dans la cuisine en criant :
– Quel tableau ! Il en mourra un de ces jours, c’est comme je vous le dis. Il n’a pas dessoûlé depuis vendredi.
M. Power eut soin de lui expliquer qu’il n’était en rien responsable de ce qui venait d’arriver, qu’il se trouvait sur place par le plus grand des hasards. Mme Kernan, se souvenant alors des bons offices rendus par M. Power pendant leurs querelles de ménage non moins que de ses prêts modestes mais opportuns, dit :
– Oh ! vous n’avez pas besoin de me le dire, monsieur Power. Je sais que vous êtes un de ses amis bien différent de quelques-uns qu’il fréquente. Ils se montrent parfaits tant qu’il a de l’argent en poche pour le tenir éloigné de sa femme et de ses enfants. De bons amis ! Avec qui était-il ce soir ? je voudrais bien le savoir.
M. Power remua la tête, mais ne dit rien.
– J’ai bien du regret, continua-t-elle, de n’avoir rien à vous offrir. Mais si vous attendez un moment, j’enverrai prendre quelque chose chez Fogarty juste au coin.
M. Power se leva.
– Nous attendions qu’il revienne avec l’argent, il n’a jamais l’air de songer qu’il a un chez lui.
– Allons, Mistress Kernan, dit M. Power, nous lui ferons faire peau neuve. J’en parlerai à Martin. C’est l’homme qu’il nous faut. Nous viendrons ici un de ces soirs causer de tout cela à fond.
Elle l’accompagna à la porte. Le cocher piétinait de long en large et balançait les bras pour se réchauffer.
– C’est très aimable à vous de l’avoir ramené à la maison, dit-elle.
– Je vous en prie, dit M. Power.
Il monta dans la voiture. Et comme il s’éloignait, il porta gaiement la main à son chapeau.
– Nous en ferons un autre homme, cria-t-il gaiement. Bonne nuit, Mrs. Kernan !
Mme Kernan, intriguée, suivit la voiture des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu ; alors elle détourna son regard, rentra dans la maison et vida les poches de son mari.
C’était une femme active, pratique, d’un certain âge. Peu de temps auparavant, elle avait célébré ses noces d’argent et renouvelé l’intimité entre elle et son mari, en dansant avec lui sur un accompagnement de M. Power. À l’époque où il lui faisait la cour, M. Kernan ne lui avait point paru dépourvu de noblesse. Elle courait encore à la porte de la chapelle chaque fois qu’il y avait un mariage, et à la vue des mariés elle revivait avec une joie intense sa sortie de l’église de Stella Maris à Sandymount, au bras d’un homme jovial, bien en chair, élégamment vêtu d’une redingote et d’un pantalon couleur lavande, portant avec grâce un haut-de-forme en équilibre sur l’autre bras. Au bout de trois semaines, elle avait trouvé la vie d’épouse fastidieuse et plus tard, quand elle commença à la trouver insupportable, elle devint mère. Le rôle maternel ne lui parut nullement un obstacle impossible à surmonter, et pendant vingt-cinq ans elle sut tenir son ménage avec sagacité. Les deux fils aînés faisaient leur chemin : l’un placé chez un drapier à Glascow, l’autre chez un négociant en thé à Belfast. C’étaient de bons fils qui écrivaient régulièrement et parfois envoyaient de l’argent à la maison. Les autres enfants allaient encore à l’école.
Le lendemain, M. Kernan envoya une lettre à son bureau et garda le lit. Elle lui prépara un consommé et le tança vertement. Elle acceptait ses fréquents accès d’intempérance comme elle acceptait le climat, le soignant docilement chaque fois qu’il tombait malade, tâchant toujours d’obtenir qu’il mangeât son petit déjeuner. Comme époux, il y avait pire. Depuis que les garçons étaient grands il n’avait plus été violent et elle savait qu’il ferait Thomson Street à pied aller et retour pour la commande la plus minime.
Deux soirs après, ses amis vinrent le voir. Elle les fit monter à sa chambre qu’imprégnait une odeur personnelle et leur offrit des chaises auprès du feu. La langue de M. Kernan, que la douleur cuisante rendait quelque peu irritable pendant le jour, se fit plus courtoise. Assis dans son lit, soutenu par des coussins, le peu de couleur sur ses joues bouffies les faisait ressembler à des cendres chaudes. Il s’excusa du désordre de la pièce tout en regardant ses amis avec un soupçon d’orgueil : l’orgueil du vétéran.
Il ne se doutait pas qu’il était la victime d’un complot que ses amis, M. Cunningham, M. M’Coy et M. Power, avaient révélé au salon à Mme Kernan. L’idée venait de M. Power, mais M. Cunningham devait se charger du développement. M. Power était d’origine protestante et, bien qu’il se fût converti au catholicisme au moment de son mariage, il n’était pas revenu au sein de l’Église depuis vingt ans. De plus, il aimait à donner en sous-main des coups de lance au catholicisme.
M. Cunningham semblait donc l’homme indiqué pour la circonstance. C’était un collègue de M. Power, plus âgé que lui, sa vie conjugale n’était pas très heureuse. On le plaignait beaucoup, car on le savait marié à une femme impossible, ivrogne invétérée. À six reprises, il lui avait remeublé sa maison et chaque fois elle avait engagé leurs meubles.
Tout le monde estimait le pauvre Martin Cunningham, homme de bon sens, intelligent et influent. La connaissance aiguë qu’il avait des hommes, une ruse native particularisée par un long contact avec des cas judiciaires, avait été atténuée par de brèves immersions dans les eaux d’une philosophie générale. Toujours bien informé, ses amis accueillaient ses opinions avec déférence et s’accordaient à lui trouver une certaine ressemblance dans la physionomie avec Shakespeare.
Après la révélation du complot, Mme Kernan avait dit :
– Je remets tout entre vos mains, monsieur Cunningham.
Après un quart de siècle de vie conjugale, il lui restait fort peu d’illusions. Pour elle, la religion était une habitude et elle se doutait bien qu’un homme de l’âge de son mari ne changerait guère avant sa mort. Elle était tentée de considérer cet accident comme venu fort à propos et n’eût été qu’elle n’eût point voulu passer pour un esprit sanguinaire, elle aurait déclaré à ces messieurs que la langue de M. Kernan ne souffrirait aucunement du fait d’avoir été raccourcie. Néanmoins, M. Cunningham était un homme compétent et la religion, c’était la religion. Si du complot il ne résultait aucun bien, du moins il n’en résulterait aucun mal. Elle ne possédait point de croyances extravagantes. Elle croyait fermement au Sacré-Cœur comme à la dévotion la plus utile de l’Église catholique et approuvait les sacrements. Sa foi était limitée par sa cuisine, mais si on la poussait à fond, elle voulait bien croire au banshee{7} et au Saint-Esprit.
Les hommes se mirent à parler de l’accident. M. Cunningham dit qu’il avait connu un cas semblable. Un homme de soixante-dix ans s’était coupé net un morceau de langue dans une crise d’épilepsie et la langue avait repoussé sans laisser de traces.
– Eh bien, je n’ai pas soixante-dix ans, dit M. Kernan.
– À Dieu ne plaise ! dit M. Cunningham.
– Cela ne vous fait pas mal en ce moment ? demanda M. M’Coy.
M. M’Coy avait eu autrefois une certaine réputation de ténor ; sa femme, un ancien soprano, continuait à enseigner le piano aux enfants à des conditions modestes. Sa vie n’était pas allée sans accrocs suivant simplement la ligne la plus courte d’un point à un autre, et pendant de brèves périodes, il en avait été réduit à vivre d’expédients. Tour à tour employé dans les chemins de fer du Midland, agent de publicité pour l’Irish Times et pour the Freeman’s Journal, commis voyageur pour une maison de commerce en charbon, agent de la police privée, secrétaire au bureau du sous-shérif, il venait d’être nommé secrétaire du coroner de la ville. Son nouvel emploi faisait qu’il portait un intérêt tout professionnel au cas de M. Kernan.
– Mal ? non pas très, répondit M. Kernan. Mais j’ai la nausée. J’ai envie de vomir.
– Ça, c’est la boisson, affirma M. Cunningham.
– Non, dit M. Kernan, je crois avoir pris froid dans la voiture. J’ai quelque chose qui ne cesse pas de remonter dans ma gorge. Des glaires ou du…
– Mucus, dit M. M’Coy.
– Cela remonte tout le temps du fond du gosier. Saleté !
– Oui, oui, dit M. M’Coy, c’est bien le thorax.
Il adressa à M. Cunningham et à M. Power le même regard de défi. M. Cunningham remua la tête vivement et M. Power dit :
– Tout est bien qui finit bien.
– Je vous suis infiniment obligé, vieux, dit le blessé.
M. Power fit un signe de la main.
– Ces deux hommes qui m’accompagnaient…
– Avec qui étiez-vous ? demanda M. Cunningham.
– Un type quelconque. Je ne sais pas son nom. Le diable l’emporte, comment s’appelait-il ? Un petit homme roux…
– Et qui encore ?
– Harford.
– Hum ! dit M. Cunningham.
D’ordinaire, lorsque M. Cunningham faisait cette remarque, les gens se taisaient. On savait que l’orateur tirait ses informations de sources secrètes. Dans le cas présent, le monosyllabe ne comportait qu’une intention d’ordre purement moral. Le dimanche, M. Harford faisait parfois partie d’un petit détachement qui quittait la ville de bonne heure l’après-midi dans le but d’arriver le plus tôt possible dans quelque cabaret des environs où les membres du détachement se qualifiaient de voyageurs de bona-fide. Ses compagnons de voyage n’avaient pourtant jamais consenti à oublier son origine. Financier obscur dans ses débuts, il faisait alors aux ouvriers des prêts modestes à des taux usuraires. Plus tard, il devint l’associé d’un monsieur gros et court, M. Goldberg, dans la banque d’emprunt de Liffay ; bien qu’il se fût borné à adopter le code moral des juifs, ses compagnons catholiques, toutes les fois qu’il leur en