ces devoirs sociaux pour la sauvegarde de la traditionnelle dignité, mais n’accordait rien de plus aux conventions qui régissent la vie du citoyen. Il se permettait la pensée qu’en certaines circonstances il volerait sa banque, mais comme ces circonstances ne se présentaient jamais, sa vie s’écoulait uniforme, un récit sans aventures.
Un soir, il se trouva assis à côté de deux dames dans la « Rotunda ». La salle silencieuse et presque vide présageait lamentablement un insuccès. La dame assise à côté de lui jeta un ou deux coups d’œil sur la salle déserte, puis dit :
– Quel dommage que la salle soit si peu remplie ce soir ! C’est si pénible pour les artistes de chanter devant des places vides.
Il prit cette remarque comme un encouragement à la conversation. Il fut surpris de ce que cette dame parût si peu embarrassée. Tandis qu’ils causaient, il tâchait de graver pour toujours son image dans son esprit. Quand il apprit que la jeune fille assise à côté d’elle était sa fille, il lui donna au jugé un ou deux ans de moins que lui. Son visage qui avait dû être beau restait intelligent. C’était un visage ovale aux traits fortement accusés. Les yeux d’un bleu très foncé étaient fixes. Leur regard au premier abord avait un air de défi qui paraissait se perdre en une fusion de l’iris et de la pupille, révélant, l’espace d’un instant, un tempérament d’une extrême sensibilité. Mais la pupille reprenait tout de suite sa forme première, cette nature entr’aperçue retombait sous le joug de la prudence et sa jaquette d’astrakan qui moulait une poitrine d’une certaine ampleur accentuait le ton de défi d’une façon encore plus nette.
Il la rencontra de nouveau quelques semaines plus tard dans un concert à Earlsfort Terrace et il saisit le moment où l’attention de la jeune fille était engagée ailleurs pour devenir plus intime. Elle fit une ou deux fois allusion à son mari, mais le ton de ses paroles n’avait rien d’alarmant. Elle s’appelait Mme Sinico. Le bisaïeul de son mari était originaire de Livourne. Son mari était capitaine d’un bateau marchand faisant le service entre Dublin et la Hollande ; ils n’avaient qu’un enfant.
Dans une troisième rencontre due au hasard, il eut le courage de lui fixer un rendez-vous. Elle s’y rendit. Ce fut le premier de beaucoup d’autres. Ils se retrouvaient toujours le soir et choisissaient les quartiers les plus tranquilles pour s’y promener. Toutefois, ces façons clandestines répugnaient à M. Duffy, et voyant qu’ils étaient contraints de se rencontrer en cachette, il obligea Mme Sinico à l’inviter chez elle. Le capitaine Sinico encouragea ses visites, voyant en lui un prétendant à la main de sa fille. Il avait pour son compte si sincèrement banni sa femme de la galerie de ses plaisirs qu’il ne pouvait soupçonner qu’un autre pût lui porter un intérêt quelconque.
Comme le mari s’absentait souvent et que la jeune fille sortait pour donner des leçons de musique, M. Duffy eut maintes fois occasion d’apprécier la compagnie de Mme Sinico. Pas plus que lui, elle n’avait encore eu semblable aventure et aucun des deux n’y voyait rien d’inconvenant. Petit à petit, il mêla ses pensées aux siennes. Il lui prêta des livres, lui fournit des idées, lui fit partager sa vie intellectuelle. Elle prêtait oreille à tout.
Parfois, en échange de ses théories, elle lui citait quelque fait de sa propre expérience. Avec une sollicitude quasi maternelle, elle l’exhortait à laisser sa nature s’ouvrir complètement : elle devint son confesseur. Il lui raconta que, pendant un certain temps, il avait assisté à des réunions d’un parti socialiste irlandais où il s’était senti seul de son espèce parmi une vingtaine de sobres ouvriers, réunis dans un grenier sous la lumière douteuse d’une lampe à huile. Quand la bande fut divisée en trois fractions, chacune sous son propre chef et dans son propre grenier, il cessa d’en faire partie. Les discussions des ouvriers, disait-il, étaient trop timorées : l’intérêt qu’ils portaient à la question des salaires démesuré. Il sentait qu’ils étaient des réalistes endurcis et qu’ils lui en voulaient d’une précision d’esprit qui demeurait le fruit d’un loisir hors de leur portée. Selon toute apparence, aucune révolution sociale n’était susceptible d’ébranler Dublin avant des siècles.
Elle lui demanda pourquoi il n’écrivait pas ses pensées. Pour quoi faire ? répondait-il avec un dédain étudié. Pour rivaliser avec des débiteurs de phrases incapables de penser soixante secondes d’une façon suivie ? Pour essuyer les critiques d’une bourgeoisie obtuse qui confiait sa moralité aux sergents de ville et s’en remettait pour les beaux-arts aux imprésarios ?
Il allait souvent la voir dans son petit cottage des environs de Dublin où ils passèrent plus d’une soirée en tête à tête. Petit à petit, leurs pensées se mêlant, ils abordèrent des sujets moins impersonnels. La société de Mme Sinico était à M. Duffy ce que la chaleur du sol est à une plante exotique. Maintes fois elle laissait l’obscurité les envahir, évitant d’allumer la lampe. La chambre tranquille et obscure, et leur isolement, la musique qui leur vibrait encore aux oreilles les unissaient. Cet accord exaltait l’homme, arrondissait les angles de son caractère, communiquait de l’émotion à sa vie mentale. Parfois il se surprenait à écouter le son de sa propre voix. Il eut l’intuition qu’aux yeux de Mme Sinico il assumerait la stature d’un ange et tandis que la nature ardente de Mme Sinico s’attachait de plus en plus à son compagnon, il entendit une étrange voix impersonnelle qu’il reconnut pour la sienne propre et qui insistait sur la solitude incurable de l’âme. Nous ne pouvons pas nous donner, disait cette voix ; nous n’appartenons qu’à nous-mêmes. La conclusion de ces discours fut qu’un soir où elle avait manifesté tous les signes d’une surexcitation inusitée, Mme Sinico lui saisit la main avec passion et la pressa contre sa joue.
M. Duffy fut extrêmement surpris. La façon dont elle interprétait ses paroles le déçut. Il ne retourna pas la voir d’une semaine, puis il lui écrivit, lui demandant un rendez-vous. Comme il ne désirait pas que leur dernière entrevue fût troublée par l’atmosphère de leur confessionnal désormais profané, ils se retrouvèrent dans une petite pâtisserie à côté de la grille du parc. Il faisait un temps froid d’automne, mais en dépit du froid, ils arpentèrent de long en large les allées du parc pendant près de trois heures. Ils convinrent de couper court à leurs relations : tout lien, disait-il, vous lie à l’affliction. Quand ils sortirent du parc, ils se dirigèrent en silence vers le tramway ; mais alors, elle se mit à trembler si violemment que, craignant une nouvelle crise de sa part, il lui fit rapidement ses adieux et la quitta. Quelques jours plus tard, il reçut un paquet qui contenait ses livres et sa musique.
Quatre années s’écoulèrent. M. Duffy avait repris sa vie uniforme. Sa chambre témoignait toujours de son esprit d’ordre. Quelques nouveaux morceaux de musique encombraient le casier à musique de la pièce du bas et sur ses étagères se trouvaient deux volumes de Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra et Le Gai Savoir. Il écrivait rarement sur les feuillets qui étaient dans son pupitre. Une des phrases notées deux mois après sa dernière rencontre avec Mme Sinico disait : « L’amour d’homme à homme est impossible parce qu’il ne faut pas qu’il y ait rapport sexuel et l’amitié entre homme et femme est impossible parce qu’il faut qu’il y ait rapport sexuel. » Il évitait les concerts dans la crainte de la rencontrer. Son père mourut ; le plus jeune associé de la banque se retira. Et toujours chaque matin il se rendait à la ville par le tramway et chaque soir rentrait chez lui à pied, après avoir dîné sobrement dans George’s Street et avoir lu le journal du soir en guise de dessert.
Un soir, tandis qu’il portait à sa bouche un morceau de bœuf au chou, sa main s’arrêta brusquement. Ses yeux s’étaient arrêtés sur un entrefilet du journal du soir qu’il avait appuyé contre la carafe d’eau. Il replaça la bouchée sur son assiette et lut l’entrefilet attentivement. Puis il but un verre d’eau, écarta son assiette, plia son journal à plat devant lui entre ses coudes et lut et relut le passage. Du chou commençait à suinter sur son assiette une graisse blanche et froide. La servante vint s’informer si le dîner avait été mal cuit. Il répondit que le dîner était très bon et en avala quelques morceaux avec difficulté. Puis il paya l’addition et sortit.
Il marchait vite dans le crépuscule de novembre, sa forte canne de coudrier résonnant sur le pavé à intervalles réguliers, le coin jaunâtre du Mail pointait hors d’une poche de son pardessus. Sur la route solitaire qui mène de la grille du Parc à Chapelizod, il ralentit le pas. Sa canne résonnait avec moins d’assurance et son souffle s’échappant irrégulièrement, presque en soupirs, se condensait dans l’air hivernal. En atteignant la maison, il monta droit à sa chambre et sortant le journal de sa poche relut l’entrefilet devant la fenêtre dans la clarté du jour qui baissait. Il ne lisait pas à haute voix, mais remuait les lèvres comme fait le prêtre lorsqu’il marmotte son bréviaire. L’entrefilet était rédigé ainsi :
MORT DUNE FEMME À SYDNEY PARADE
UN PÉNIBLE INCIDENT
Aujourd’hui, à l’hôpital de la ville de Dublin, le coroner adjoint (M. Leverett étant absent) fit une enquête sur le corps de Mme Amélie Sinico, âgée de quarante-trois ans tuée à la gare de Sydney Parade hier au soir. L’enquête a démontré que la défunte, tandis qu’elle s’apprêtait à traverser la voie, fut renversée