vidions, dit M. Henchy.
– On m’a dit de redemander les bouteilles.
– Eh bien ! reviens demain, dit le vieux.
– Dis donc, jeune homme, dit M. Henchy, fais un saut jusque chez O’Farrel et demande-lui de nous prêter un tire-bouchon. Dis que c’est pour M. Henchy ! Dis-lui que nous n’en avons que pour cinq minutes. Laisse ton panier.
Le garçon sortit et M. Henchy se frotta joyeusement les mains en disant :
– Ah ! bon, il n’est pas si méchant que ça, après tout. C’est un homme de parole en tout cas.
– Il n’y a pas de verres, dit le vieux.
– Bah ! ne t’inquiète pas, Jack. Il y a eu bien des honnêtes gens avant nous qui ont bu à la bouteille.
– En tout cas, ça vaut mieux que rien, dit M. O’Connor.
– Il n’est pas si méchant qu’il en a l’air, si ce n’est que Fanning le tient sous sa patte. Ses intentions ne sont pas mauvaises à sa façon.
Le garçon revint avec le tire-bouchon, le vieux ouvrit trois bouteilles et s’apprêtait à restituer le tire-bouchon lorsque M. Henchy dit :
– Un petit coup, mon garçon ?
– C’est pas de refus, répondit-il.
Le vieux ouvrit un peu à contrecœur une autre bouteille et la passa au garçon.
– Quel âge as-tu ? demanda-t-il.
– Dix-sept ans.
Comme le vieux restait silencieux, le garçon prit la bouteille et dit :
– Tous mes respects à monsieur Henchy, – et vida la bouteille, la replaça sur la table et s’essuya la bouche du revers de sa manche. Puis il reprit le tire-bouchon et ressortit de sa même démarche de biais en marmottant quelque espèce de salutation.
– C’est comme ça que ça commence, dit le vieux.
– Un pied de pris, dit M. Henchy.
Le vieux distribua les trois bouteilles qu’il avait débouchées et les hommes se mirent à boire simultanément. Après avoir bu, chacun plaça sa bouteille sur la cheminée à portée de la main et poussa un long soupir de satisfaction.
– Eh bien ! je n’ai pas perdu ma journée aujourd’hui, dit M. Henchy, après un silence.
– C’est vrai, ça, John.
– Oui, je lui ai déniché deux ou trois bonnes occasions à Dawson Street, Crofton et moi. Entre nous, vous savez, Crofton est un honnête homme, mais il ne vaut rien comme agent électoral. Il ne sait pas parler aux gens. Il reste là, planté, il les regarde tandis que c’est moi qui fais l’article.
Ici, deux hommes entrèrent dans la chambre ; l’un d’eux était un homme très gras dont le costume de serge bleue semblait prêt à glisser des pentes de sa personne. Il avait une large figure dont l’expression rappelait celle d’un jeune bœuf, des yeux bleus fixes et une moustache grisonnante. L’autre individu, d’apparence plus jeune et plus frêle, avait le visage maigre et rasé. Il portait un col double très haut et un chapeau melon à larges bords.
– Hullo, Crofton, dit M. Henchy au gros homme, quand on parle du loup !
– D’où vient ce déluge de stout, est-ce que la vache a vêlé ?
– Oh ! Oh ! naturellement, Lyons voit tout de suite le liquide, dit M. O’Connor en riant.
– C’est de cette façon que vous faites votre propagande électorale, vous autres, pendant que Crofton et moi nous courons les rues au froid et à la pluie racolant des votes.
– Eh ! Ne vous en déplaise ! Je gagne plus de votes en cinq minutes que vous en une semaine.
– Ouvrez deux bouteilles de stout, dit M. O’Connor.
– Comment puis-je, dit le vieux, puisque je n’ai pas de tire-bouchon ?
– Attends, attends, dit M. Henchy, se levant précipitamment, as-tu vu faire ce petit tour ?
Il prit deux bouteilles sur la table et les plaça sur la grille au-dessus du feu. Puis il se rassit près de la cheminée et but encore un coup à même sa bouteille. M. Lyons s’assit sur le bord de la table, le chapeau repoussé en arrière, balançant les jambes.
– Quelle est ma bouteille ? demanda-t-il.
– Celle-ci, mon garçon, dit M. Henchy.
M. Crofton s’assit sur un coffre et regarda fixement l’autre bouteille devant lui. Son silence s’expliquait de deux façons. La première raison, suffisante en elle-même, était qu’il n’avait rien à dire. La seconde qu’il considérait ses compagnons comme radicalement inférieurs. Il avait été agent électoral pour Wikins le conservateur ; mais lorsque les conservateurs eurent retiré leur candidature et – choisissant des deux maux le moindre – donné leur appui au candidat nationaliste, il avait été engagé par M. Tierney.
Au bout de quelques instants, on entendit un « Pok ! » et le bouchon sauta de la bouteille destinée à M. Lyons. Celui-ci sauta à son tour de la table, prit une bouteille et retourna à sa place.
– J’étais justement en train de leur dire, Crofton, que nous avons gagné plusieurs électeurs.
– Qui ça avez-vous gagné ? dit M. Lyons.
– Eh bien, j’ai gagné Parkes primo, Atkinson secundo et puis Ward de Dawson Street. C’est un gaillard de bonne étoffe, bon camarade, vieux conservateur. « Est-ce que votre candidat n’est pas nationaliste ? » qu’il me dit, et je lui ai répondu : « C’est un homme respectable, il est favorable à tout ce qui sera utile à ce pays. C’est un gros contribuable. Il a de grands immeubles en ville, trois bureaux ; et est-ce que ce n’est pas son propre avantage de vouloir faire baisser les impôts ? C’est un citoyen éminent, que je lui dis, un administrateur de l’hospice, et il n’appartient à aucun parti, bon, mauvais ou indifférent. » Voilà la façon dont il faut lui parler.
– À propos de l’adresse au roi, dit M. Lyons, faisant claquer ses lèvres après avoir bu.
– Écoutez-moi, dit M. Henchy ; ce que nous voulons dans le pays, comme je disais au vieux Ward, c’est du capital. La venue du roi ici équivaut à un afflux d’argent dans le pays. La population de Dublin en profitera. Regardez toutes les usines fermées le long des quais. Regardez tout l’argent que l’on gagnerait si l’on faisait travailler les vieilles industries, les moulins, les hangars de constructions maritimes, les fabriques. Ce sont des capitaux qu’il nous faut.
– Cependant, John, dit M. O’Connor, pourquoi souhaiterions-nous la bienvenue au roi d’Angleterre ? Parnell lui-même n’a-t-il pas… ?
– Parnell, dit M. Henchy, est mort. Quant à mon point de vue, le voici : notre gaillard monte sur le trône après que sa bonne vieille femme de mère l’en a éloigné jusqu’à ce qu’il ait les cheveux gris. C’est un homme du monde et il est bien disposé à notre égard. C’est un chic type, si vous voulez mon avis, et il n’a pas un grain de sottise par la tête. Il doit se dire : « La vieille n’est jamais venue voir ces Irlandais intraitables et, pardieu, j’irai un peu voir de mes yeux ce qu’il en retourne. » Et nous, nous irions insulter cet homme, la fois qu’il vient justement nous faire une visite d’ami ? Eh ? N’ai-je pas raison, Crofton ?
M. Crofton hocha la tête.
– Mais après tout, dit Lyons sur un ton sentencieux, la vie du roi Édouard n’est pas tout ce qu’il y a de…
– Le passé est le passé, dit M. Henchy, j’admire cet homme en tant qu’individu, c’est un bon vadrouilleur comme nous deux… Il aime son verre de grog, il ne déteste pas la blague et c’est un bon sportsman. Pardieu, nous autres, Irlandais, ne pourrions-nous jouer franc jeu ?
– Ça, c’est très joli, dit M. Lyons, mais considérez le cas Parnell.
– Au nom du ciel, dit M. Henchy, quelle analogie établissez-vous entre les deux cas ?
– Ce que je veux dire, dit M. Lyons, c’est que nous avons notre idéal. Pourquoi irons-nous accueillir un homme pareil ? Pensez-vous maintenant qu’après ce qu’il a fait, Parnell était l’homme indiqué pour nous diriger ? Et pourquoi l’accepterions-nous d’Édouard VII ?
– C’est aujourd’hui l’anniversaire de Parnell, ne réveillons pas de mauvais souvenirs, nous le respectons tous maintenant qu’il est mort et enterré. Même les conservateurs, ajouta-t-il en se tournant vers M. Crofton.
« Pok ! » Le bouchon récalcitrant sauta hors de la bouteille de M. Crofton. M. Crofton quitta sa caisse et s’avança vers le feu ; tout en revenant avec son butin, il dit d’une voix de basse :
– Notre parti le respecte parce que c’était un gentleman.
– Vous avez raison, Crofton ! dit M. Henchy avec fougue, c’est le seul homme qui savait dompter cette ménagerie ! Couchez, chiens, couchez, sales roquets ! Voilà la façon dont il les traitait. Entrez, Joe, entrez donc ! cria-t-il, apercevant M. Hynes sur le seuil.
M. Hynes entra à pas lents.
– Ouvre une autre bouteille de stout, Jack, dit M. Henchy. Ah ! c’est vrai, j’oubliais qu’il n’y a pas de tire-bouchon. Ici, passe-la-moi, je vais la mettre à côté du feu.
Le vieux lui tendit une autre bouteille et il la plaça contre la grille.
– Assieds-toi, Joe, nous sommes justement en train de parler du patron.
– Hé ! hé ! dit M. Henchy.
M. Hynes s’assit sur le bord de la table, à côté de M. Lyons, sans rien dire.
– Il y en a un, tout au moins, dit M. Henchy, qui ne l’a pas renié. Pardieu, je le dis pour toi, Joe ! Pardieu, tu as tenu pour lui jusqu’à la gauche !
– Dis donc, Joe, dit M. O’Connor tout à coup. Exhibe-nous cette chose que tu avais écrite. Te rappelles-tu ? Tu l’as sur toi ?
– Oh ! oui, dit M. Henchy. Donne-la-nous. Crofton ? Écoutez ça maintenant ; c’est magnifique.
– Allez-y, dit M. O’Connor, feu ! Joe.
M. Hynes ne parut pas se rappeler tout d’abord