de liqueur suspendues à sa moustache.
Quand cette tournée fut avalée, il y eut un arrêt. O’Halloran avait de l’argent, mais aucun des deux autres ne semblait en avoir ; aussi toute la bande quitta la boutique quelque peu à regret. Au coin de Dike Street, Higgins et Nosey Flynn biaisèrent à gauche tandis que les trois autres retournèrent à la ville. Une pluie fine tombait dans les rues froides, et, quand ils atteignirent le Ballast Office, Farrington proposa le Scotch House. Le bar était plein de buveurs et retentissait du bruit des voix et des verres. Les trois hommes bousculèrent les vendeurs d’allumettes qui geignaient devant la porte et se groupèrent dans un coin du comptoir. Ils se mirent à échanger des histoires. Léonard les présenta à un jeune homme nommé Weathers, qui faisait le chanteur, le diseur, l’acrobate et un peu de tout au Tivoli. Farrington paya des boissons à tous. Weathers dit qu’il prendrait un petit whisky irlandais et de l’apollinaris. Farrington, qui avait des notions bien définies sur l’étiquette, demanda aux camarades s’ils prendraient eux aussi un apollinaris ; mais les camarades dirent à Tim qu’ils prendraient leurs whiskys chauds. La conversation roula sur le théâtre. O’Halloran paya une tournée, alors Farrington en paya une seconde, Weathers protestant que leur hospitalité était par trop irlandaise. Il leur promit de les faire passer dans les coulisses et de les présenter à quelques jolies filles. O’Halloran dit que Léonard et lui iraient, mais que Farrington n’irait pas parce que c’était un homme marié ; et Farrington lorgna la compagnie du coin de ses yeux sales et lourds pour montrer qu’il comprenait la blague. Weathers leur offrit une dégustation à ses frais et leur promit de les retrouver plus tard chez Mulligan dans Poolbeg Street.
Quand le Scotch House ferma, ils firent un tour chez Mulligan. Ils passèrent dans la salle du fond et O’Halloran commanda des grogs extra, à la ronde. Ils commençaient tous à se sentir en train. Farrington venait justement de leur offrir une autre tournée lorsque Weathers revint. Au grand soulagement de Farrington, il but cette fois-ci un verre de bitter. Les fonds baissaient ; mais ils suffisaient encore pour leur permettre d’aller de l’avant. Bientôt deux jeunes femmes coiffées de grands chapeaux et un jeune homme vêtu d’un costume à carreaux entrèrent et s’attablèrent non loin d’eux. Weathers les salua et annonça à la bande qu’ils étaient du Tivoli. Farrington dirigeait son regard à tout moment vers une des jeunes femmes. Il y avait quelque chose dans son apparence qui attirait l’œil. Une immense écharpe de mousseline bleu paon s’enroulait autour de son chapeau et se nouait en un gros nœud sous son menton ; et elle portait de beaux gants jaunes qui lui montaient au coude. Farrington considérait avec admiration le bras replet qu’elle remuait fort souvent et avec beaucoup de grâce ; et lorsque, après un peu de temps, elle répondit à son regard, il éprouva encore plus d’admiration pour ses grands yeux bruns. L’oblique fixité de leur expression le fascinait. Elle lui lança une ou deux œillades et quand le groupe quitta la salle, elle frôla la chaise de Farrington et dit : « Oh ! pardon », avec un accent londonien. Il la suivit des yeux, tandis qu’elle sortait de la pièce, dans l’espoir qu’elle se retournerait, mais il fut déçu. Il maudit sa pénurie d’argent et maudit toutes les tournées qu’il avait offertes, en particulier les whiskys et les apollinaris qu’il avait payés à Weathers. Ce qu’il haïssait par-dessus tout, c’était un pique-assiette. Il était si fort en colère qu’il perdit le fil de la conversation générale. Lorsque Paddy Léonard l’interpella, il s’aperçut que l’on parlait de prouesses athlétiques, de tours de force. Weathers exhibait ses biceps à la compagnie et se vantait tant, que les deux autres en avaient appelé à Farrington pour soutenir l’honneur national. Farrington, effectivement, releva sa manche et exhiba ses muscles à la compagnie. Les deux bras furent examinés, comparés, et il fut finalement convenu qu’ils auraient à mesurer leur force. La table fut débarrassée et les deux hommes y appuyant leur coude s’étreignirent la main. Quand Paddy Léonard dit : « Allez ! » chacun devait tâcher d’abaisser la main de l’autre sur la table. Farrington avait un air sérieux et décidé.
L’épreuve commença. Au bout de trente secondes environ, Weathers fit fléchir la main de son adversaire lentement vers la table. La figure sombre et vineuse de Farrington s’assombrit encore de colère et d’humiliation, d’avoir été vaincu par un tel blanc-bec.
– N’y mets pas le poids de ton corps, joue franc jeu, dit-il.
– Qui ne joue pas franc jeu ? dit l’autre. Recommençons à qui gagnera deux fois sur trois.
L’épreuve recommença. Les veines saillaient sur le front de Farrington et la pâleur de Weathers tourna au ponceau. Leurs mains, leurs bras tremblaient sous l’effort. Après une longue lutte, Weathers ramena de nouveau la main de son adversaire lentement vers la table. Il y eut un murmure d’applaudissements parmi les spectateurs. Le garçon qui se tenait debout près de la table hochait sa tête rousse vers le vainqueur et dit avec une familiarité imbécile :
– Ah ! voilà le filon !
– Qu’est-ce que tu en sais ? dit Farrington se tournant vers l’homme avec fureur. Ta gueule !
– Sh, sh ! dit O’Halloran observant l’expression violente du visage de Farrington. Finissons, camarade ; encore un coup et démarrons.
Un homme au visage sombre se tenait dans un coin de O’Connell Bridge attendant le petit tram de Sandymount qui le transporterait à la maison. Un besoin de vengeance et une colère sourde l’envahissaient. Il se sentait humilié et mécontent ; il ne se sentait même pas pris de vin ; et il n’avait que vingt centimes dans sa poche. Il maudissait tout. Il s’était coulé au bureau, avait mis sa montre en gage, dépensé tout son argent et n’était même pas ivre. De nouveau la soif le gagnait et il était repris du désir de retourner dans l’atmosphère étouffante et enfumée de la brasserie. Il avait perdu sa réputation d’homme fort, ayant été battu deux fois par un jeune garçon. Son cœur se gonflait de fureur et quand il songea à la femme au grand chapeau qui l’avait frôlé en demandant pardon, sa fureur faillit l’étrangler.
Son tram l’arrêta à Shelbourne Road et il pilota son grand corps à l’ombre du mur des casernes. Il détestait revenir à la maison. Lorsqu’il entra par la petite porte, il trouva la cuisine déserte et le feu presque éteint. Il hurla :
– Ada, Ada !
Sa femme était une petite personne à la figure aiguë, qui malmenait son mari lorsqu’il était sobre et que son mari malmenait lorsqu’il était soûl. Ils avaient cinq enfants. Un petit garçon descendit l’escalier en courant.
– Qui est ça ? dit l’homme fouillant l’obscurité.
– Moi, p’pa.
– Qui est-ce toi ? Charley ?
– Non, p’pa. Tom.
– Où est ta mère ?
– Elle est à l’église.
– C’est bien… A-t-elle pensé à me laisser de quoi dîner ?
– Oui, p’pa. Je…
– Allume la lampe. Comment oses-tu me laisser dans le noir ? Les autres enfants sont couchés ?
L’homme s’assit lourdement sur une des chaises, tandis que le petit garçon allumait la lampe. Il se mit à contrefaire l’accent de son fils se disant à lui-même : « À l’église. À l’église, s’il vous plaît ! » Quand la lampe fut allumée, il tapa son poing sur la table et cria :
– Qu’y a-t-il pour mon dîner ?
– Je vais… le cuire, p’pa, dit le petit garçon.
L’homme bondit de sa chaise et désigna le feu.
– Sur ce feu-là ! tu as laissé le feu s’éteindre ! Nom de Dieu, je t’apprendrai à ne pas recommencer !
Il fit un pas vers la porte et saisit la canne appuyée contre elle.
– Je t’apprendrai à laisser le feu s’éteindre, dit-il roulant la manche de sa chemise afin de mieux dégager son bras.
Le petit garçon cria : « Oh ! p’pa », et courut autour de la table en pleurnichant, l’homme le suivit et le saisit par le pan de sa jaquette. Le petit garçon jeta des regarda égarés autour de lui et ne voyant aucun moyen d’évasion, tomba à genoux.
– Ah ! tu laisseras le feu s’éteindre une autre fois ! dit l’homme le frappant vigoureusement avec son bâton. Attrape ça, animal !
L’enfant poussa un cri de douleur, comme la canne lui cinglait la cuisse. Il leva ses mains jointes et sa voix trembla de frayeur.
– Oh ! p’pa ! cria-t-il, ne me bats pas ! et je dirai pour toi un Ave… je dirai pour toi un Ave, p’pa, si tu ne me bats pas… je dirai pour toi un Ave…
CENDRES
La surveillante lui avait accordé une soirée de sortie sitôt après le thé des femmes et Ursule se réjouissait à cette perspective. La cuisine reluisait comme un sou neuf ; au dire de la cuisinière, on aurait pu se mirer dans les grands chaudrons de cuivre. Un bon feu flambait et sur un des dressoirs étaient posées quatre grosses galettes. Ces galettes semblaient n’avoir pas été coupées, mais de près on distinguait qu’elles avaient été partagées en longues tranches égales et épaisses, prêtes à être servies pour le thé. Ursule les avait coupées elle-même.
Certes, Ursule était une petite, très petite personne ; cependant elle avait un fort long nez et un menton non moins long. Elle parlait d’une voix légèrement nasillarde, toujours d’une façon conciliante : « Oui, ma chère », ou « Non, ma chère ».
On ne manquait jamais de la faire appeler lorsque parmi les femmes s’élevait une querelle au sujet de