pantalon. Ouais, mais le bonhomme de père de Richard dit le Trichard nous avait un petit truc de petite bouteille noire. Vous comprenez, maintenant ? Et c’est là où notre Richard a vu le jour.
Le vieux revint avec quelques morceaux de charbon qu’il posa ci et là sur le feu.
– En voilà, une histoire ! dit M. O’Connor. Comment peut-il attendre que nous travaillions pour lui s’il ne veut pas casquer ?
– Je n’y peux rien, dit M. Henchy, je m’attends à trouver les huissiers chez moi en rentrant.
M. Hynes se mit à rire et, s’écartant de la cheminée par un mouvement d’épaule, se prépara à partir.
– Tout s’arrangera avec l’arrivée de ce bon roi Eddie, dit-il ; mes enfants, maintenant je vous lâche. À tout à l’heure. Au revoir !
Il sortit lentement de la chambre, ni M. Henchy ni le vieux ne lui répondirent ; mais à peine la porte se fut-elle refermée que M. O’Connor, qui, jusque-là, avait contemplé le feu d’un œil morne, s’écria tout à coup :
– Au revoir, Jo.
M. Henchy attendit quelques instants, puis, de la tête désignant la porte :
– Dites-moi, fit-il de l’autre côté de la cheminée, qu’est-ce qui nous amène notre ami ? Qu’est-ce qu’il veut ?
– Eh, parbleu ! le pauvre Jo, dit M. O’Connor jetant dans le feu son mégot, il est dans la purée comme nous tous.
M. Henchy renifla vigoureusement, puis cracha avec tant d’entrain qu’il manqua d’éteindre le feu, lequel émit un sifflement de protestation.
– À vous dire ma franche opinion, je le crois un homme de l’autre bord. Pour moi, c’est un espion de Colgan. Allez donc faire un tour par là-bas et cherchez à voir ce qu’ils fabriquent. Ils ne vous soupçonneront pas. Compris ?
– Ce pauvre Jo me paraît un bon bougre, bien honnête, dit M. O’Connor.
– Son père était un bien digne homme, reconnut M. Henchy. Pauvre vieux Larry Hynes ! Il en a fait plus d’une en son temps ; mais notre ami, lui, par contre, ne me paraît pas bien catholique. Vive Dieu ! j’admets à la rigueur qu’on soit dans la dèche ; mais pique-assiette, ça, je ne l’admets pas. Ne pourrait-il pas avoir un peu de cran et agir en homme, après tout ?
– Je ne le reçois pas très bien lorsqu’il vient, dit le vieux. Qu’il travaille pour son parti et qu’il ne vienne pas espionner chez les autres.
– Je ne sais pas, dit M. O’Connor d’un ton hésitant, tandis qu’il tirait son papier à cigarettes et son tabac. Moi, je crois que Jo Hynes est un homme loyal. De plus, il manie la plume assez bien. Vous rappelez-vous cette machine qu’il avait écrite ?
– Certains de ces intransigeants et « fenians » sont même un peu trop intelligents à mon avis, dit M. Henchy ; à vous dire ma franche opinion sur ces jeunes farceurs, j’estime qu’une moitié d’entre eux est soudoyée par le gouvernement anglais.
– C’est possible, dit le vieux.
– Oh ! mais c’est un fait, dit M. Henchy, ce sont les hommes de paille du gouvernement… je ne dis pas ça pour Hynes… non, par Dieu, j’estime qu’il est un degré au-dessus de ça ; mais celui auquel je fais allusion, un certain petit gentilhomme avec un œil qui louche, le patriote, vous savez…
M. O’Connor acquiesça de la tête.
– Vous en avez un là, de descendant de Major Sirr. C’est de l’extrait de patriote ! C’est un gaillard qui maintenant vendrait son pays pour huit sous – oui – et pas seulement ça, qui irait ensuite sur les genoux remercier le Tout-Puissant de lui avoir donné son pays à vendre.
Quelqu’un frappa à la porte.
– Entrez, dit M. Henchy.
Une personne ressemblant à un pauvre ecclésiastique ou à un acteur dans la dèche parut sur le seuil. Son habit noir était étroitement boutonné sur son petit corps et il était impossible de dire si c’était un ecclésiastique ou un laïque, car le col de son manteau râpé, sur les boutons duquel se jouait la lumière de la bougie, était relevé autour de son cou. Il portait un chapeau rond de feutre dur ; sa face, qui scintillait de gouttelettes de pluie, ressemblait à un fromage jaune et mouillé, sauf à l’endroit où deux taches rosées indiquaient les pommettes. Il ouvrit brusquement la bouche, qu’il avait très large, pour exprimer son désappointement et en même temps écarquilla les yeux, d’un bleu très clair, pour exprimer le plaisir et la surprise.
– Oh ! père Keon, dit M. Henchy en sautant de sa chaise, c’est vous ? Entrez donc.
– Oh ! non, non, dit vivement le père Keon, esquissant une moue comme s’il s’adressait à un enfant.
– Vous ne voulez pas entrer vous asseoir ?
– Non, non, non, dit le père Keon, s’exprimant d’une voix discrète, indulgente, veloutée, je ne veux pas vous déranger, je suis à la recherche de M. Fanning…
– Il est allé faire un tour à l’Aigle-Noir, dit M. Henchy ; mais ne voulez-vous pas entrer et vous asseoir une minute ?
– Non, non, merci, je n’avais que deux mots à lui dire, dit le père Keon. Merci mille fois.
Il s’éloigna du seuil et M. Henchy, prenant un des chandeliers, l’accompagna jusqu’à la porte pour l’éclairer dans l’escalier.
– Oh ! ne prenez pas cette peine, je vous en prie.
– Il n’y a aucune peine ; l’escalier est si noir.
– Non, non, j’y vois très bien… Merci mille fois.
– Vous y êtes ?
– J’y suis, merci… merci.
M. Henchy revint avec le chandelier et le posa sur la table, puis il s’assit de nouveau devant le feu ; il y eut quelques moments de silence.
– Écoutez, John, dit M. O’Connor, tout en allumant sa cigarette avec un autre carton.
– Hein ?
– Qu’est-ce que c’est exactement que ce bonhomme-là ?
– Ma foi, je n’en sais trop rien.
– Fanning et lui semblent très copains. On les voit souvent ensemble chez Kavanagh. Et d’abord, est-ce vraiment un curé ?
– Ou… oui, je crois que oui… il est ce qu’on appelle la brebis galeuse. Nous n’en avons pas beaucoup de cette espèce, Dieu merci, mais nous en avons quelques-uns. C’est une sorte de pauvre diable…
– Et comment se débrouille-t-il ? demanda M. O’Connor.
– Autre mystère, dit M. Henchy.
– Appartient-il à une chapelle, à une église, à une institution ?
– Non, dit M. Henchy, je crois qu’il voyage pour son propre compte… Dieu me pardonne, ajouta-t-il, lorsqu’il est entré je l’ai pris pour les bouteilles de stout.
– Est-ce qu’il va s’amener seulement, ce stout ? demanda M. O’Connor.
– Moi aussi j’ai le gosier sec, dit le vieux.
– Voilà trois fois que je demande à ce salaud, dit M. Henchy, de me faire porter douze bouteilles de stout. Je les lui ai redemandées tantôt, mais je l’ai trouvé debout devant le zinc, en manches de chemise, qui palabrait solidement avec Alderman Cowley.
– Pourquoi ne le lui avez-vous pas rappelé ? demanda M. O’Connor.
– Je ne pouvais vraiment pas l’interrompre tandis qu’il discourait avec Alderman Cowley. J’ai attendu qu’il me regarde et lui ai dit : au sujet de cette petite affaire dont nous avons parlé… « Compris, monsieur Henchy », m’a-t-il dit. Vous verrez que ce petit nabot aura carrément oublié.
– Il se passe quelque chose dans ce coin-là, dit M. O’Connor pensif. Je les ai vus tous les trois en grand conciliabule à l’angle de Suffolk Street.
– Je crois connaître leur petit jeu, dit M. Henchy. Si vous voulez devenir Lord Mayor, commencez à devoir de l’argent à toute la ville. Alors, ils vous feront Lord Mayor. Crénom, j’ai envie de m’en mettre, moi aussi. Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que je sois fait pour ça ?
M. O’Connor se mit à rire.
– Certainement, s’il ne s’agit que de devoir de l’argent.
– Sortant en voiture de la mairie, dit M. Henchy, avec mon col de vermine et Jack par-derrière en perruque poudrée, hein ?
– Et moi en qualité de secrétaire particulier, John ?
– Naturellement. Et le père Keon mon aumônier, cela va sans dire. En famille, quoi !
– Ma foi, monsieur Henchy, vous tiendriez mieux votre rang que beaucoup d’entre eux. Je parlais un jour au vieux Keegan le concierge et je lui disais : « Eh bien, mon vieux Pat, que pensez-vous de votre nouveau patron ? Vous n’avez pas de grand tralala en ce moment. » – « De tralala ! qu’i me dit. Je crois que, s’il pouvait, il vivrait de l’air du temps », et savez-vous ce qu’il m’a dit ? Non, devant Dieu qui m’entend, je ne l’ai pas cru.
– Que vous a-t-il dit ? s’écrièrent M. Henchy et M. O’Connor.
– Il m’a dit : « Que penseriez-vous d’un Lord Mayor de Dublin qui enverrait chercher une livre de côtelettes pour son dîner ? qu’i me dit. Vous parlez d’une grande vie !» – « Hé, hé, que je lui dis, deux côtelettes arrivant à la Mansion house ! » qu’i me dit. « Hé, hé, que je lui dis, quelle sorte de gens nous gouvernent au jour d’aujourd’hui ! »
À ce moment, un coup fut frappé à la porte, et un gamin montra sa tête dans l’entrebâillement.
– Qu’est-ce que c’est ? dit le vieux.
– C’est de l’Aigle-Noir, – dit le garçon qui entra marchant de travers, et déposa sur le sol un panier d’où s’élevait un cliquetis de bouteilles. Le vieux aida le garçon à les sortir du panier, à les déposer sur la table, et vérifia si le compte y était. Mais quand les bouteilles furent en place, le garçon passa le panier à son bras et demanda les bouteilles.
– Lesquelles ? dit le vieux.
– Attendez d’abord que nous les