directeur. Ursule ne comprenait pas pourquoi Joe riait tant de sa repartie, mais elle dit que le directeur devait être une personne difficile à supporter. Joe répondit qu’il n’était pas si mal quand on savait le prendre, qu’il était assez convenable tant qu’on ne le maniait pas à rebrousse-poil. Mrs. Donnelly joua du piano pour les enfants et ceux-ci dansèrent et chantèrent. Puis les deux filles du voisin firent passer les noix à la ronde. Personne ne trouvait le casse-noix et Joe sur le point de se fâcher demanda si on s’attendait à ce qu’Ursule cassât les noix. À quoi Ursule répondit qu’elle n’aimait pas les noix et qu’il ne fallait pas se tourmenter pour elle. Alors Joe lui proposa une bouteille de stout, et Mrs. Donnelly dit qu’il y avait aussi du porto dans la maison si elle le préférait, mais Ursule dit qu’elle préférait qu’on ne lui offrît rien. Joe insista.
Alors Ursule le laissa faire et ils s’assirent devant le feu, parlant du bon vieux temps, et Ursule se dit qu’elle glisserait un mot en faveur d’Alphy. Mais Joe cria que Dieu pouvait bien le faire tomber raide mort si jamais il lui arrivait d’adresser la parole à son frère et Ursule dit qu’elle regrettait d’avoir parlé de cette affaire. Mrs. Donnelly dit à son mari que c’était grande honte pour lui de parler ainsi de quelqu’un qui était de sa chair et de son sang. À quoi Joe répondit qu’Alphy n’était pas un frère pour lui ; une scène faillit en résulter. Mais Joe déclara que ce n’était pas par une nuit comme celle-ci qu’il allait se mettre en colère et pria sa femme de déboucher encore une bouteille de stout. Les deux filles du voisin avaient organisé des jeux appropriés à une veille de la Toussaint et la gaieté ne tarda pas à régner de nouveau. Ursule était enchantée de voir les enfants si joyeux et Joe et sa femme de si bonne humeur. Les filles du voisin posèrent des soucoupes sur la table où elles conduisirent les enfants les yeux bandés. L’un d’eux eut le livre de prières et les trois autres l’eau ; et lorsqu’une des filles du voisin eut la bague, Mrs. Donnelly menaça du doigt la jeune fille rougissante, comme pour dire : « Oh ! je sais bien ce qui en est ! » Ils insistèrent alors pour qu’Ursule se laissât bander les yeux et conduire à la table voir ce qu’elle obtiendrait, et, tandis qu’on lui mettait le bandeau, Ursule riait, riait presque à faire toucher le bout de son nez et le bout de son menton.
On la conduisit à la table au milieu des rires et des plaisanteries et elle étendit la main dans le vide comme on lui disait de le faire. Elle la remua, de-ci de-là, et l’abaissant sur une des soucoupes, sentit sous ses doigts une substance sèche et poussiéreuse et s’étonna que personne ne parlât ni ne lui ôtât le bandeau. Il y eut un silence de quelques secondes, puis un grand remue-ménage, des chuchotements. Quelqu’un parla du jardin et finalement Mrs. Donnelly, d’une voix courroucée, dit quelque chose à une des filles du voisin et lui enjoignit d’aller vider la soucoupe sur-le-champ, que ce n’était pas du jeu ; Ursule comprit que cela ne comptait pas, qu’il fallait recommencer et cette fois-ci elle eut le livre de prières.
Après ça, Mrs. Donnelly joua pour les enfants la mazurka de Miss Mc Cloud et Joe fit boire un verre de vin à Ursule. Bientôt tout le monde fut rasséréné et Mrs. Donnelly déclara qu’Ursule allait entrer au couvent avant l’année accomplie, parce qu’elle avait eu le livre de prières. Ursule n’avait jamais vu Joe aussi prévenant pour elle que ce soir-là, aussi fertile en propos aimables et en souvenirs. Elle leur dit qu’ils étaient tous bien bons pour elle.
À la fin, les enfants donnèrent des signes de lassitude et de sommeil et Joe demanda à Ursule si elle voulait bien leur chanter une petite chanson, une des vieilles chansons, avant de partir. Mrs. Donnelly dit : « Je vous en prie, Ursule ! » Force fut donc à Ursule de se lever et de se placer près du piano. Mrs. Donnelly ordonna aux enfants de se tenir tranquilles et d’écouter la chanson d’Ursule. Puis elle joua le prélude et dit : « Commencez, Ursule. » Et Ursule, rougissant beaucoup, se mit à chanter d’une voix fluette et chevrotante. Elle chanta J’ai rêvé d’une demeure.
Et quand elle en fut au deuxième couplet, elle reprit :
I dreamt that I dwelt in marble halls
With vassals and serfs at my side
And of all who assembled within those walls
That I was the hope and the pride.
*
I had riches too great to count, could boast
Of a high ancestral name,
But I also dreamt, which pleased me most,
That you loved me still the same{4}.
Mais personne ne lui fit remarquer son erreur et, lorsqu’elle eut terminé, Joe parut très remué. Il dit que rien ne valait les jours d’antan et que pour lui aucune musique ne valait celle du pauvre vieux Balfe, quoi qu’on pût dire, et ses yeux se gonflèrent de larmes au point qu’il ne put trouver ce qu’il cherchait et que finalement il dut prier sa femme de lui dire où était le tire-bouchon.
PÉNIBLE INCIDENT
M. James Duffy habitait Chapelizod, parce qu’il désirait demeurer le plus loin possible de la ville dont il était citoyen et parce qu’il trouvait les autres faubourgs de Dublin misérables, modernes et prétentieux. Il vivait dans une vieille maison obscure, et de ses fenêtres son regard plongeait sur une distillerie désaffectée ou remontait le long de la rivière peu profonde sur les bords de laquelle s’élève Dublin. Il n’y avait pas de tapis dans sa chambre dont les murs très hauts étaient dépourvus de tableaux. Il avait acheté lui-même tous les meubles qui garnissaient la pièce : un lit de fer peint en noir, une toilette en fer, quatre chaises cannées, un séchoir, un seau à charbon, un garde-feu et des chenets, et les cases d’un double pupitre posées sur une table carrée. Une bibliothèque avait été aménagée dans une alcôve au moyen d’étagères en bois blanc. Le lit avait du linge blanc avec aux pieds une couverture noire et rouge. Une petite glace à main était suspendue au-dessus du lavabo et dans la journée une lampe avec son abat-jour blanc formait l’unique ornement de la cheminée. Les livres, sur les étagères de bois blanc, étaient rangés de bas en haut suivant leur format. Un Wordsworth complet s’alignait sur le rayon le plus bas et un exemplaire du Maynooth Catechism, cousu dans la reliure de toile d’un carnet de notes, était posé à une extrémité du rayon le plus élevé. Il y avait toujours sur le pupitre ce qu’il fallait pour écrire. À l’intérieur du pupitre se trouvait le manuscrit d’une traduction du Michel Kramer de Hauptmann, dont les indications de scène étaient marquées à l’encre rouge ; et une mince liasse de feuillets retenus par une attache de cuivre. Sur ces feuillets, une phrase venait s’inscrire de temps à autre et, dans un moment d’ironie, l’en-tête d’une réclame de pilules pour la bile avait été collé sur la première page. Lorsqu’on soulevait le couvercle du pupitre, une faible émanation s’échappait, tantôt la vague odeur d’un crayon en bois de cèdre, tantôt d’une bouteille de colle, tantôt encore d’une pomme trop mûre qu’on avait laissée là et oubliée. M. Duffy abhorrait tout indice extérieur de désordre mental ou physique. Un docteur du moyen âge l’aurait qualifié de saturnien. Son visage, sur lequel se lisait la somme des années qu’il avait vécues, était de la coloration brune des rues de Dublin. Sur sa tête longue et plutôt forte poussaient des cheveux noirs et secs et une moustache fauve dissimulait mal une bouche sans aménité. Ses pommettes donnaient également à son visage un air dur ; mais il n’y avait pas de dureté dans ses yeux qui, regardant le monde de dessous leurs sourcils fauves, dégageaient l’impression d’un homme toujours à l’affût chez les autres des qualités qui pouvaient compenser leurs défauts, mais souvent déçu à cet égard. Il vivait un peu à distance de son propre corps, et les regards qu’il jetait sur ses propres actes étaient furtifs et soupçonneux. Il avait une bizarre manie autobiographique qui l’amenait de temps à autre à composer mentalement sur lui-même quelques brèves phrases renfermant un sujet à la troisième personne et un verbe toujours d’un temps passé. Il ne faisait jamais l’aumône et marchait d’un pas ferme, une grosse canne de coudrier à la main.
Pendant de longues années, il avait été le caissier d’une banque privée dans Baggot Street. Tous les matins, il partait de Chapelizod en tramway. À midi, il allait prendre son déjeuner chez Dan Burke : une bouteille de bière et une petite assiette de biscuits à l’avoine. À quatre heures, il était libéré. Il dînait dans un restaurant de George’s Street où il se tenait à l’abri de la jeunesse dorée de Dublin et dont le menu lui agréait par sa frugalité de bon aloi. Ses soirées se passaient soit devant le piano de sa propriétaire, soit à errer dans les faubourgs de la ville. Son goût pour la musique de Mozart l’entraînait parfois à l’Opéra ou dans un concert : telles étaient les seules dissipations de sa vie.
Il n’avait ni compagnons, ni amis, ni église, ni foi. Il vivait sa vie spirituelle sans communion aucune avec autrui, rendant visite aux membres de sa famille à la Noël et les escortant au cimetière quand ils mouraient. Il accomplissait