ne paraissaient guère lui peser. M. Holohan entrait dans le foyer toutes les deux minutes, rapportant des nouvelles du guichet. Les artistes parlaient entre eux avec nervosité, se regardant de temps à autre dans la glace, roulant et déroulant leur cahier de musique. Quand il fut près de huit heures et demie, les quelques personnes qui se trouvaient dans la salle commencèrent à témoigner le désir qu’on s’occupât d’elles. M. Fitzpatrick entra, un sourire circulaire et niais aux lèvres :
– Eh bien ! mesdames et messieurs, nous ferions peut-être mieux d’ouvrir le bal.
Mrs. Kearney accueillit la chute languissante de cette phrase avec un bref regard de mépris, puis, s’adressant à sa fille, lui dit sur un ton d’encouragement :
– Êtes-vous prête, ma chérie ?
À la première occasion, elle appela M. Holohan à l’écart et le pria de lui dire ce que tout cela signifiait. M. Holohan n’en savait rien. Il dit que le comité avait fait une erreur en organisant quatre concerts ; quatre étaient trop.
– Quant aux artistes, dit Mrs. Kearney, bien entendu ils font de leur mieux ; mais vraiment ils ne valent pas grand-chose.
M. Holohan admit qu’ils ne valaient pas grand-chose, mais le comité avait décidé de laisser aller les trois premiers concerts tant bien que mal et de réserver les valeurs pour le samedi soir. Mrs. Kearney ne dit rien ; mais, à mesure que les numéros médiocres se succédaient sur la scène et que les quelques rares spectateurs se raréfiaient encore, elle commença à regretter de s’être mise en frais pour un tel spectacle. Quelque chose lui déplaisait dans la tournure que prenaient les événements. Le sourire hébété de M. Fitzpatrick l’agaçait. Toutefois elle ne dit rien et attendit de voir la fin. La soirée s’acheva peu avant dix heures et tout le monde se dépêcha de rentrer à la maison.
Le concert du jeudi soir fut mieux suivi ; mais Mrs. Kearney vit de suite que la salle ne contenait que des billets de faveur. L’auditoire se conduisit de façon indécente comme si le concert n’avait été qu’une simple répétition en costumes. M. Fitzpatrick semblait s’amuser, tout à fait inconscient de ce que Mrs. Kearney fût en train de juger sévèrement sa conduite. Il se tenait au bord du rideau, avançant la tête de temps à autre et plaisantant avec deux amis qui se trouvaient au balcon. Dans le courant de la soirée, Mrs. Kearney apprit qu’on allait renoncer au concert du vendredi et que le comité allait remuer ciel et terre afin d’assurer une salle comble pour le samedi soir. Quand Mrs. Kearney l’apprit, elle saisit M. Holohan au passage comme il se hâtait en boitillant d’apporter un verre de limonade à une jeune dame, et lui demanda si la nouvelle était vraie. Oui, elle l’était.
– Mais bien entendu ceci ne change rien au contrat, dit-elle, le contrat portait sur quatre concerts.
M. Holohan parut pressé ; il lui conseilla de s’adresser à M. Fitzpatrick. Mrs. Kearney commençait à s’alarmer. Elle appela M. Fitzpatrick de derrière son rideau et lui dit que sa fille avait signé pour quatre concerts et que, bien entendu, conformément au contrat, il fallait qu’elle reçût la somme qui avait été stipulée à l’origine, que la société donnât ses quatre concerts ou pas. M. Fitzpatrick, qui n’était pas prompt à saisir le point en question, paraissait incapable de résoudre la difficulté et dit qu’il allait soumettre l’affaire au comité. La colère de Mrs. Kearney commençait à lui monter au visage et elle eut toutes les peines du monde à s’empêcher de demander :
– Et qui est le comité, je vous prie ?
Mais elle savait que ce n’eût pas été là agir en femme du monde, en conséquence elle se tut.
Des galopins furent envoyés dans les principales rues de Dublin, de bonne heure, le vendredi matin, avec des monceaux de prospectus. Des annonces spéciales dans les journaux du soir rappelaient au public, épris de musique, la joie qui leur était réservée le soir suivant. Mrs. Kearney fut quelque peu rassurée, mais elle crut bien faire en informant son mari de ses soupçons. Il l’écouta avec attention et dit que ce serait peut-être préférable qu’il l’accompagnât le samedi soir. Elle y consentit. Elle respectait son mari un peu de la même façon dont elle respectait le bureau de poste central ; à la manière d’une vaste administration, sûre et immuable ; et bien qu’elle reconnût le petit nombre de ses talents, elle appréciait sa valeur abstraite en tant que mâle. Elle était contente qu’il lui eût proposé de l’accompagner, et elle récapitula ses projets.
Le soir du grand concert vint. Mrs. Kearney avec son mari et sa fille arrivèrent dans la salle des Concerts d’Antiennes trois quarts d’heure à l’avance. Par malheur, la soirée était pluvieuse. Mrs. Kearney confia la garde des affaires et de la musique de sa fille à son mari et parcourut tout le bâtiment à la recherche de M. Holohan ou de M. Fitzpatrick. Elle ne trouva personne. Elle demanda aux commissaires si quelques-uns des membres du comité se trouvaient dans la salle. À grand-peine on finit par ramener une petite femme nommée Miss Beirne à laquelle Mrs. Kearney expliqua qu’elle désirait voir un des secrétaires. Miss Beirne les attendait d’un moment à l’autre et demanda s’il n’y avait rien qu’elle pût faire. Mrs. Kearney scruta le visage vieillot qui s’était recroquevillé en une expression de confiance et d’enthousiasme et répondit :
– Non, merci !
La petite femme exprima son espoir d’une salle bien garnie. Elle alla contempler la pluie jusqu’à ce que la mélancolie que dégageait la rue mouillée eût effacé toute la confiance, tout l’enthousiasme de ses traits recroquevillés. Puis elle exhala un petit soupir et dit :
– Enfin, nous avons fait de notre mieux, Dieu le sait.
Mrs. Kearney dut retourner au foyer. Les artistes arrivaient. La basse et le second ténor se trouvaient déjà là. La basse, M. Duggan, était un jeune homme mince, à la moustache noire et clairsemée. C’était le fils d’un concierge d’un grand bureau de la ville et tout enfant il filait des sons de basse qui se répercutaient dans la loge spacieuse. Il était sorti de cet humble état, jusqu’à devenir un artiste de premier ordre. Il avait déjà fait ses débuts dans l’opéra. Un soir, un artiste étant tombé malade, il avait assumé le rôle du roi dans Maritana au théâtre de la Reine. Il avait chanté son morceau avec beaucoup de sentiment et de puissance, et avait été chaleureusement applaudi par le poulailler. Mais par malheur, il effaça cette bonne impression en s’essuyant une ou deux fois le nez de sa main gantée, par distraction. Il était sans prétention et parlait peu. Il disait voui si doucement que cela passait inaperçu et jamais il ne buvait rien de plus fort que du lait à cause de sa voix. M. Bell, le second ténor, était un petit homme blond qui concourait chaque année pour le prix Feis Ceol. À la quatrième tentative, il lui fut octroyé une médaille de bronze. Il était extrêmement nerveux et fort jaloux des autres ténors et dissimulait nervosité et jalousie derrière une amitié débordante. Il tenait à ce que les gens sussent quelle épreuve lui était un concert. De sorte que lorsqu’il vit M. Duggan, il alla à sa rencontre et lui demanda :
– Vous en êtes, vous aussi ?
– Oui, dit M. Duggan.
M. Bell rit à son compagnon de souffrance, lui tendit la main et dit :
– Tope là.
Mrs. Kearney passa devant les deux jeunes gens et alla se placer derrière le rideau pour avoir un aperçu de la salle.
Les sièges se remplissaient à vue d’œil, des rumeurs de bon augure circulaient parmi l’assistance. Elle revint, et eut avec son mari un entretien confidentiel. Kathleen était évidemment le sujet du débat, car ils la regardaient souvent, tandis qu’elle bavardait avec une de ses amies nationalistes, Miss Healy, le contralto. Une inconnue solitaire, au visage pâle, traversa la pièce. Les femmes suivaient d’un regard scrutateur la robe bleue fanée tendue sur un corps étriqué. Quelqu’un dit que c’était Mme Glynn, le soprano.
– Je me demande où on l’a dénichée, dit Kathleen à Miss Healy, je suis sûre de n’avoir jamais entendu parler d’elle.
Miss Healy ne put s’empêcher de sourire. M. Holohan entra dans le foyer en clopinant et les deux jeunes filles lui demandèrent qui était l’inconnue. M. Holohan dit que c’était Mme Glynn de Londres. Mme Glynn se posta dans un coin de la pièce, tenant un rouleau de musique droit devant elle et de temps à autre déplaçant la direction de son regard effaré. L’ombre avait mis sa robe fanée à l’abri, mais en revanche tombait dans une petite salière près de la clavicule. Le bruit dans la salle se fit plus distinct. Le premier ténor et le baryton arrivèrent ensemble. Ils avaient tous les deux l’air satisfait, étaient gras, bien habillés, et apportaient avec eux comme un souffle d’opulence.
Mrs. Kearney leur amena sa fille et leur parla aimablement. Elle voulait demeurer en bons termes avec eux ; mais tandis qu’elle s’efforçait d’être polie, ses yeux suivaient M. Holohan dans ses pérégrinations boitillantes et sinueuses. Dès qu’elle le put, elle s’excusa et sortit derrière lui.
– Monsieur Holohan, j’ai à vous parler un moment, dit-elle.
Ils gagnèrent un coin écarté du corridor. Mrs. Kearney lui demanda quand sa fille allait être payée. M. Holohan répondit que c’était M. Fitzpatrick qui s’en occupait. Mrs. Kearney dit qu’elle n’avait rien à voir avec M. Fitzpatrick. Sa fille avait signé un contrat pour recevoir huit guinées et il fallait qu’on la payât. M. Holohan dit que ce n’était pas son