ne répondait pas à sa pression, mais il continua néanmoins à la caresser, tout ainsi qu’il avait caressé sa première lettre en ce matin de printemps.
– C’était en hiver, dit-elle, à peu près au début de l’hiver où je devais quitter grand-mère pour rentrer ici, au couvent. Il était souffrant alors, dans une chambre meublée à Galway ; il ne lui était pas permis de sortir, et sa famille à Oughterard en fut avisée. Il déclinait, disait-on, ou quelque chose d’approchant. Je n’ai jamais su au juste.
Elle s’arrêta un instant et soupira.
– Pauvre garçon, dit-elle, il m’aimait beaucoup et c’était un garçon si doux. Nous sortions nous promener ensemble, vous savez bien, Gabriel, comme cela se fait à la campagne. Il comptait étudier le chant si sa santé le lui avait permis. Il avait une très belle voix, pauvre Michel Furey.
– Bien, et alors ? demanda Gabriel.
– Et alors lorsque arriva le moment où je devais quitter Galway et venir au couvent, il était bien plus mal et on ne me laissait pas le voir, alors je lui ai écrit lui disant que j’allais à Dublin et comptais revenir l’été suivant et que j’espérais le trouver mieux.
Elle se tut un moment pour raffermir sa voix, puis poursuivit :
– Alors dans la nuit qui précéda mon départ, j’étais dans la maison de ma grand-mère dans l’île des Nonnes en train de faire mes paquets et j’entendis le bruit du gravier jeté contre les vitres. La croisée ruisselait à tel point que je ne pouvais rien voir. Alors je descendis l’escalier en courant, telle que j’étais, et me faufilai par la porte de la maison dans le jardin et là, au fond du jardin, se tenait le pauvre garçon qui grelottait…
– Et vous ne lui avez pas dit de retourner chez lui ?
– Je l’ai supplié de rentrer sur-le-champ, qu’il prendrait la mort sous la pluie. Mais il disait qu’il ne voulait pas vivre. Je vois ses yeux si bien, si bien ! Il se tenait à l’extrémité du mur où il y avait un arbre.
– Et il est retourné chez lui ? demanda Gabriel.
– Oui, il est retourné chez lui. Et pas plus d’une semaine après que j’étais au couvent, il mourut et fut enterré à Oughterard d’où était sa famille. Oh ! le jour où j’ai appris qu’il était mort !
Elle s’arrêta, étouffant sous les pleurs, et, vaincue par l’émotion, elle se jeta sur son lit en sanglotant, le visage enfoui dans la courtine. Gabriel lui tint la main un moment encore, indécis, puis, n’osant empiéter sur son chagrin, la laissa retomber doucement et se dirigea sans bruit vers la fenêtre.
Elle s’était profondément endormie. Gabriel, appuyé sur son coude, regarda un moment, sans rancune, ses cheveux emmêlés, sa bouche entrouverte, écoutant sa respiration profonde. Ainsi elle avait eu ce roman dans sa vie : un homme était mort à cause d’elle. C’est à peine s’il souffrait à la pensée du maigre rôle qu’il avait joué, lui, son mari, dans sa vie à elle. Il la considérait tandis qu’elle dormait, comme s’ils n’avaient jamais vécu ensemble, en époux. Ses yeux s’attachèrent longtemps et avec curiosité à sa figure, à ses cheveux et en pensant à ce qu’elle avait dû être alors, au temps de sa beauté de jeune fille, une étrange comparaison, tout amicale, envahit son âme. Il n’aimait pas avouer, même à lui-même, que son visage ne retenait plus de beauté, mais il savait bien que ce n’était plus là le visage pour lequel Michel Furey avait bravé la mort.
Peut-être ne lui avait-elle pas tout raconté. Ses yeux errèrent vers la chaise sur laquelle elle avait jeté quelques-uns de ses vêtements. Le cordon d’un jupon pendait à terre. Une des bottines se tenait droite, le haut souple replié, l’autre était retombée sur le côté. Il fut surpris du tumulte de ses émotions d’une heure auparavant. Qu’est-ce qui les avait engendrées ? Le souper de ses tantes, son discours ridicule, le vin, la danse, la réunion burlesque au moment de se souhaiter une bonne nuit dans le hall, le plaisir d’une promenade le long de la rivière dans la neige ? Pauvre tante Julia ! elle aussi ne serait bientôt plus qu’une ombre auprès de l’ombre de Patrick Morkan et de son cheval. Il avait surpris cette même expression hagarde sur son visage, un instant, pendant qu’elle chantait Parée pour les noces. Bientôt peut-être, il serait assis dans ce même salon, vêtu de noir, son chapeau haut-de-forme sur les genoux. Les stores seraient baissés et tante Kate serait assise auprès de lui qui pleurerait et se moucherait, racontant comment Julia était morte. Il fouillerait dans son esprit pour trouver quelques paroles consolatrices et il n’en trouverait que de fortuites ou d’inutiles. Oui, oui, cela ne manquerait pas d’arriver sous peu.
L’atmosphère de la chambre lui glaçait les épaules. Il s’allongea avec précaution sous les draps et s’étendit à côté de sa femme. Un à un, tous ils devenaient des ombres. Mieux vaut passer hardiment dans l’autre monde à l’apogée de quelque passion que de s’effacer et flétrir tristement avec l’âge.
Il pensa comment celle qui reposait à ses côtés avait scellé dans son cœur depuis tant d’années l’image des yeux de son ami, alors qu’il lui avait dit qu’il ne voulait plus vivre.
Des larmes de générosité lui montèrent aux yeux. Il n’avait jamais rien ressenti d’analogue à l’égard d’aucune femme, mais il savait qu’un sentiment pareil ne pouvait être autre chose que de l’amour.
Des larmes coulèrent de ses yeux, et dans la pénombre il crut voir la forme d’un jeune homme debout sous un arbre, lourd de pluie. D’autres formes l’environnaient. L’âme de Gabriel était proche des régions où séjourne l’immense multitude des morts. Il avait conscience, sans arriver à les comprendre, de leur existence falote, tremblotante. Sa propre identité allait s’effaçant en un monde gris, impalpable : le monde solide que ces morts eux-mêmes avaient jadis érigé, où ils avaient vécu, se dissolvait, se réduisait à néant. Quelques légers coups frappés contre la vitre le firent se tourner vers la fenêtre. Il s’était mis à neiger. Il regarda dans un demi-sommeil les flocons argentés ou sombres tomber obliquement contre les réverbères. L’heure était venue de se mettre en voyage pour l’Occident. Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale en toute l’Irlande. Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d’Allen et plus loin, à l’occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon. Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michel Furey gisait enseveli. Elle s’était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées. Son âme s’évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s’épandre faiblement sur tout l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts.
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Janvier 2007
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{1} Les vents sont apaisés, le crépuscule est calme,
Pas même un zéphyr n’erre à travers les buissons,
Tandis que je retourne pour voir la tombe de ma Marguerite,
Pour répandre des fleurs sur cette poussière que j’aime !
{2} Dans ce caveau étroit repose sa forme,
Cette forme où jadis…
{3} « En aucun cas, ledit Bernard Bodley ne sera… »
{4} J’ai rêvé d’une demeure de marbre,
De vassaux, de serfs à mes côtés.
Et que de tous ceux assemblés en ces murailles
J’étais l’espoir, j’étais l’orgueil.
J’avais des richesses incalculables,
Je pouvais me réclamer d’une haute et noble lignée,
Mais j’ai aussi rêvé, ce qui me charma plus que tout,
Que votre amour n’avait pas changé.
{5} Le titre littéralement traduit serait « Jour du lierre dans la Chambre du Comité ».
On appelle ainsi le jour de l’anniversaire de la mort de Charles Steward Parnell parce que ses partisans qui étaient demeurés fidèles à sa mémoire après le scandale O’Shea arborèrent à leur boutonnière une symbolique feuille de lierre.
{6} Kathleen est un nom essentiellement irlandais.
{7} Sorte de fée qui prédit la mort dans les familles.
{8} Membre d’une société créée en Irlande pour la défense et la propagation du protestantisme ou la cause de Guillaume d’Orange, et qui fut supprimée en 1830.
{9} Dans les écoles de campagne les écoliers payaient en portant au maître deniers, tourbe, œufs, poulets.
{10} Bière sans alcool.
{11} Browne veut dire brun.