à quoi on faisait allusion. Mais après un instant de réflexion, il dit :
– Ah ! c’est celle-là !… Bien vieux maintenant.
– Allons, dégoise, dit M. O’Connor.
– Chut ! chut, dit M. Henchy. Allons, Joe !
Hynes hésita encore un peu, dans le silence général, il ôta son chapeau, le posa sur la table et se leva.
Il semblait repasser dans son esprit les vers qu’il allait réciter. Après une pause assez longue, il annonça :
LA MORT DE PARNELL
6 OCTOBRE 1891
Il se racla la gorge et commença :
Il est mort. Notre roi sans couronne est mort.
Ô Erin, lamente-toi avec tristesse et douleur,
Car il gît mort, celui que la bande cruelle
Des hypocrites modernes a terrassé.
Il gît massacré par la meute lâche
Que de la boue il avait élevée jusqu’à la gloire ;
Et les espérances et les rêves de l’Irlande
Périssent sur le bûcher de son monarque.
Dans les palais, dans les chaumières, dans les cabanes,
Partout où il y a un cœur irlandais,
Ce cœur est brisé de souffrance –, car il s’en est allé
Celui qui aurait forgé son destin.
Il aurait fait resplendir de gloire son Erin,
Déployer triomphalement le drapeau vert,
Élever ses chefs, ses bardes et ses guerriers
Devant les nations de l’univers.
Il rêvait – hélas ! ce ne fut qu’un rêve –
De liberté : mais tandis qu’il essayait
D’embrasser son idole, la trahison
L’arracha à ce qu’il aimait.
Honte aux lâches, les ignobles mains
Qui frappèrent leur seigneur, ou le livrèrent
Dans un embrassement, à la tourbe
De prêtres flagorneurs, ses ennemis.
Qu’une honte éternelle consume
La mémoire de ceux qui tentèrent
D’avilir et de souiller le nom tant aimé
De celui qui les dédaigna dans son orgueil.
Il tomba comme tombent les puissants,
Fièrement indompté jusqu’au trépas.
Et la mort l’a uni maintenant
Aux antiques héros d’Erin.
Qu’aucune clameur de dispute ne vienne troubler son sommeil !
Calmement il repose : nulle souffrance humaine,
Nulle ambition exaltée ne le pousse maintenant
Vers les sommets de la gloire.
Ils sont arrivés à leur fin, ils l’ont abattu,
Mais écoute, ô Erin, son esprit peut
Se lever à nouveau, comme le phénix ressuscité des flammes
Quand point l’aube du jour.
De ce jour qui nous apportera le règne de la liberté.
Et en ce jour Erin pourra bien
Mêler à ses coupes qu’elle lève à la joie
La lie d’un amer calice – le deuil de Parnell.
M. Hynes se rassit sur la table. Quand il eut fini, il y eut un instant de silence, puis les applaudissements éclatèrent. M. Lyons lui-même applaudissait. Les applaudissements se prolongèrent quelques instants. Quand ils eurent cessé, tous les auditeurs se mirent à boire à leur bouteille en silence.
« Pok ! » le bouchon sauta de la bouteille de M. Hynes, mais M. Hynes, rouge et nu-tête, demeura à sa place. Il semblait ne point avoir entendu l’invitation.
– Bien, vieux Joe, dit M. O’Connor sortant de sa poche ses papiers à cigarettes et sa blague à tabac afin de mieux dissimuler son émotion.
– Que pensez-vous de ça, Crofton ? s’écria M. Henchy. C’est-i beau ? hein ?
M. Crofton dit que c’était un très beau morceau de littérature.
UNE MÈRE
M. Holohan, secrétaire adjoint de la société Eire Abu, depuis près d’un mois parcourait Dublin en tous sens, les mains et les poches bourrées de papiers sales, cherchant à organiser une série de concerts. Il était boiteux et à cause de cela ses amis le surnommaient Hoppy Holohan. Il allait et venait sans arrêt, se tenait des heures entières aux coins des rues, discutant et prenant des notes ; mais, en fin de compte, ce fut Mrs. Kearney qui organisa tout.
Miss Devlin était devenue Mrs. Kearney par dépit. Elle avait été élevée dans un couvent aristocratique où on lui avait appris le français et la musique. Comme elle était pâle de teint et raide dans ses manières, elle se fit peu d’amis à l’école. Quand elle fut en âge d’être mariée, on l’envoya en séjour chez un grand nombre de gens auprès de qui son jeu et ses façons ivoirines lui valurent beaucoup d’admiration ; assise au milieu du cercle glacial de ses talents, elle vivait dans l’attente de qui braverait le cercle et viendrait lui offrir une brillante existence. Mais les jeunes gens qu’elle rencontrait étaient ordinaires et elle ne leur donnait aucun encouragement, s’efforçant de consoler ses désirs romanesques en mangeant beaucoup de rahat lokoum en cachette. Toutefois, quand elle approcha de la maturité et que ses amis commencèrent à délier leur langue à son sujet, elle les réduisit au silence, en épousant M. Kearney, bottier sur le quai d’Osmond.
Il était beaucoup plus âgé qu’elle. Sa conversation toujours sérieuse prenait place, par intervalles, dans sa grande barbe brune. Après sa première année de mariage, Mrs. Kearney se rendit compte qu’un homme de ce genre serait de meilleur usage qu’un personnage romanesque, mais elle n’en mit pas pour cela de côté son propre romantisme. Il était sobre, économe et pieux. Il communiait chaque premier vendredi, quelquefois avec elle, plus souvent sans elle. Cependant elle ne faiblit jamais dans sa religion et fut une bonne épouse. Dans des réunions où ils étaient invités, à peine haussait-elle le sourcil, qu’il se levait et prenait congé, et quand la toux le tourmentait, elle lui couvrait les pieds d’un édredon et lui confectionnait un grog énergique. Quant à lui, c’était un père modèle. En versant chaque semaine une petite somme dans une société, il assurait à chacune de ses deux filles une dot de cent livres pour le jour où elles auraient leurs vingt-quatre ans. Il envoya sa fille aînée Kathleen dans un bon couvent où on lui apprit le français et la musique et plus tard lui paya ses inscriptions au Conservatoire. Chaque année, au mois de juillet, Mrs. Kearney trouvait le moyen de dire à une de ses amies :
– Mon brave époux nous expédie à Skerries pour quelques semaines.
Lorsque ce n’était pas à Skerries, c’était à Howth ou à Greystones.
Au temps où commençait à s’affirmer la renaissance irlandaise, Mrs. Kearney décida de profiter du nom de sa fille{6} et fit venir à la maison une institutrice irlandaise. Kathleen et sa sœur envoyaient des cartes postales irlandaises à leurs amis et leurs amis leur en renvoyaient de non moins irlandaises. Certains dimanches, alors que M. Kearney allait avec sa famille à la pro-cathédrale, un petit groupe se réunissait à la sortie de la messe au coin de Cathedral Street. Tous étaient des amis des Kearney, du Conservatoire ou du mouvement nationaliste, et, lorsqu’ils avaient échangé tous leurs potins, ils se serraient mutuellement la main, riant de voir tant de mains se croiser et se disant adieu en irlandais. Le nom de Miss Kathleen Kearney ne tarda pas à être sur toutes les lèvres. Les gens disaient qu’elle était une excellente musicienne, une très gentille fille et que de plus elle avait foi en la renaissance de la langue. De tout cela Mrs. Kearney se montrait très satisfaite. Aussi ne fut-elle nullement surprise lorsqu’un jour M. Holohan vint chez elle lui proposer de prendre sa fille comme accompagnatrice dans une série de quatre grands concerts donnés par sa société à la salle des Concerts d’Antiennes. Mrs. Kearney l’introduisit dans son salon, le fit asseoir et sortit un carafon et le seau à biscuits en argent. Elle entra cœur et âme dans les détails de l’entreprise, approuva ou critiqua ; finalement, un contrat fut dressé aux termes duquel Kathleen devait recevoir huit guinées à titre d’accompagnatrice pour les quatre grands concerts.
M. Holohan étant novice en des matières aussi délicates que celles de rédiger des prospectus, de disposer des numéros pour un programme, Mrs. Kearney vint à son aide. Elle avait du tact. Elle savait quels artistes devaient paraître en vedette et ceux qui devaient être inscrits en petits caractères. Elle savait que le premier ténor n’aimerait pas à passer après le comique M. Meade. Pour tenir l’assistance sans cesse en haleine, elle inséra les numéros douteux entre les favoris. Chaque jour, M. Holohan vint lui rendre visite pour avoir son avis sur quelque point. Elle était invariablement amicale et de bon conseil, accueillante en somme. Elle poussait devant lui le carafon en disant :
– Servez-vous, je vous en prie, monsieur Holohan.
Et pendant qu’il se servait elle disait :
– N’ayez pas peur, n’ayez pas peur, je vous en prie. Tout se passa à merveille. Mrs. Kearney acheta une ravissante charmeuse rose chez Browne Thomas, destinée à renouveler le devant de la robe de Kathleen. Cela lui coûta une somme rondelette ; mais certaines occasions justifient une petite dépense. Elle prit une douzaine de billets à deux shillings pour le dernier concert et les distribua aux amis sur lesquels elle n’aurait pu compter sans cela. Elle n’oublia rien et, grâce à elle, tout ce qu’il y avait à faire fut fait.
Les concerts devaient avoir lieu le mercredi, jeudi, vendredi et samedi. Quand le mercredi soir Mrs. Kearney arriva avec sa fille à la salle des Concerts d’Antiennes, l’aspect des choses lui déplut. Quelques jeunes gens portant des insignes d’un bleu vif se tenaient désœuvrés dans le vestibule ; aucun d’eux n’était en tenue de soirée. Elle passa avec sa fille et un coup d’œil jeté à travers la porte entrouverte de la salle lui expliqua la nonchalance des commissaires. Tout d’abord, elle se demanda si elle ne s’était pas trompée d’heure. Mais non, il était huit heures moins vingt.
Dans le foyer, derrière la scène, elle fut présentée au secrétaire de la société, M. Fitzpatrick. Elle sourit et lui serra la main. C’était un petit homme au visage blême, inexpressif. Elle remarqua qu’il portait son chapeau mou sur le côté de la tête et qu’il avait un accent traînant. Il tenait un programme et, tout en lui parlant, il en mâchonnait le bout, le réduisant en bouillie. Les désagréments