dans l’espoir que les secrétaires l’aborderaient. Mais Miss Healy avait aimablement accepté de jouer un ou deux accompagnements. Mrs. Kearney dut se ranger pour permettre au baryton et à son accompagnatrice de passer sur la scène. Elle se tint un instant immobile, telle une image de pierre en courroux, et quand les premières notes de la chanson parvinrent à son oreille, elle s’empara du manteau de sa fille et dit à son mari :
– Appelez une voiture !
Il sortit aussitôt. Mrs. Kearney drapa sa fille dans son manteau et le suivit. Comme elle franchissait la porte, elle s’arrêta, et, dévisageant M. Holohan :
– Je ne vous ai pas dit mon dernier mot, dit-elle.
– Mais moi, je vous ai dit le mien, répliqua M. Holohan.
Kathleen suivit sa mère timidement. M. Holohan se mit à arpenter la chambre, afin de retrouver son sang-froid, car il se sentait fort échauffé.
– Pour une grande dame, dit-il, oh ! pour le coup, c’en est une !
– Vous avez fait ce qu’il fallait faire, Holohan, dit M. O’Madden Burke, appuyé sur son parapluie en signe d’approbation.
DE PAR LA GRÂCE
Deux messieurs qui se trouvaient au cabinet de toilette à ce moment-là essayèrent de le relever. Mais lui, semblait incapable de tout effort. Il gisait replié sur lui-même, au pied de l’escalier d’où il venait de tomber. Ils parvinrent à le retourner. Son chapeau avait roulé à quelques mètres plus loin, il avait les habits couverts de la saleté et de l’humidité gluante du sol sur lequel, la face contre terre, il était couché. Les yeux fermés, il respirait avec bruit. Du coin de la bouche s’échappait un mince filet de sang. Les deux messieurs et un des garçons le transportèrent au haut de l’escalier et l’étendirent de nouveau par terre dans le bar. En un instant, il fut entouré d’un cercle de spectateurs. Le patron du bar leur demanda son nom et qui l’accompagnait. Personne ne le savait ; mais un des garçons dit qu’il avait versé à ce monsieur un petit verre de rhum.
– Était-il seul ? demanda le patron.
– Non, monsieur, deux messieurs l’accompagnaient.
– Et où sont-ils ?
Personne ne savait rien ; une voix dit :
– Donnez-lui de l’air. Il s’est évanoui.
Le cercle de spectateurs se détendit et se referma à la façon d’un élastique. Sur les dalles, près de la tête de l’homme, il s’était formé une sombre médaille de sang. Le patron, alarmé par la pâleur du visage de l’homme, fit appeler un sergent de ville. On défit son col et on dénoua sa cravate. Un instant, il ouvrit les yeux, soupira, puis les referma. Un de ceux qui l’avaient monté tenait dans sa main un haut-de-forme bosselé. Le patron demandait sans arrêt si on savait qui c’était, où se trouvaient ses amis. La porte du bar s’ouvrit et un immense agent de police fit son entrée, suivi d’une foule qui s’était massée derrière la porte, luttant à qui regarderait à travers les vitres.
Le patron se mit aussitôt à raconter ce qu’il savait. L’agent, un jeune homme, aux traits épais et immobiles, écoutait. Il tournait la tête avec lenteur tantôt vers le patron, tantôt vers le personnage allongé à terre, comme s’il redoutait quelque piège. Puis il retira un de ses gants, sortit un carnet de la poche de son gilet, humecta le bout de son crayon et se mit en devoir de rédiger un rapport. Il demanda, soupçonneux, avec un accent provincial :
– Quel est cet homme ? Quel est son nom et son adresse ?
Un jeune homme en costume de cycliste se fraya un passage à travers le cercle des assistants. Il s’agenouilla vivement auprès du blessé et réclama de l’eau. L’agent s’agenouilla aussi pour lui venir en aide. Le jeune homme lava le sang de la bouche et donna ordre qu’on apportât du cognac. L’agent répéta l’ordre d’une voix autoritaire jusqu’à ce qu’un garçon accourut avec le verre. On introduisit le cognac dans le gosier de l’homme. Au bout de quelques instants, il ouvrit les yeux et regarda autour de lui les visages qui l’entouraient. Il comprit ce qui se passait et tenta de se relever.
– Vous allez mieux maintenant ? demanda le jeune homme en tenue de cycliste.
– Pouh ! Pouh !… fait rien, dit le blessé, faisant des efforts pour se redresser.
On l’aida à se tenir debout. Le patron parla d’un hôpital, et quelques-uns des spectateurs donnèrent leur avis. Le haut-de-forme bosselé lui fut placé sur la tête. L’officier de police demanda :
– Où habitez-vous ?
L’homme, sans répondre, se mit à tortiller sa moustache. Il attachait peu d’importance à son accident. Ce n’était rien, disait-il, peu de chose. Il s’exprimait, la langue pâteuse.
– Où habitez-vous ? répéta l’officier de police.
L’homme demanda qu’on lui cherchât une voiture. À ce moment, du fond de la salle, arriva un grand homme svelte au teint clair, portant un long caoutchouc jaune. Voyant ce qui se passait, il cria :
– Eh bien, Tom, mon vieux, qu’est-ce qui t’arrive ?
– Peuh ! rien, dit l’homme.
Le nouveau venu considéra le piteux personnage qui se tenait devant lui, puis se tournant vers l’officier de police :
– Ça va bien, brigadier, je le ramène chez lui.
L’agent toucha son képi et répondit :
– Parfait, monsieur Power.
– Allons, venez maintenant, Tom, dit M. Power prenant son ami par le bras, rien de cassé ? Quoi ? Vous pouvez marcher ?
Le jeune homme en tenue de cycliste prit le blessé sous l’autre bras et la foule s’écarta.
– Comment avez-vous fait pour vous mettre dans cet état ? demanda M. Power.
– Monsieur est tombé dans l’escalier, dit le jeune homme.
– ‘E ‘ous ‘uis ‘rès o’ligé, ‘onsieur, dit l’autre.
– Je vous en prie.
– ‘i ‘on ‘enait un ‘etit ?…
– Tout à l’heure, tout à l’heure.
Les trois hommes quittèrent le bar et la foule s’écoula dans le sentier. Le patron mena l’agent à l’escalier, pour l’inspection des lieux. Ils s’accordèrent pour dire que le monsieur avait fait un faux pas. Les clients retournèrent au comptoir et un garçon se mit à essuyer les traces sanglantes sur le sol.
Lorsqu’ils débouchèrent dans Grafton Street, M. Power héla une voiture. Le blessé dit de son mieux :
– ‘e ‘ous ‘uis ‘ien o’iigé, ‘onsieur. ‘espère ‘ous ‘evoi’ ‘ien’ô. ‘on ‘om est Kernan.
Le choc et la douleur naissante l’avaient en partie dégrisé.
– Je vous en prie, dit le jeune homme.
Ils se serrèrent la main. M. Kernan fut hissé sur la voiture et tandis que M. Power donnait des instructions au cocher, il exprima sa reconnaissance au jeune homme et son regret de n’avoir pas pu prendre un petit verre ensemble.
– Ce sera pour une autre fois, dit le jeune homme.
La voiture roula vers Westmoreland Street ; comme elle passait devant le bureau de Ballast, l’horloge marquait neuf heures et demie. De l’embouchure de la rivière un vent d’est pénétrant les fouettait au visage. M. Kernan grelottait, recroquevillé sur lui-même. Son ami le pria de lui raconter son accident.
– ‘e ‘e peux pas, répondit-il, j’ai ma’ à ‘a ‘angue.
– Montrez.
L’autre se pencha par-dessus la banquette de la voiture et plongea son regard dans la bouche de M. Kernan ; mais il n’y voyait rien. Alors il prit une allumette et abritant la flamme dans le creux de sa main, fouilla à nouveau du regard la bouche de M. Kernan, que celui-ci maintenait ouverte docilement. Les cahots de la voiture faisaient entrer et ressortir l’allumette de la bouche. La mâchoire inférieure et les gencives étaient recouvertes de sang coagulé et un minuscule morceau de langue semblait arraché. L’allumette s’éteignit.
– C’est vilain, dit M. Power.
– Bah ! ‘e ‘est ‘ien, dit M. Kernan, fermant la bouche et remontant le col de son veston autour du cou.
M. Kernan était un commis voyageur de la vieille école qui croyait encore à la dignité de la profession. On ne le rencontrait jamais dans la ville sans guêtres ni chapeau haut-de-forme pas trop abîmé. Grâce à ces deux détails de toilette, disait-il, un homme peut passer partout. Il continuait la tradition de son Napoléon (le grand Blackwhite) dont il faisait revivre le souvenir soit par des légendes, soit par imitation. Le système moderne des affaires ne lui avait permis qu’un petit bureau dans Crowe Street sur le store duquel était inscrit le nom de sa maison de commerce et l’adresse : Londres E.C. À l’intérieur de ce bureau s’alignait un petit bataillon de boîtes de plomb et sur la table, devant la fenêtre, se trouvaient quatre ou cinq bols de porcelaine, habituellement à moitié pleins d’un liquide noirâtre. Il en prenait une gorgée, la dégustait, en saturait son palais, puis la rejetait dans l’âtre. Après quoi, il jugeait.
M. Power, un homme beaucoup plus jeune, était employé dans la gendarmerie royale de Dublin. La courbe suivant laquelle il s’élevait dans la société coupait celle que traçait le déclin de son ami ; mais la déchéance de M. Kernan se trouvait atténuée du fait que certains qui l’avaient connu à son apogée continuaient à le tenir pour une personnalité. M. Power était de ceux-là. Ses dettes inexplicables excitaient la risée de son milieu. Il passait pour un jeune homme débonnaire.
La voiture s’arrêta devant une petite maison sur la route de Glasnevin et on aida M. Kernan à entrer chez lui. Sa femme le coucha, tandis que M. Power, assis en bas dans la cuisine, questionnait les enfants sur leur école et sur leurs livres. Les enfants, deux filles et un garçon, sachant leur père impuissant contre eux et leur mère absente, cherchèrent à l’entraîner dans quelque jeu brutal. Leur prononciation et leurs manières le surprenaient et son front se rembrunit. Au bout d’un moment, Mme Kernan entra