fins de mois.
Ma réponse la laisse bouche bée. Voilà qui est mieux. C’est comme ça, mademoiselle Steele. Je sens que je commence à retrouver mon sang-froid.
— Vous n’avez pas de comptes à rendre à votre conseil d’administration ?
— Mon entreprise m’appartient. Je n’ai aucun compte à rendre à qui que ce soit, dis-je sèchement.
Elle devrait le savoir.
— Quels sont vos centres d’intérêt en dehors du travail ? poursuit-elle précipitamment.
Elle a compris que j’étais furieux et, pour une raison que je ne m’explique pas, cela me fait extrêmement plaisir.
— J’ai des centres d’intérêt variés, mademoiselle Steele. Très variés.
Je souris en l’imaginant dans différentes positions dans ma salle de jeux : menottée à la croix de Saint-André, écartelée sur le lit à baldaquin, offerte sur le banc à fouetter. Bordel de merde ! Qu’est-ce qui me prend ? Et, tiens donc – elle rougit encore. C’est comme un mécanisme de défense. Du calme, Grey.
— Que faites-vous pour vous détendre ?
— Me détendre ?
Je souris. Ces mots sont curieux dans la bouche de cette insolente. Est-ce que j’ai le temps de me détendre ? N’a-t-elle aucune idée du nombre d’entreprises que je contrôle ? Mais quand elle me dévisage avec ses grands yeux bleus ingénus, je m’étonne de réfléchir sérieusement à sa question. Qu’est-ce que je fais pour me détendre ? Je navigue, je vole, je baise… je teste les limites de petites brunes comme elle, je les dresse… Cette pensée m’oblige à changer de position, mais je lui réponds calmement, en omettant mes deux passe-temps préférés.
— Vous avez aussi investi dans l’industrie navale. Pour quelle raison ?
Sa question me ramène malencontreusement au présent.
— J’aime construire, savoir comment les choses fonctionnent. Et j’adore les bateaux.
Qu’ajouter de plus ? Qu’ils permettent de distribuer les aliments sur la planète ; de transporter la production des nantis aux plus démunis. Quelle meilleure raison d’aimer les bateaux ?
— Là, on dirait que c’est votre cœur qui parle, plutôt que la logique et les faits.
Un cœur ? Moi ? Et non, bébé. Mon cœur a été massacré jusqu’à en être méconnaissable il y a bien longtemps.
— Peut-être. Mais certains disent que je suis sans cœur.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils me connaissent.
Je lui adresse un sourire ironique. En réalité, personne ne me connaît à ce point, sauf peut-être Elena. Je me demande ce qu’elle penserait de la petite Mlle Steele. Cette gamine est un concentré de contradictions : gênée, empotée, mais manifestement intelligente et follement excitante. Oui, d’accord, j’avoue. Elle est assez bandante.
Elle récite machinalement la question suivante :
— Et d’après vos amis, vous êtes quelqu’un de facile à connaître ?
— Je suis quelqu’un de très secret, mademoiselle Steele. Je m’efforce de protéger