devenu subitement silencieux. Il aimait la musique, mais il ne percevait quant à lui nulle mélodie dans le morceau qu’elle jouait, et il n’était pas sûr que les autres en perçussent davantage, bien qu’ils eussent supplié Mary Jane de leur jouer quelque chose. Quatre des jeunes gens, en entendant le piano, avaient quitté le buffet pour se tenir dans l’encadrement de la porte ; mais après quelques minutes, ils étaient repartis sans bruit, deux par deux. Les seules personnes qui se montraient attentives étaient Mary Jane elle-même dont les mains couraient sur le clavier ou demeuraient suspendues durant les points d’orgue, ressemblant à celles d’une prêtresse qui se livrerait à des imprécations momentanées et tante Kate qui se tenait derrière elle pour lui tourner les pages.
Les yeux de Gabriel, éblouis par le parquet dont l’encaustique scintillait sous le reflet du lustre, se dirigèrent sur la muraille, au-dessus du piano. Une reproduction de la scène du balcon dans Roméo et Juliette y était accrochée, et à côté se trouvait le tableau du meurtre des enfants d’Édouard dans la tour, brodé par tante Julia avec des laines rouges, bleues et marron, alors qu’elle était enfant. Sans doute qu’à l’école on leur avait appris pendant un an ce genre d’ouvrage. La mère de Gabriel lui avait brodé pour son anniversaire de petites têtes de renards sur un gilet de moire pourpre, doublé de satin mordoré et orné de boutons ronds en forme de mûre. Chose étrange que sa mère n’était pas musicienne, bien que tante Kate eût coutume de l’appeler le cerveau de la famille Morkan. Toutes les deux, elle et Julia, manifestaient une certaine fierté à l’égard de leur grave et imposante sœur. Sa photographie se trouvait devant la glace à trumeau. Elle tenait un livre ouvert sur ses genoux et désignait quelque chose à Constantin qui, en costume marin, était étendu à ses pieds. Elle-même avait choisi les prénoms de ses fils, étant très sensible au décorum de la vie de famille. Grâce à elle, Constantin était aujourd’hui curé à Balbriggan et grâce à elle aussi, Gabriel avait obtenu son diplôme au Royal University. Une ombre passa sur la figure de Gabriel au souvenir de la résistance obstinée que sa mère opposa à son mariage. Quelques mots blessants prononcés par elle traînaient encore dans sa mémoire : elle avait parlé une fois de Gretta comme d’une paysanne rouée. Et le jugement était tout à fait faux. Gretta avait soigné la mère de Gabriel lors de sa dernière maladie à Monkstown. Il savait que Mary Jane allait terminer son morceau, car elle rejouait le prélude auquel elle ajoutait une série de traits à chaque mesure, et, tandis qu’il attendait la fin, son ressentiment expirait dans son cœur. Le morceau s’acheva par un trémolo à l’unisson dans les notes aiguës suivi d’un accord plaqué à la basse. De grands applaudissements saluèrent Mary Jane qui, rougissante et roulant nerveusement son cahier de musique, s’enfuit du salon. Les applaudissements les plus énergiques venaient des quatre jeunes gens qui, étant retournés au buffet au début du morceau, en revinrent quand le piano se fut tu.
On organisa un pas des lanciers. Gabriel avait Miss Ivors comme vis-à-vis, demoiselle d’humeur bavarde et franche de manières ; le visage piqué de taches de rousseur et les yeux bruns à fleur de tête. Son corsage n’était pas décolleté et la large broche fixée sur le devant de son col portait une devise et un emblème irlandais. Lorsqu’ils furent placés, elle lui dit brusquement :
– Nous avons un compte à régler, tous les deux.
– Avec moi ? dit Gabriel.
Elle hocha la tête d’un air grave.
– De quoi s’agit-il ? demanda Gabriel, souriant de ses façons solennelles.
– Qui est G.C. ? répondit Miss Ivors tournant ses yeux vers lui.
Gabriel rougit et allait froncer les sourcils comme s’il faisait mine de ne pas comprendre, quand soudain elle dit :
– Oh ! sainte nitouche ! J’ai découvert que vous écrivez pour le Daily Express. N’avez-vous pas honte de vous-même ?
– Pourquoi aurais-je honte ? demanda Gabriel clignant des yeux et s’efforçant de sourire.
– Eh bien ! moi, j’ai honte de vous, dit carrément Miss Ivors. Dire que vous écrivez pour un journal pareil ! Je ne croyais pas que vous étiez un Anglish.
Gabriel demeurait interdit. Il écrivait en effet un article littéraire dans le Daily Express tous les mercredis pour lequel il était payé quinze shillings ; mais cela ne suffisait pas assurément pour en faire un Anglish. Il accueillait avec presque plus de plaisir les livres qu’il recevait pour ses comptes rendus que le chèque insignifiant. Il adorait sentir sous ses doigts le contact des reliures et feuilleter les pages des livres fraîchement imprimés. Presque chaque jour, ses heures d’enseignement au collège une fois terminées, il avait coutume d’errer le long des quais jusqu’aux bouquinistes de seconde main, chez Hickey sur le Bacheler Walk, chez Webbs ou chez Massey sur le quai d’Aston ou chez O’Clohissey dans une rue de traverse. Il ne savait pas comment faire face à l’accusation de la jeune fille. Il aurait voulu répondre que la littérature était au-dessus de la politique. Mais c’étaient des amis de longue date et ils avaient mené leur carrière de front ; d’abord à l’Université, puis dans le professorat ; il était impossible de risquer avec elle une phrase grandiloquente. Il continua à cligner des yeux et à tâcher de sourire, puis il bredouilla gauchement qu’il ne voyait rien de politique à faire des comptes rendus de livres.
Quand ce fut leur tour de traverser, il était encore perplexe et distrait. Miss Ivors lui saisit vivement la main et dit d’un ton doux et amical :
– Voyons ! ce n’était qu’une plaisanterie ; venez, c’est à vous de traverser.
Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls de nouveau, elle parla de la question universitaire et Gabriel se sentit plus à son aise. Un ami à elle lui avait montré le compte rendu de Gabriel sur les poèmes de Browning. Voilà comment le secret fut découvert. Elle appréciait infiniment cette analyse.
Puis elle dit tout à coup :
– Dites donc, monsieur Conroy, ferez-vous une expédition aux îles d’Aran ? Nous allons y passer tout un mois. Ce sera délicieux de se trouver en plein Atlantique. Vous devriez venir. M. Clancy vient ainsi que M. Kilkelly et Kathleen Kearney. Ce serait si bien pour Gretta si elle venait aussi. Elle est de Connacht, n’est-ce pas ?
– Sa famille l’est, dit Gabriel sèchement.
– Et vous, vous viendrez, n’est-ce pas ? dit Miss Ivors appuyant avec empressement sa main tiède sur le bras du jeune homme.
– À vrai dire, dit Gabriel, je viens justement d’arranger pour aller…
– Où ? demanda Miss Ivors.
– Eh bien ! vous savez, chaque année, je fais un tour à bicyclette avec quelques camarades et alors…
– Mais où ? demanda Miss Ivors.
– Eh bien ! nous allons habituellement en France ou en Belgique, peut-être bien en Allemagne, dit Gabriel embarrassé.
– Et pourquoi allez-vous en France ou en Belgique, demanda Miss Ivors, au lieu de visiter votre propre pays ?
– Eh bien ! dit Gabriel, c’est en partie pour entretenir la connaissance des langues, en partie pour faire un changement.
– Et n’avez-vous pas à entretenir la connaissance de votre langue natale, l’irlandais ? demanda Miss Ivors.
– Eh bien ! dit Gabriel, puisque vous soulevez la question, vous savez, l’irlandais n’est pas ma langue.
Leurs voisins s’étaient retournés pour écouter l’interrogatoire. Gabriel jeta un coup d’œil préoccupé à droite et à gauche et tâcha de conserver sa bonne humeur, malgré l’épreuve qu’il subissait et qui le faisait rougir jusqu’au front.
– Et n’avez-vous pas votre propre pays à visiter ? continua Miss Ivors. Vous ignorez tout de vos compatriotes et de votre patrie.
– Oh ! à dire vrai, répliqua Gabriel, j’en ai par-dessus la tête de mon pays, par-dessus la tête !
– Pourquoi ? demanda Miss Ivors.
Gabriel ne répondit pas, sa dernière repartie l’ayant échauffé.
– Pourquoi ? répéta Miss Ivors.
Leur tour était venu pour la figure des visites et comme elle n’obtenait pas de réponse, Miss Ivors dit avec chaleur :
– Vous voyez, vous ne trouvez rien à répondre.
Gabriel tâcha de dissimuler son agitation en prenant une part active à la danse. Il évitait le regard de la jeune fille, car il avait surpris sur sa figure une expression acerbe. Mais lorsqu’ils se croisèrent dans la grande chaîne, il fut surpris de se sentir la main serrée avec force. Elle le regarda un moment par-dessus ses sourcils, d’un air railleur, jusqu’à ce qu’il sourît. Puis juste au moment où la chaîne reprenait, elle se haussa sur la pointe des pieds et lui chuchota à l’oreille :
– Anglish !
Les lanciers étant terminés, Gabriel se dirigea vers un des coins les plus reculés de la pièce où se trouvait assise la mère de Freddy Malins. C’était une grosse et faible vieille femme aux cheveux blancs. Tout ainsi que son fils, elle avait la voix enrouée et bégayait légèrement. Elle savait que Freddy était là et qu’il se tenait à peu près bien. Gabriel lui demanda si elle avait fait une bonne traversée. Elle habitait Glascow chez sa fille mariée et venait à Dublin une fois par an. Elle répondit avec placidité qu’elle avait fait une traversée superbe et que le capitaine avait été plein d’attention pour elle. Elle parla aussi de la superbe maison qu’habitait sa fille à Glascow, et de tous les amis qu’on y avait. Tandis que sa langue allait bon train, Gabriel tâchait de bannir de son esprit le souvenir désagréable de ce qui s’était passé entre Miss Ivors et lui. Certes, cette fille ou cette femme, peu importait ce qu’elle fût,